La République de Moldavie suit attentivement les événements en Ukraine, qui font écho à sa situation de pays pris, lui aussi, en étau entre Europe et Russie. Si ce n’est que, depuis le Sommet de Vilnius en novembre 2013, la Moldavie profite, elle, de son statut de bon élève. Les autorités entendent bien approfondir l’intégration européenne du pays, malgré l’ampleur des réformes à accomplir et les incertitudes quant à la situation en Transnistrie.
En République de Moldavie, petite voisine de l’Ukraine, l’intérêt pour les événements de Kiev est grand, et ceux-ci sont très commentés dans l’ensemble des médias. Du coté des autorités, les réactions sont diverses, mais l’orientation pro-européenne du gouvernement actuel montre de quel côté le discours penche et ce, même si certains journaux semblent reprocher leur mutisme aux autorités. En effet, au début de la crise, le Président Nicolae Timofti a d’abord refusé de commenter les événements, mentionnant qu’il désirait seulement de bonnes relations de voisinage avec l’Ukraine. Depuis, Vladimir Filat, ancien Premier ministre et leader du Parti libéral-démocrate, membre de la coalition au pouvoir, s’est rendu à Kiev en décembre pour rencontrer l’opposant ukrainien Vitali Klitschko en compagnie de l’ancien président géorgien, Mikheil Saakachvili. Le leader politique moldave s’est exprimé devant les manifestants et a mis en avant le fait que les destins de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie étaient liés. Plus récemment, Dorin Chirtoaca, le maire libéral de Chisinau, la capitale moldave jumelée avec Kiev depuis 1999, a condamné les violences de la place Maïdan et fait part de ses préoccupations[1].
La crise ukrainienne fait écho à la situation actuelle de la République de Moldavie, parcourue de manière incessante par les crises politiques[2] et partagée depuis l’indépendance entre des périodes d’orientation pro-européenne et d’autres d’orientation pro-russe, les autorités oscillant entre ces deux pôles selon les périodes mais affirmant aussi parfois simultanément des orientations contraires afin de profiter des avantages de la neutralité. Alors que déjà, en 2004, la vague orange ukrainienne avait incité les Communistes moldaves à délivrer un discours pro-européen afin d’éviter de perdre le pouvoir, la situation ukrainienne actuelle rappelle la «révolution» que la Moldavie a connue en avril 2009, quand Chisinau a été traversée par une série de manifestations, parfois violentes, contre les fraudes électorales du Parti des Communistes sortant. Ces «événements» avaient été marqués par plusieurs décès et disparitions et avaient finalement débouché, après une période de blocage politique total, sur la prise de pouvoir d’une coalition de partis d’opposition dénommée Alliance pour l’intégration européenne.
Russie et Transnistrie dans l’équation
Dans ce contexte, les événements à Kiev concentrent évidemment toutes les attentions. La lecture qui en est faite l’est pour beaucoup au prisme de la Russie qui, selon une image récurrente dans les médias moldaves, semble avancer ses pions au cours d’une partie où l’Ukraine est maintenant proche de l’échec et mat. La Russie aurait ainsi acheté l’Ukraine «pour rien» car l’argent emprunté à Moscou servirait à payer de toute façon la facture de gaz à la Russie et à rembourser la dette extérieure dont une partie est détenue par la Russie. Ainsi, pour Nicolae Negru, éditorialiste au quotidien Timpul, la lutte géopolitique entre Moscou et Bruxelles entre dans une nouvelle phase: «La Russie a gagné non seulement du temps mais aussi un avantage tactique. Elle essaie de battre l’UE avec ses propres armes, de devenir attractive, plus attractive que l’UE, car elle offre de l’argent sans mettre de conditions de réformes douloureuses.» L’avantage est donc énorme, et les critiques envers le géant russe sont nombreuses, accusé d’agir de la manière la plus insolente qui soit quand Moscou propose par exemple de jouer le rôle de médiateur en Ukraine.
Mais la partie d’échecs se joue également en Géorgie et en Moldavie, cette dernière subissant depuis un an une mise sous embargo de ses vins, manœuvre russe typique destinée à rappeler aux Moldaves qu’ils dépendent toujours de la Russie.
