La crise du système judiciaire, obstacle majeur à l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne

Le 18 juin 2004, le Conseil européen de Bruxelles accordait à la Croatie le statut de candidat à l'adhésion et décidait de convoquer une conférence intergouvernementale bilatérale au début de l'année 2005, afin d'entamer les négociations d'adhésion.


Cette décision historique pour la jeune république croate s'appuie sur un avis favorable de la Commission européenne qui qualifie la Croatie de « démocratie qui fonctionne et qui dispose d'institutions garantissant la primauté du droit », ajoute qu'elle « peut être considérée comme dotée d'une économie de marché qui fonctionne » et que le pays « sera en mesure d'assumer à moyenne échéance les autres obligations liées à l'adhésion ». En marge de ce bilan positif, de graves faiblesses, qui sont autant d'obstacles à l'adhésion, sont relevées. Aussi la Commission conclut-elle au respect des critères politiques énoncés par le Conseil européen de Copenhague en 1993, tout en formulant les recommandations suivantes : « La Croatie doit faire des efforts supplémentaires dans les domaines des droits des minorités, du retour des réfugiés, de la réforme du système judiciaire, de la coopération régionale et de la lutte contre la corruption ».

Composante essentielle de l'Etat de droit et de l'économie de marché, la fonction de justice occupe une place centrale dans les démocraties modernes. Au sein de l'Union européenne (UE), le juge national joue plus particulièrement le rôle de relais de la mise en œuvre du droit communautaire, il peut être qualifié de « juge communautaire de droit commun ». Aussi l'état de délabrement du système judiciaire croate est-il souvent considéré comme le principal obstacle à l'adhésion.

Une crise à deux symptômes

Le système judiciaire croate traverse une crise profonde, présentant deux symptômes particulièrement frappants. Premièrement, l'ampleur des retards subis dans le traitement des affaires, deuxièmement, la défiance de la population à l'égard d'une justice qui serait non seulement lente et inefficace mais encore corrompue et dépendante du pouvoir politique. Les causes de cette crise sont pour l'essentiel liées au processus de transition systémique entrepris par la République de Croatie. Le passage d'un système socialiste - qui quoique distinct du bloc de l'est pratiqua une relégation de la justice comme moyen de règlement des différents et de régulation sociale - à un système libéral, dans lequel le système judiciaire est au cœur de la société, est nécessairement lent et délicat. Les difficultés de la transition sont accentuées par les circonstances guerrières de la décennie 1990 qui signifièrent pour la magistrature une épuration ethnique et politique ainsi qu'une politisation excessive, et pour le système judiciaire en général, une absence quasi totale de réforme. Ces deux occurrences hypothèquent aujourd'hui l'amélioration du fonctionnement de la justice.

Quoique l'exigence d'une bonne justice soit au cœur du processus de l'élargissement, l'UE n'a pas produit de critères clairs sur ce point. Les critères de Copenhague, de même que le Traité sur l'Union européenne ne renvoient qu'indirectement au fonctionnement de la justice. Il est par conséquent nécessaire de se référer à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes ainsi qu'aux dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme (en particulier les articles 6 et 13). Interprétées par la Cour européenne des droits de l'homme, elles constituent le standard européen du droit à un procès équitable et du droit au juge. Les exigences des deux Europe, celle de l'Union européenne et celle du Conseil de l'Europe, convergent pour réclamer une justice indépendante, impartiale et efficace. Or, si l'indépendance semble désormais acquise, l'efficacité fait encore largement défaut au système judiciaire croate, réputé pour sa lenteur, pour la quantité impressionnante des affaires en attente de jugement - en 2002, le nombre des arriérés judiciaires était de 1 383 449 pour une population de 4.4 millions d'habitants - ainsi que pour la mauvaise qualité des décisions de justice. Trois aspects du système judiciaire peuvent mis en avant afin d'expliquer la crise actuelle de l'efficacité judiciaire : un faible niveau de l'expertise des juges, une répartition irrationnelle des compétences juridictionnelles et un droit processuel et matériel souvent inadapté.

