La loi sur le port d’armes à feu en Roumanie: débat sur la sécurité individuelle(1)

Tout débat sur le port d'armes à feu constitue la clé de voûte du questionnement sur la sécurité individuelle. En Roumanie, le récent débat parlementaire s'est soldé par l'interdiction du libre port d'armes à feu. L'issue législative est-elle adaptée aux conditions de sécurité individuelle dans le pays ? L'article qui suit est une analyse théorique de la question, confrontée à l'épreuve des faits.


Débat théorique autour de la loi sur le port d'armes à feu

Au cours de ces derniers mois, le Parlement roumain a débattu de la question du port d'armes à feu et des restrictions à lui imposer. Ce débat concernant l'autodéfense présuppose la mise en oeuvre de plusieurs concepts. Il s'agit d'abord de reconnaître l'existence d'une agression quelconque et de distinguer entre une agression légitime et une agression illégitime. Ceci présuppose le concept de propriété, privée ou collective. En l'absence de ces concepts il n'y a pas d'agression et encore moins d'agression légitime, ni d'autodéfense, qui en constitue un cas particulier.

Le but de ce texte n'est pas de procéder à une analyse éthique concernant les conditions d'une action d'autodéfense. Indépendamment de la définition donnée à ce concept on rencontre la même question : " dans l'hypothèse où l'autodéfense est un concept existant, quels sont les moyens de légitime défense dont on doit disposer ? " Les réponses à cette question sont multiples et se situent entre deux pôles : d'une part la liberté totale d'autodéfense et d'autre part l'interdiction totale de la défense personnelle (celle-ci étant déléguée par excellence à une catégorie professionnelle). La question ainsi posée a deux volets : d'une part le libre port d'armes est un droit qui, comme celui de la libre expression, peut être accepté ou rejeté ; d'une autre part il est un moyen plus au moins adéquat d'aboutir à une meilleure sécurité individuelle. Le premier volet est un volet normatif tandis que le deuxième volet est descriptif et construit en termes d'efficience.

Enjeux roumains

Ce débat concernant le libre port d'armes débouche sur des solutions différentes en fonction du contexte temporel et spatial dans lequel il est placé. Dans le cas roumain, l'aspect normatif de la question est de savoir si le droit au libre port d'armes peut être inséré dans les droits concernant la personne et la propriété privée, récemment acquis dans les années 1990. Autrement dit, le passage d'une propriété essentiellement collective à une propriété essentiellement privée doit-il engendrer également le droit à une protection individuelle de cette propriété ? Quant à l'aspect descriptif, le débat est de savoir quel est le meilleur outil pour engendrer une meilleure sécurité individuelle : le libre port d'armes ou la délégation vers un corps de professionnels. Puisque cette question est formulée en termes d'efficacité, il est déterminant de connaître le degré d'efficacité du corps des professionnels.

La particularité roumaine de ce débat repose sur les nombreuses bavures policières ainsi que sur les nombreux cas de corruption des institutions de l'Etat roumain chargées de la sécurité des individus et de leurs propriétés.

A ce volet descriptif du débat sur le libre port d'armes s'ajoute un autre élément lié aux perspectives d'adhésion de la Roumanie à l'Union européenne. Si l'on tient compte des démarches du gouvernement roumain, soutenues par les députés de tous bords politiques et appuyées par le large assentiment des citoyens roumains, pour faire entrer la Roumanie dans l'Union Européenne, la question de la liberté du port d'armes trouve une solution prévisible. Dans tous les pays membres de l'Union Européenne, le port d'armes est sévèrement restreint et contrôlé.

Si l'on additionne au volet descriptif l'importance, en vue d'une future intégration dans les structures de l'Union, d'une harmonisation législative, il s'ensuit que le débat roumain ne peut avoir une issue radicalement différente des débats déjà existants au sein de l'Union Européenne.

L'issue du débat

Si l'on se concentre exclusivement sur les arguments d'ordre descriptif, amenés pour ou contre le libre port d'armes dans le cas roumain, le degré d'efficacité du corps de professionnels chargé de la sécurité individuelle quotidienne prend toute son importance. Autrement dit, ceux qui soutiennent l'interdiction du libre port d'armes doivent justifier leur position à travers l'efficacité d'une méthode alternative pour la protection privée, comme celle d'un corps de professionnels, et/ou à travers les coûts excessivement élevés que représenterait l'escalade de la violence. Puisque le deuxième type d'argument contre le libre port d'armes n'est qu'un argument contre factuel relatif au futur, il ne pourra jamais, par définition, représenter un outil pertinent d'analyse. Il reste donc à discuter les alternatives au libre port d'armes et leur efficacité (au moins leur efficacité passée.) L'alternative est donc la délégation de cette compétence à un corps de professionnels.

