Depuis quelques mois, les occasions se multiplient, qui rappellent à l'Estonie qu'elle n'a pas encore procédé au travail d'examen de son histoire récente. Pris entre une mémoire douloureuse des événements qui ont suivi 1940 et la volonté de mettre fin à certains malentendus, le pays semble peu à peu s'acheminer vers l'écriture d'une page restée blanche de son histoire.
Le 6 juillet 2004, un défilé a rassemblé environ 1 500 personnes à Tallinn sur le thème de la résistance à l'occupation soviétique. A cette occasion, les manifestants ont adopté une déclaration demandant à ce que soit accordé, même à titre posthume, un statut officiel de « combattants pour la liberté » aux citoyens estoniens qui ont pris part aux combats contre les Soviétiques entre 1940 et 1944, ou participé à la résistance anti-soviétique ensuite, parfois en tant que « Frères de la forêt »(1). Ils ont également lancé un appel au Parlement afin que soit procédé à une évaluation des événements de la Seconde guerre mondiale en Estonie et à ce que les combats défensifs de 1944, lorsque des unités composées d'Estoniens ont lutté aux côtés des forces de l'Allemagne nazie contre l'avancée des troupes de l'Armée rouge, soient désormais qualifiés de « lutte pour la restauration de l'indépendance et de la démocratie en Estonie ». Ce défilé, autorisé par les pouvoirs publics estoniens au nom de la liberté d'expression et de réunion, était organisé par l'Union des combattants de la liberté, qui compte quelque 3 000 membres. La plupart d'entre eux sont des vétérans estoniens de la Waffen SS.
La « guerre de 50 ans »
A cette occasion, le député du parti d'opposition Pro Patria Trivimi Velliste s'est interrogé : « Qui a le droit d'interdire à un pays et à une nation -qui plus est à un Etat- de résister à son ennemi mortel par tous les moyens possibles ? Y compris si ces moyens étaient des armes allemandes ! »
Dès lors, quelle lecture faire de l'histoire d'un pays tout juste sorti de ce que David Smith(2) qualifie de « guerre de 50 ans », entamée en 1940 avec la première invasion soviétique(3), et achevée en 1991 avec la restauration de l'indépendance de l'Estonie ? Entre temps, le pays aura été envahi en 1941 par les Allemands, accueillis tout d'abord en libérateurs avant que la barbarie nazie n'apparaisse clairement aux yeux des Estoniens comme aussi peu enviable que la barbarie soviétique, et que les espoirs d'indépendance entretenus dans un premier temps par eux ne s'avèrent tout à fait erronés. Puis le vent tournera et, malgré la mobilisation générale décrétée par les Allemands le 1er février 1944, un occupant laissera la place au suivant à l'issue de sa deuxième invasion. L'Estonie deviendra partie intégrante de l'URSS, laissant le monde indifférent.
Cinquante ans durant, la propagande soviétique a seriné aux Estoniens que l'Armée rouge était une armée de libération, et les patriotes estoniens des fascistes. Si les choses ne sont évidemment pas si simples, l'inversion de la proposition (consistant à ne voir dans les troupes de l'Armée rouge que des occupants et dans les patriotes estoniens des héros libérateurs) n'est pas plus satisfaisante pour autant.
L'honneur des « combattants pour la liberté » en question
Le 26 juillet 2004, ont été célébrés les 60 ans des combats de Sinimae (Nord-Est du pays), lieu de l'une des batailles les plus importantes qui se soit déroulée sur le territoire estonien: dans le sillage du retrait des troupes allemandes, l'Armée rouge atteignit la région de Narva en janvier 1944 ; outre sous l'effet de la mobilisation générale, nombreux furent ceux qui formèrent l'espoir de voir l'indépendance du pays restaurée à l'occasion de ce retournement dans le rapport de forces entre ces deux géants, allemand et soviétique. En juillet et août 1944 eurent lieu les batailles les plus sanglantes de l'histoire du pays, dans la région de Sinimae, au cours desquelles, notamment, une division de la Waffen SS de 70 000 Estoniens tenta de résister à l'avancée de l'armée soviétique. En vain.
Par ailleurs, le 19 août 2004, le Parti populaire unifié d'Estonie, formation russophone, a lancé un appel aux autorités centrales et municipales à s'engager dans la préparation des commémorations du 60e anniversaire de la libération de Tallinn de l'occupation allemande, le 22 septembre 1944.