Indépendance de la justice, impartialité des juges

Il n'est pas aisé de définir la notion d'indépendance, de distinguer ce premier concept de celui d'impartialité. Par souci de clarté, l'on peut définir l'indépendance judiciaire comme l'absence d'une dépendance des juges - vis-à-vis de quelque autorité que ce soit, autorités politiques, groupes d'intérêt, parties à l'instance - susceptible d'entacher la décision de justice de préjugé. Cette définition permet une distinction claire entre indépendance et impartialité: l'impartialité, ou l'absence de parti pris, de préjugé, est le but, l'indépendance le moyen de l'obtenir.

Le concept d'indépendance renvoie à l'existence d'un statut des juges et d'une organisation judiciaire de nature à protéger le juge contre les pressions de toutes sortes. La Constitution et la loi croates offrent aux magistrats des garanties statutaires et organisent un régime d'autonomie administrative conformes aux standards européens. Un cadre normatif satisfaisant n'exclut cependant pas l'exercice de pressions illégitimes sur la magistrature. Si le pouvoir central ne paraît mériter aucune critique sérieuse sur ce point, l'intimité des relations qu'entretiendraient les juges de province avec les autorités locales - plus largement, avec les notables locaux - pourrait être de nature à porter atteinte à l'impartialité des décisions de justice.

L'étude du système judiciaire croate laisse apparaître deux lieux majeurs d'impartialité défaillante. Tout d'abord le traitement des crimes de guerre par les juridictions nationales croates, ensuite le phénomène de corruption du système judiciaire. En dépit des progrès réalisés au cours de l'année 2003, des discriminations fondées sur l'origine ethnique des accusés et des victimes continuent d'entraver le traitement des crimes de guerre par les juridictions nationales[1]. L'essentiel des actions judiciaires sont dirigées contre des Serbes, sur la base d'accusations souvent insuffisamment étayées; il s'agit principalement de procédures soit conduites in absentia, soit dirigées contre des réfugiés de retour en Croatie. Par ailleurs, les condamnations frappent plus durement les Serbes que les Croates, lesquels bénéficient souvent de circonstances atténuantes au titre de leur participation à la « guerre patriotique ». Un tel traitement partial des crimes de guerre aurait notamment pour objet de décourager les candidats au retour sur le territoire croate.

L'ampleur du phénomène de corruption dans le système judiciaire est par nature difficile à apprécier. Les observateurs du système judiciaire croate estiment tout de même qu'il s'agit là d'un problème grave[2]. Il existerait toutefois un décalage important entre la perception qu'a l'opinion publique du phénomène de corruption du système judiciaire - qui peut être résumée par la formule expéditive suivante : tous véreux! - et la réalité de celui-ci. Une telle défiance de la population est inquiétante car la justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit également être perçue comme telle.

Des dangers de l'indépendance de la justice en période de transition

L'indépendance de la justice, avant tout conçue comme une protection contre l'exécutif, se révèle être dans le même temps un frein aux volontés réformatrices de celui-ci. Aussi la faiblesse des structures des Etats en transition - qui se manifeste par l'absence des garanties d'indépendance de la justice - est-elle de nature à faciliter l'adoption des réformes indispensables des systèmes judiciaires correspondants. En raison des errements de la décennie 1990 - épuration, politisation de la magistrature et absence de réforme - la Croatie a manqué cette chance. Aujourd'hui, le corps de la magistrature constitue un groupe de pression puissant - avec une moyenne de 42 juges pour 100 000 habitants, la magistrature croate est l'une des plus importantes d'Europe - qui interprète toute proposition de réforme touchant son statut comme une atteinte inacceptable à l'indépendance de la justice, et dispose des moyens d'y opposer une résistance farouche.

Le respect des garanties statutaires et organisationnelles de l'indépendance de la justice ne suffit pas à assurer dans la pratique l'indépendance véritable des juges ni par suite leur impartialité. Les garanties d'indépendance de la justice ne sauraient exister seules ; elles doivent au contraire être accompagnées de la contrepartie suivante: la responsabilité. Or l'on peut craindre qu'il existe un problème majeur de discipline chez les juges croates face auquel les réactions du corps de la magistrature sont largement insuffisantes.