Le corps de professionnels peut être séparé en deux catégories : ceux représentant l'Etat et ceux choisi par les individus privés pour assurer la sécurité de leurs personnes et biens. Le corps de professionnels délégués par l'Etat, la police, dirigée par le Ministère de l'Intérieur et en charge de la sécurité individuelle quotidienne, est l'objet de nombreuses contestations, ce qui change complètement le rôle et la nature des activités réservées aux corps de professionnels embauchés par les personnes privés. Ces contestations visent trois aspects essentiels relatifs à la protection des individus et de leurs biens : les bavures policières, la corruption et les actes spontanés de mobilisation contre les actions policières. Nous allons d'abord étudier la législation récemment adoptée par le Parlement roumain ainsi que les arguments débattus à cette occasion.

Comme nous avons déjà mentionné plus haut, l'élément de nouveauté, toutefois facilement prévisible, a été l'harmonisation de la législation roumaine avec la législation déjà existante dans la plupart des pays membres de l'Union Européenne. Ceci était une des fins déclarées dès le début du projet de loi. L'autre objectif explicitement déclaré était l'accroissement de la protection des individus. Le présupposé évident du projet de loi était que les deux démarches, la protection des individus et l'harmonisation avec la législation européenne dans le domaine du port d'armes sont compatibles.

En réalité il y a peu de raisons pour soutenir l'optimisme de ce présupposé, d'autant plus que les problèmes les plus difficiles ont précisément comme source cette incompatibilité.

Dans la forme finale du projet législatif qui a été adopté par les deux chambres du Parlement Roumain, c'est la première démarche qui prévaut. Les traces de l'harmonisation sont à retrouver dans la classification des armes et munitions ainsi que dans la classification des personnes concernées par cette loi. Dans cette dernière classification, nous pouvons retrouver, à côté du chasseur, collectionneur d'armes, sportif, armurier, une cinquième catégorie de personnes : "le résident d'un Etat membre de l'Union Européenne." Parmi l'énumération des documents relatifs au port d'armes, on retrouve "le passeport européen pour les armes à feu."

Sur le point essentiel du débat - le libre port d'armes - le résultat a été son interdiction. Selon l'article 15 du texte législatif final, les individus ne peuvent détenir des armes à feu que dans des conditions particulières, soit après l'accord de la Préfecture de Police sur les motivations et justifications soutenues au préalable. Conformément à l'article 14 du même texte législatif, les catégories d'individus qui peuvent détenir des armes à feu sont réduites aux dignitaires magistrats, militaires et policiers ainsi que toute personne qui accomplit une fonction qui nécessite l'exercice de l'autorité publique. Dans le même article sont explicitement exclus du port d'armes à feu, les employés des sociétés privés spécialisés dans la protection des personnes et biens. S'il y avait encore une ombre de doute, l'article 3 accorde et garantit à la police roumaine la compétence absolue pour le contrôle, la détention, le port et l'usage des armes et munitions sur le territoire roumain.

Ceci est en parfaite harmonie avec la législation des pays déjà membres de l'Union Européenne. Seulement pour le moment les conditions de la sécurité individuelle ne semblent pas être les mêmes.

L'amendement refusé

Durant la période où cette loi était encore en projet, un sénateur membre du groupe parlementaire majoritaire, Sergiu Nicolaescu, a longuement soutenu l'introduction d'un amendement qui aurait facilité le port d'armes par les individus privés. Ce même sénateur a mis en scène de nombreux épisodes de l'histoire roumaine médiévale, en des temps où le port d'armes était libre. Ces films décrivent une vie paisible et le rôle important du libre port d'armes pour la défense des personnes et leurs propriétés contre les agresseurs.