Certains estiment en outre que la Russie va désormais déléguer aux autorités de Transnistrie le soin de mettre des bâtons dans les roues du parcours européen de la Moldavie. Engluée depuis l’indépendance dans un conflit gelé avec cette région séparatiste, la Moldavie dépend toujours de la Russie pour régler la question. Ainsi, selon Dmitri Rogozine, vice-Premier ministre russe, «le train de la Moldavie vers l’Europe va dérailler en Transnistrie». Les tensions avec Tiraspol sont en effet à nouveau palpables. En témoigne par exemple l’affaire récente de la «lettre perdue» de Nina Stanski: en effet, la ministre transnistrienne des Affaires étrangères aurait écrit une lettre au chef de la Sécurité transnistrienne lui demandant de contribuer au changement du vecteur européen de la Moldavie et à l’agitation des séparatismes. En chemin, la lettre s’est égarée et a été rendue publique par une source anonyme. L’Ukraine étant impliquée dans le processus de résolution du conflit, les développements à Kiev sont donc d’une grande importance. Certains commentateurs moldaves expliquent même que les autorités à Tiraspol ont été prises de panique à l’approche du Sommet de Vilnius, pensant que, si l’Ukraine signait l’accord d’association, la Transnistrie ne résisterait pas dans sa forme actuelle.
Mais l’Ukraine n’a pas signé, et Viktor Ianoukovitch, le président ukrainien, est considéré dans la presse moldave comme un «dictateur», l’«allié de Poutine» qui a adopté des lois jugées «incroyables». Certains font la comparaison entre les Ukrainiens et les Moldaves… à l’avantage des premiers: «Dans la capitale de l’Ukraine, des dizaines de milliers de personnes se sont rendues sur une place et ont chanté l’hymne national, démontrant par là qu’elles luttaient toujours pour leurs droits. De l’autre côté, en République de Moldavie, lors d’un événement qui avait pour objectif d’attirer l’attention sur le fait que, chez nous, l’on ne respecte pas les droits de l’homme, sont sorties autant de personnes que de doigts de la main.» D’une manière générale, l’ampleur des manifestations, des violences et la tournure actuelle des événements impressionnent en Moldavie. La crise fait peur aujourd’hui car elle montre, selon un autre éditorialiste de Timpul, que les autorités ne sont plus perçues comme les représentants des citoyens mais comme des ennemis. Plus ce sentiment se renforce, plus le scénario syrien d’une guerre civile serait à craindre.
Le spectre de la guerre civile impressionne d’autant plus en Moldavie que le pays a lui-même connu la violence au début des années 1990. Les événements ukrainiens se déroulent d’ailleurs dans un moment de tensions renouvelées, non seulement avec la Transnistrie, mais aussi avec la Gagaouzie, région autonome du sud du pays qui avait combattu un temps aux côtés de la Transnistrie à l’époque du retour à l’indépendance. En effet, les autorités moldaves doivent aussi gérer les déclarations très «moldavophiles» du Président Traian Bãsescu, selon lequel la Moldavie est «le nouveau projet national de la Roumanie». Pour Iurie Leancã, le Premier ministre moldave, les déclarations roumaines échauffent les esprits en Gagaouzie, dont les autorités refuseraient catégoriquement de faire partie d’une Moldavie unie à la Roumanie. De même, pour Vlad Filat, ancien Premier ministre, les ambitions roumaines semblent mal placées: «Qui est-ce que cela aide, cette déclaration de Traian Bãsescu? Les communistes, ceux de Moscou, eux, sont aidés. Je veux être très sincère, le projet national de la République de Moldavie est l’intégration dans l’Union européenne. Cela signifie qu’elle va en devenir un État-membre et qu’il n’y aura plus de frontières.» Et de plaider pour cette intégration, tout en insistant sur la capacité de la Moldavie à être «un État souverain, indépendant» et «puissant», donc sans la Roumanie.
Le succès de Vilnius
En attendant, les autorités moldaves tentent aujourd’hui de profiter de leur succès lors du sommet de Vilnius, où elles ont pu parapher un Accord d’association et un accord de libre-échange, tout en donnant aux citoyens moldaves la conviction d’une libéralisation imminente des visas. Face au revirement ukrainien, la Moldavie est vue comme le «champion du processus d’association» et a même été donnée en exemple par le ministre polonais des Affaires étrangères. La victoire est telle que la nouvelle a été accueillie par des feux d’artifices en Moldavie, tandis qu’un leader politique a proposé de baptiser une rue de la capitale du nom de Vilnius.