Faiblesse de l'expertise des juges

Le faible niveau de compétence des juges s'explique par la conjonction de deux éléments, tous deux liés au processus de transition systémique. D'une part, la refonte du système légal - les juges sont chargés d'assurer la mise en œuvre d'une quantité importante de nouveaux textes législatifs et réglementaires ; d'autre part, le manque d'expérience des juges - en raison de l'épuration de la justice au cours de la décennie 1990, deux tiers des juges ont moins de huit ans d'expérience.

La politique croate en matière d'amélioration du niveau de l'expertise judiciaire repose essentiellement sur la formation continue des juges. A ce jour, il n'existe toutefois pas de système de formation continue organisé et effectif mais plutôt une multitude de programmes de formation insuffisamment coordonnés. A l'avenir, le vecteur principal de formation continue des juges devrait être le Centre de formation des juges et des autres agents des juridictions. Créé en 1999 et bénéficiant d'une aide substantielle en provenance de l'UE (1,2 millions d'euros financés par les ressources du programme CARDS), cette institution fonctionne aujourd'hui au ralenti, largement en deçà des objectifs fixés et des potentialités qu'elle recèle.

Souvent perçue comme la solution idéale à la crise de l'expertise judiciaire, la formation continue des juges ne saurait être pourtant que l'un des éléments d'une stratégie globale de formation du personnel des juridictions. Une telle stratégie devrait en particulier mettre l'accent sur la formation initiale des juges.

Une répartition irrationnelle des compétences juridictionnelles

La répartition territoriale des compétences juridictionnelles, qui fait coexister une quantité importante de tribunaux de petite taille et quelques tribunaux de grande taille, n'est pas satisfaisante. Les petits tribunaux sont largement désaffectés tandis que les juridictions de très grande taille sont totalement surchargées. Par ailleurs, les juridictions, quelle que soit leur taille, manquent de magistrats (en 2003, 14,8 % des postes restaient à pourvoir). Il ne faut pas pour autant conclure que le nombre de juges en Croatie est insuffisant mais plutôt que les juridictions y sont trop nombreuses[3]. Conscientes du caractère irrationnel d'une telle répartition territoriale des compétences, les autorités croates envisagent de regrouper une partie des tribunaux de petite taille et de diviser les grande juridictions. Le succès de cette réforme est cependant menacé par une incohérence de la politique judiciaire croate; alors que la réforme vise la diminution du nombre de juridictions, donc du nombre de juges, les autorités s'efforcent de pourvoir la totalité des postes actuellement vacants.

Les juges sont trop souvent chargés de tâches administratives dont le traitement ralentit le travail judiciaire proprement dit. Ces compétences extra-judiciaires - tenue des livres fonciers, gestion de l'aide judiciaire, calculs de statistiques judiciaires, préparation des dossiers, contrôle du paiement des frais d'instance - sont progressivement transférées aux auxiliaires de justice. L'exécution des jugements civils est ainsi devenue la responsabilité exclusive des notaires.

Un droit procédural évoluant en direction du modèle accusatoire

Longtemps accusé d'être une source supplémentaire de lenteur judiciaire, le droit procédural a fait l'objet de réformes substantielles. Destinées à hâter le traitement des affaires, les récentes révisions des codes de procédure civile et de procédure pénale ont fait évoluer un système légal profondément ancré dans la tradition continentale en direction du modèle anglo-saxon. Ainsi le nouveau code de procédure civile, adopté au cours de l'année 2003, se conforme-t-il au modèle accusatoire, privant le juge d'un rôle actif au profit des parties à l'instance, qui deviennent seules responsables de la production des éléments de preuve. Un tel abandon du Zivilprozessordnung autrichien peut paraître étonnant dans la mesure où ce système vise la meilleure efficacité et rapidité procédurale possible. En réalité, c'est moins le modèle autrichien qui posait problème que son application en Croatie, largement fidèle au principe socialiste de la « vérité matérielle ».

