La double vie des collectionneurs soviétiques

La dernière exposition Malevitch, organisée ce printemps à Paris a permis de mettre au jour le travail mené pendant 50 ans par le critique littéraire, Nikolaï Khardjiev, à la fois collectionneur officieux du grand maître déchu et serviteur fidèle du pouvoir soviétique. Comme lui, ils furent quelques-uns, au sein de l'establishment culturel à profiter de la tolérance relative des autorités pour rassembler, conserver, et étudier les œuvres des artistes avant-gardistes bannis par le régime.


L'exposition " Malevitch, un choix dans les collections du Stedeljik Museum d'Amsterdam " organisée au musée d'Art moderne de la Ville de Paris du 30 janvier au 27 avril 2003 a permis au public de découvrir plusieurs dizaines de tableaux du fondateur du " suprématisme ", jamais présentés en France.

Ce que l'on sait moins, c'est que la plupart des œuvres exposées n'appartiennent pas au musée hollandais mais font partie d'une collection privée déposée à long terme au Stedeljik, celle du critique Nikolaï Khardjiev (1903-1996), un personnage hors pair qui est parvenu pendant près d'un demi-siècle à protéger les œuvres des artistes en délicatesse avec le régime soviétique tout en affichant une loyauté sans failles à l'appareil d'Etat.

Originaire d'Odessa, où il a fait des études d'économie et de droit, Khardjiev est arrivé à Leningrad à la fin des années 1920, assistant ainsi aux derniers feux du renouveau culturel post-révolutionnaire avant la mise en place de la chape de plomb stalinienne. Sa carrière de critique littéraire a pris son envol grâce à ses travaux sur l'œuvre de Vladimir Maïakovski, dont il a notamment publié les œuvres complètes. C'est en revenant sur la jeunesse du poète qu'il a été amené à s'intéresser au mouvement futuriste russe et à pénétrer le petit monde des artistes et écrivains de l'avant-garde.

Très rapidement, parallèlement à ses activités officielles, Khardjiev s'est mis à rassembler des documents d'archives, ainsi que des tableaux, des dessins, des croquis, certains lui étant offerts, d'autres étant achetés aux artistes ou à leurs familles. Son objectif était de sauvegarder et de préserver ces productions, dont le pouvoir en place ne voulait plus, et de l'exploiter pour ses recherches personnelles. Khardjiev menait ainsi une double vie : celle de critique littéraire officiel, directeur du musée Maïakovski à Moscou, et celle de gardien de l'art de l'avant-garde, amoncelant les trésors de l'époque dans son appartement. Une double vie qui ne laisse pas d'étonner, l'existence de sa collection étant connue aussi bien en Occident qu'à l'intérieur du pays.

Archives privées

En fait, il semble que le milieu des arts plastiques et de l'architecture, contrairement à celui des lettres, ait été relativement épargné par le totalitarisme soviétique. Nombre d'artistes, parmi ceux qui n'avaient pas quitté le pays, sont passés à travers les purges et ont continué à travailler, même si toute carrière officielle leur était fermée. Leurs productions artistiques ont été préservées dans les familles, voire dans les fonds des musées. Elles n'étaient jamais exposées, mais il n'a jamais été question non plus de les détruire. Dans ce contexte, le rôle des collectionneurs tels que Nikolaï Khardjiev avait une importance capitale. En constituant des collections, en menant un travail de recherche et de classification, ils ont fait vivre cet héritage et permis sa survie.

Khardjiev n'était pas le seul à maintenir ce double jeu. Une génération plus tard, dans les années 1950, l'historien de l'art Selim Khan-Magomedov, frappé par le génie des jeunes architectes soviétiques des années 1920, (notamment les anciens élèves des Ateliers Supérieurs d'Art et des Techniques - Vhutemas - à Moscou), entreprit de rassembler, à partir d'archives privées, toute la production artistique de ces ateliers, ainsi que les recherches pédagogiques qui y avaient été menées. Sa méthode ressemblait à celle de Khardjiev : contacter les familles des anciens étudiants, prendre connaissance des documents en leur possession, se les procurer, soit en les achetant, soit en les dupliquant.

Quitter le pays

Tout comme Khardjiev, Khan-Magomedov disposait d'une couverture - celle d'historien " officiel " de l'architecture du Daguestan - pour masquer ses travaux moins orthodoxes. Aujourd'hui, Selim Khan-Magomedov est considéré comme un éminent spécialiste de l'architecture avant-gardiste soviétique. Etonnamment, alors que sa vie entière, il oeuvra à la conservation de cet art, qui aujourd'hui est enfin apprécié à sa juste valeur, le critique rechigne à ouvrir ses fonds aux autres chercheurs. Un trait que l'on retrouvait chez Khardjiev qui quitta finalement la Russie pour Amsterdam avec sa collection (dont une partie sera confisquée par la douane russe) juste avant sa mort en 1996. Dans le contexte russe actuel, les œuvres amassées par les collectionneurs suscitent en effet bien des convoitises. Ironie de l'histoire, plus de dix ans après l'effondrement du système soviétique, les collectionneurs de l'avant-garde russe sont toujours contraints de se cacher…ou de quitter le pays.

Par Daria JDANOVA