Les évolutions en Ukraine sont ainsi de bon augure pour la Moldavie, comme le montre le fait que le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, s’est rendu à Chisinau début décembre, après avoir annulé sa visite à Kiev. De même, le 23 janvier, le commissaire européen à l’Élargissement, Stefan Fule, et de celui à l’Agriculture, Dacian Ciolos, sont venus à Chisinau, montrant que leur visite dans ce pays du Partenariat oriental n’était pas une coïncidence. Mais beaucoup de choses restent à faire, comme l’a rappelé Stefan Fule: «L’intégrité et l’indépendance des institutions d’État doivent être ré-établies et garanties pleinement. La réforme de la Constitution, de la justice, la lutte contre la corruption et l’amélioration du climat des affaires sont essentielles. Nous avons noté des résultats encourageants tout au long de ces derniers mois. Cependant, il reste beaucoup à faire.» Et, devant la mise en avant des projets européens des leaders politiques moldaves actuels, l’incrédulité parfois se fait sentir. C’est le cas d’un éditorialiste de Jurnal.md, pour qui «il est dommage que de tels projets en Moldavie soient, traditionnellement, proposés à la fin et non en début de mandat. L’envergure des projets proposés submerge. Ils me paraissent irréels, comme la construction du communisme en 20 ans». Les réformes sont en effet nombreuses, et un analyste de l’association ADEPT pour une démocratie participative, Igor Botan, montre lui aussi son inquiétude: «L’Union européenne traite maintenant le gouvernement moldave comme s’il s’agissait d’un conducteur de voiture habitué à ne pas respecter les règles de circulation. Les réformes initiées par la Moldavie impliquent des changements dramatiques (…). Mais nous voyons que ceux qui ont été impliqués dans des affaires de corruption ou des scandales sont toujours en fonction (…).» L’analyste estime que des nouvelles conditionnalités pourraient être ajoutées en prélude à la signature de l’Accord et que des «choses similaires» à celles qui se déroulent en Ukraine pourraient arriver.
Une année cruciale
Tout le monde s’accorde en tout cas à dire que 2014 sera une année cruciale, car le choix européen de la Moldavie n’est pas encore «irréversible» et le pays reste «vulnérable». En effet, des élections générales se tiendront en novembre 2014 et l’ancien pouvoir communiste, actuellement dans l’opposition, pourrait changer la donne s’il revenait au pouvoir. Selon Eduard Tugui, expert du Think thank IDIS Viitorul, les Communistes ont «salué les réalisations de Vilnius avec une motion de censure (…) afin de démettre le gouvernement au motif que l’Accord d’association, dont les 1.000 pages ne pouvaient pas être étudiées en deux jours, contrevient aux intérêts nationaux de la République de Moldavie». Déjà, avant la signature, quelque 15.000 manifestants s’étaient rassemblés dans la capitale à leur appel afin de protester contre cette perspective.
Mais, peu après, entre 60.000 et 100.000 personnes se sont réunies au centre de Chisinau pour un meeting «Pro Europa» organisé par la coalition de partis au pouvoir. Ainsi, l’optimisme est de rigueur, notamment pour le chef de la délégation de l’Union européenne à Chisinau, Pirkka Tapiola, qui, lorsqu’un journaliste de Timpul demande si la situation en Ukraine risque de se répéter à Chisinau, répond: «Mes contacts avec les forces politiques du gouvernement, en ce moment, montrent clairement que tous sont très engagés pour la signature de cet accord et je n’ai aucune raison de mettre cela en doute. Vous avez une société civile qui se développe, une population qui conçoit les standards européens comme des standards pour le gouvernement, de la transparence et de l’ouverture. La population va sûrement mettre le gouvernement devant ses responsabilités, et les hommes politiques vont eux-mêmes faire preuve de responsabilité d’une manière toute différente d’auparavant, et c’est un processus d’européanisation des gens.» La Moldavie est présentée en tout cas pour le moment comme une success story et même si, selon un éditorialiste de Jurnal.md, il ne s’agit là que de sauver l’image de la dérive européenne en Ukraine, les autorités actuelles, au moins au niveau déclaratif, entendent bien tout mettre en œuvre pour que le processus d’intégration continue et que le sommet de Riga de 2015 soit préparé au mieux.
Notes :
[1] L’ensemble des déclarations et des informations relayées dans cet article sont tirées des médias moldaves de différentes orientations idéologiques et politiques entre novembre 2013 et janvier 2014, et principalement des quotidiens Timpul et Moldova Suverana, ainsi que des sites d’informations en ligne Jurnal.md et Infoprut.ro.
[2] Voir à ce sujet les articles de Vincent Henry et de Bartlomiej Zdaniuk dans Regard sur l’Est.
* Chercheur postdoctoral au Centre d’études de la Vie politique de l’Université libre de Bruxelles, membre de l’équipe de rédaction de Regard sur l’Est.