Ce principe, qui durant l'ère socialiste offrait une base théorique au contrôle politique de l'activité judiciaire, fait primer la recherche de la vérité sur le formalisme procédural et, à cet effet, permet la présentation de nouveaux éléments de preuve à tous les stades de la procédure. En résultent un ralentissement du fonctionnement de la justice et une diminution de l'autorité de la chose jugée, de la sécurité juridique. Les nouvelles dispositions, qui confient aux parties la production des preuves et excluent la présentation d'éléments de preuve nouveaux en deuxième instance, se conçoivent donc essentiellement comme une réaction aux pratiques socialistes. Le nouveau code de procédure civile s'attache par ailleurs à promouvoir la discipline procédurale en prévoyant des sanctions pécuniaires en cas d'abus de procédure et de pratiques dilatoires et en multipliant les hypothèses de jugement par défaut.

S'agissant de la procédure administrative contentieuse, la principale difficulté ne tient pas tant à son efficacité qu'à l'accès des citoyens à la justice administrative. La Cour administrative n'est pas dotée d'une compétence de pleine juridiction et, en dépit d'un arrêt de la Cour Constitutionnelle jugeant, en novembre 2000, que le droit national contrevenait sur ce point aux dispositions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, aucune réforme n'a été entreprise à ce jour.

Un nouvel élan pour la réforme de la justice

Il a longtemps été considéré qu'il n'existait pas en Croatie une réforme de la justice mais plutôt des réformes, des révisions, des adaptations, des améliorations qui certes n'étaient pas inutiles mais qui ne pouvaient palier à l'absence d'un projet global, d'une vue stratégique d'ensemble. Par ailleurs, les autorités croates donnaient souvent le sentiment de manquer de volonté propre, d'agir sous la pression de la communauté internationale. L'on constatait enfin la grande distance qui séparait les projets de réforme des normes législatives et réglementaires effectivement adoptées, de même que l'on s'inquiétait de la difficulté de mise en œuvre des dispositions nouvelles adoptées. Ces considérations doivent être en partie révisées à la lumière du document stratégique sur la réforme de la justice adopté en novembre 2002 et du plan opérationnel de juin 2003[4]. La mise en œuvre de ce programme semble donner un nouvel élan à la réforme de la justice croate comme l'a d'ailleurs constaté la mission de l'OSCE en Croatie en juillet 2004[5].

* Alexandre DEVILLARD est en D.E.A. droit public (Université Lyon III)

Vignette : Déesse de la justice (Photo libre de droits, attribution non requise).

[1] Plusieurs signes encourageants ont été enregistrés au cours de l'année 2003: un premier procès d'officiers croates de haut rang satisfaisant (affaire dite du « Groupe de Gospic »), une collaboration engagée avec le TPIY afin de bénéficier de transferts d'affaires, l'adoption d'une loi de protection des témoins ainsi qu'une proposition d'amendements au code pénal, le retrait de plusieurs actes d'accusations insuffisamment étayés.
Voir les rapports de l'OSCE : Backgroung Report: Domestic War Crime Trials 2003, OSCE, Mission to Croatia, June 2004 et Supplementary Report: War Crime Proceedings in Croatia and Findings from Trial Monitoring, OSCE, Mission to Croatia, June 2004.
Documents disponibles aux adresses Internet suivantes :
http://www.osce.org/documents/mc/2004/06/3164_en.pdf
http://www.osce.org/documents/mc/2004/06/3165_en.pdf
[2] Sur ce point voir J. Kregar, Corruption in the Judiciary in Croatian Judiciary, Lessons and Perspectives, 2002, Zagreb,Croatian Helsinki Committee, Netherlands Helsinki Committee.
[3] En 2000, il y avait en Croatie en moyenne 42 juges pour 100 000 habitants. A titre de comparaison, La France où les Pays Bas ont en moyenne moins de 10 juges pour 100 000 habitants. L'Allemagne dispose d'une des magistratures les plus importantes d'Europe avec une moyenne de 25 juges pour 100 000 habitants.
[4] The Reform of the System of Justice, Republic of Croatia, Ministry of Justice, Administration and Local Self-Government, Zagreb, November 2002. Operational Plan for the Implementation of the Justice Reform, Republic of Croatia, Ministry of Justice, Administration and Local Self-Government, Zagreb, June 2003.
[5] Status Report n°14 on Croatia's Progress in Meeting International Commitments since December 2003, OSCE, Mission to Croatia, July 2004, p. 2.
Document disponible à l'adresse Internet suivante:
http://www.osce.org/documents/mc/2004/07/3291_en.pdf

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