L'amendement proposé par le sénateur spécifie : premièrement un élargissement des catégories des personnes aptes à posséder une armes à feu (le permis serait délivré à la suite d'un examen similaire à celui de l'obtention du permis du conduire) ; deuxièmement le cadre où ces armes pourront être détenues (en l'occurrence, seulement dans les limites de la propriété immobilière du titulaire) ; troisièmement le type d'armes à feu et la quantité de munition qui pourrait être utilisée (une arme légère avec une munition limitée à deux recharges) ; quatrièmement la destination de l'usage de ce type d'armes (exclusivement l'autodéfense.)

L'argument soutenu lors du débat parlementaire ainsi que dans les nombreux entretiens avec la presse, a été que seule l'adoption de cet amendement pourrait accroître la sécurité des individus et de leur propriété. Autrement, selon le sénateur Nicolaescu, il suffirait qu'un voleur ou criminel potentiel lise le texte législatif, pour savoir que toute tentative d'opposition à sa menace ne pourrait pas mettre sa vie en danger. L'auteur de l'amendement avance également que les éventuels abus seraient du ressort du code pénal, comme, par exemple, toutes les transgressions du code de la route soldées par des victimes.

Après le débat à la Chambre des députés (la chambre supérieure du Parlement roumain), l'amendement a été entièrement réfuté. Dans le rapport concernant ce projet législatif, certaines améliorations linguistiques ont été conservées. En revanche, les arguments rejetant l'amendement épinglent les implications de l'extension des catégories aptes à détenir une arme à feu. Ceci revient à éluder l'enjeu essentiel du débat sur le port d'armes qui est la sécurité des individus et leurs biens. C'est également éluder le noyau des arguments employés lors des débats dans les deux chambres du Parlement aussi bien que dans la presse.

Le président de la commission en charge de la constitution du projet de loi et l'analyse des amendements, Razvan Ionescu, déclarait pour le journal Ziua (Le Jour) du 30 avril que la commission est revenue sur l'amendement de Nicolaescu (puisque dans un premier temps elle l'avait accepté !), sur insistance des représentants du Ministère de l'Intérieur roumain. Selon la même source, les représentants du Ministère ont fondé leur demande de réfutation de l'amendement sur l'irascibilité des roumains avec un certain taux d'alcool dans le sang. Selon cet officiel on ne peut pas donner des armes à la population roumaine car même sans armes à feu, de nombreux meurtres sont déjà commis pour des raisons banales.

Même dans l'hypothèse où cette affirmation est vérifiable, l'argument n'est toujours pas suffisant. Cependant cette déclaration ne fait nulle part référence aux cas où, pour des raisons aussi banales, les policiers roumains en arrivent à des crimes avec ou sans armes à feu.

Les alternatives au libre port d'armes

Plus haut dans cet article nous avons précisé que d'un point de vue descriptif, afin de mieux comprendre l'efficacité pour la sécurité des personnes et leurs biens, du port d'armes individuelles, il s'impose de la comparer avec l'efficacité du port d'armes exclusivement professionnel. Et nous avons distingué entre les professionnels de l'Etat et les professionnels délégués directement par les individus. Dans la forme finale du texte législatif concernant le port d'armes à feu, nous avons vu que l'exclusion concerne non seulement toute personne privée mais aussi les professionnels nommés par les personnes privés. Comme nous l'avons déjà exprimé, d'après le texte législatif, le Ministère de l'Intérieur est la seule institution qui contrôle l'usage des armes à feu et les munitions afférentes.

L'argument apporté par Mircea Alexandru, secrétaire d'Etat au Ministère de l'Intérieur, contre l'amendement Nicolaescu repris dans Ziua du 20 mai, souligne une idée principale. La liberté de détenir une arme dans les limites de sa propriété ne la protégerait pas mieux. Et c'est ainsi parce que l'année dernière aucune infraction impliquant des armes à feu n'a eu comme objet l'assaut d'un domicile. Même dans l'hypothèse où le passé aurait une pertinence pour le futur, l'argument n'est toujours pas concluant. Ceci ne montre pas combien d'assauts de domiciles auraient eu lieu si le port d'armes individuelles avait été permis. Evidemment ceci n'est pas une tâche facile. Cependant il serait intéressant de confronter la proportion des incidents impliquant les armes, commis par les personnes privées avec ceux commis par les membres du Ministère de l'Intérieur.

Il reste toutefois cette même question à laquelle aucun officiel du Ministère de l'Intérieur roumain n'a répondu : " peut-on éluder aussi facilement les transgressions de la loi des policiers roumains ? "

* Marian EABRASU est doctorant en philosophie à l'université de Paris 8

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