Ces célébrations de commémoration contribuent à alimenter un débat qui peine à éclore depuis quelques années: ces hommes, âgés aujourd'hui de 80 ans, qui ont combattu aux côtés des Allemands, doivent-ils être considérés comme des héros qui ont lutté pour l'indépendance de leur pays ou assimilés à des fascistes ? Pour quoi se battaient-ils réellement ? Ont-ils vraiment fait un choix ? Si certains avaient été mobilisés (puisque dans les Etats baltes, la Waffen SS n'a pas recruté que des volontaires, mais a aussi enrôlé des soldats de force), d'autres avaient fait le choix d'être aux côtés des Allemands. Parmi ces derniers, il est bien difficile de différencier ceux qui se sont battus pour la libération de leur pays (libération de l'envahisseur soviétique, mais quid de l'occupant nazi ?) de ceux qui se sentaient en phase avec l'idéologie nazie. La nuance est d'autant moins anodine qu'en 1946, à l'issue du Procès de Nuremberg, quatre organisations furent reconnues comme criminelles et condamnées, dont la SS. Avec elle, son unité combattante d'élite, la Waffen SS.
Relents néo-nazis ou mauvaise réputation ?
Dans un article paru dans Eesti Paevaleht (7 août 2004), un journaliste a évoqué la réputation mise à mal de son pays, sous l'effet en particulier selon lui de la propagande russe, largement reprise par les médias occidentaux, et qui tend à faire passer l'Estonie pour un lieu de résurgence de l'idéologie nazie. Face à ce phénomène, les autorités du pays ont eu d'abord tendance à adopter un profil bas, cherchant à ne pas attiser le débat et estimant qu'elles n'avaient rien à prouver à personne.
Mais le sujet est tellement sensible, que le journaliste de Eesti Paevaleht n'a pas été le seul à juger inopportune l'initiative récente des responsables de la commune de Lihula (située à l'Ouest du pays) : il y a quelques mois, les autorités russes, sans même consulter les autorités locales, ont pris la décision de rénover le monument érigé dans cette petite ville à l'époque soviétique et dédié à ceux qui ont lutté contre le nazisme. Les autorités estoniennes, et en particulier le gouvernement local de Lihula, ont vu dans cet acte une véritable provocation. La réponse des autorités de la petite ville a été cinglante certes, mais plutôt inadaptée, puisqu'elle a consisté à ériger un autre monument, officiellement dédié à la mémoire des « Estoniens qui ont lutté en 1940-1945 contre le bolchevisme et pour la restauration de l'indépendance de l'Estonie », mais doté d'un bas-relief représentant un soldat en uniforme allemand. Ce monument a été inauguré le 20 août 2004, « jour de la restauration de l'indépendance de l'Estonie » (le 20 août 1991, en plein putsch à Moscou, la République d'Estonie avait proclamé le rétablissement de son indépendance; l'URSS a officiellement reconnu cette indépendance le 6 septembre 1991.)
Outre le fait qu'aucun combat majeur ne s'est déroulé à Lihula, nombreux sont ceux qui se sont interrogés sur le sens de cette initiative, qui consiste clairement à opposer deux camps, pro-soviétique ou pro-allemand, même si au sein de chacun d'eux des Estoniens de bonne foi ont lutté pour la seule libération de leur pays. Le 12 août 2004, le Premier ministre estonien, Juhan Parts, a condamné les projets des vétérans estoniens qui souhaitent ainsi mettre à l'honneur le rôle des divisions estoniennes de Waffen SS, estimant qu'ils n'avaient rien à voir avec la « réalité historique ». Il a rappelé la responsabilité qui incombe à un gouvernement local face à l'Histoire et au peuple, y compris à l'échelle internationale. De son côté, le ministère russe des Affaires étrangères a condamné l'érection du monument de Lihula, perçue comme « un acte honteux qui offense la mémoire des victimes du fascisme dans tous les pays du monde. »
En revanche, le 20 août, lors de son discours à la nation prononcé à Tallinn, le Président Arnold Rüütel a fait preuve d'une ferme modération lorsqu'il a évoqué le débat sur le monument de Lihula : « Les fils de ce petit peuple ne se sont pas battus dans les uniformes et avec les armes d'une puissance étrangère dans l'intérêt d'un occupant quel qu'il soit; ils l'ont fait pour défendre leurs familles et notre peuple dans l'espoir de restaurer l'Etat. »
Alors que le Président russe, Vladimir Poutine, a transmis une invitation à son homologue estonien pour commémorer, le 9 mai 2005, les 60 ans de la victoire sur l'Allemagne nazie, le débat fait rage en Estonie: si la plupart des commentateurs s'accordent à dire que l'invitation ne peut être complètement ignorée(4), tous reconnaissent qu'elle touche au thème si sensible des interprétations de l'Histoire. L'historien estonien Lauri Vahtre a fait remarquer qu'il sera difficile au Président Rüütel de se rendre à Moscou célébrer la victoire de l'Union soviétique, sachant que la Russie s'en est en outre déclarée le successeur légal, sans préciser que la majorité du peuple estonien s'était alors engagée dans une guerre contre l'Union soviétique communiste, plus que contre l'Allemagne nazie.
Entre deux maux
Peu de temps auparavant, en juillet 2004, J. Parts avait chargé le ministre de l'Intérieur, Margus Leivo, de se pencher sur la commercialisation, en plein centre de Tallinn, de tee-shirts et autres souvenirs à l'effigie de Adolf Hitler. Le ministre avait conclu sur la dimension éthique et morale de cette question, notant que si la commercialisation de symboles du nazisme devait être condamnée, il serait bon aussi d'adopter une attitude critique à l'égard des symboles soviétiques, dont le régime n'a pas selon lui causé moins de mal au peuple estonien.
Le directeur du Musée des occupations de Tallinn, Heiki Ahonen, a ajouté à ce sujet (Postimees, 29 juillet 2004) que cet attirail issu d'idéologies criminelles ne pouvait être interdit, mais seulement condamné. Il a porté un jugement ferme sur ces deux totalitarismes du vingtième siècle, estimant qu'il est devenu banal désormais en Estonie de considérer que Hitler a été un criminel plus grand que Staline, opinion propagée selon lui par le discours américain et européen, alors que « d'un point de vue strictement estonien, Staline était pire. »
A Tallinn, tout comme à Riga ou Vilnius, il est en effet difficile, voire impossible, de considérer l'avancée soviétique de 1944 comme une libération ouvrant une période de paix et de stabilité relatives, ce que, en revanche, aux yeux des Estoniens, des Lettons et des Lituaniens, peuvent faire les pays d'Europe occidentale et même centrale, pour lesquels le corollaire de cette libération de l'occupant allemand n'a pas été une incorporation totale et forcée à l'Union soviétique. Indéniablement, vue des Etats baltes, la contrainte soviétique a été plus rude pour eux que pour les autres pays européens « libérés » par l'Armée rouge ; elle a aussi été largement plus longue, voire selon certains également plus difficile que ne l'avait été l'occupation allemande.
Réveil de la société civile
En réaction à ces scandales, faux pas et prises de position qui n'en sont pas encore au stade d'un véritable examen approfondi de ce passé houleux, les initiatives se multiplient, prouvant que la société estonienne s'achemine vers l'écriture de cette page encore à peu près blanche de son histoire. Hésitant entre volonté de ne pas renier leurs combats passés, de se sentir pleinement européens, y compris dans leur lecture de l'histoire, et incapacité à ne pas assimiler le discours russe à une approche pro-soviétique, les Estoniens savent bien, tout comme leurs voisins baltes, que la posture consistant à mettre sur un même plan nazisme et soviétisme suscite souvent l'incompréhension de leurs interlocuteurs ouest-européens.
Sur l'initiative d'un groupe de particuliers, la création d'un Comité antifasciste a été annoncée, à titre préventif. Non pas que « combattants pour la liberté » rime avec fascisme, mais précisément dans le but de ne pas sombrer dans les amalgames. Le Comité se fixe en outre pour objectif de recenser tous les événements, faits et manifestations de néo-nazisme et de xénophobie. Un livre blanc sur les trois occupations (soviétique, allemande puis soviétique) subies par le pays de 1940 à 1991 a été réalisé par des chercheurs estoniens (il devrait bientôt être publié en anglais). Il ouvre un débat qui faisait défaut jusqu'alors, douloureux sans doute mais nécessaire.
Par Céline BAYOU
Vignette : soldats défendant la rive estonienne du fleuve Narva en 1944, avec la forteresse d'Ivangorod sur le côté opposé (photo : domaine public).
[1] A partir de 1945, les « Frères de la forêt » ont assuré une résistance armée continue dans les maquis estoniens. Ils ont entretenu une guérilla qui s'est éteinte à la fin des années 1950.
[2] D. J. Smith, Estonia. Independence and European Integration, Série "Postcommunist States and Nations", Routledge, Londres et New York, 2001, 196 p.
[3] Et mettant ainsi fin à la première indépendance, commencée en 1918. Cette annexion s'est faite sur la base du protocole secret du Pacte Molotov-Ribbentrop d'août 1939, resté valable jusqu'à la fin du conflit et justifiant l'incorporation à l'URSS de 1944.
[4] Pourtant, en 1995, le Président estonien Lennart Meri avait reçu une invitation similaire, et l'avait déclinée.
Les Présidents lituanien et letton ont également été invités par V. Poutine pour les commémorations du 9 mai 2005, et ont manifesté le même embarras que leur homologue estonien.