La France est-elle toujours une terre d’asile?

Entretien avec Anne de Tinguy, Directeur de recherches au CERI.


Quelle est l'évolution des flux migratoires depuis 1989?

Au moment où le rideau de fer s'est ouvert, la présence est-européenne en France était pratiquement nulle car c'est un courant migratoire qui n'avait cessé de diminuer depuis la Seconde Guerre mondiale. Il y avait bien quelques immigrés polonais, mais leur présence était quantitativement très peu importante. Depuis, cette présence s'est développée de façon constante.

Quelle est la position de la France en tant que pays d'accueil? Peut-on la comparer à celle de l'Allemagne?

Les chiffres de l'Allemagne et de la France sont sans commune mesure. La seconde, contrairement à la première, accueille un nombre limité de migrants des Etats d'Europe centrale et orientale et des nouveaux Etats indépendants; la comparaison des deux pays révèle donc un fort contraste. Il y existe deux situations tout à fait différentes, qui reposent sur la question du code de la nationalité. Jusqu'à la récente révision du code de la nationalité en Allemagne, l'immigration avait pour fondement le droit du sang. Or, il y avait des minorités allemandes très importantes en Russie, au Kazakhstan et dans les pays d'Europe centrale, notamment en Pologne. Le code de la nationalité a influé sur la politique d'accueil de l'Allemagne, où arrivait un nombre de ressortissants considérable.

En France, le principe du droit du sol a permis une autre appréhension de l'immigration. On a également parlé pour ce pays d'un flux en provenance de l'Est; il s'agit pourtant d'une idée totalement fausse. Les flux sont restés minimes, mais je dirais qu'ils sont visibles. Ainsi, les nouveaux riches russes qui dépensent leur fortune sur la côte d'Azur sont très voyants. Cette immigration russe reste cependant un phénomène qualitatif plus que quantitatif.

Qu'en est-il de la tradition française d'accueil des immigrés?

La France n'est pas aujourd'hui un pays d'accueil de l'immigration de l'Est, mais historiquement elle l'a été. On a tendance à l'oublier, mais dans l'entre-deux-guerres, un nombre important de réfugiés en provenance de l'Est est venu en France: d'abord les Russes, après la Révolution de 1917, puis les travailleurs polonais. Au début des années 30, les Polonais représentaient 20% des étrangers en France, ce qui est considérable. Ils avaient été recrutés sur place, en Pologne. Il a donc existé une tradition française d'accueil des populations en provenance d'Europe de l'Est mais elle n'a pas survécu à la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, l'immigration en provenance d'Europe de l'Est a cessé pour des raisons politiques évidentes.

Peut-on dire de l'immigration en provenance des pays de l'Est qu'elle est spécifique par rapport à l'immigration en France en général? Est-elle élitiste?

C'est une migration élitiste mais tout de même très diversifiée. On reçoit beaucoup de chercheurs et d'artistes. Les chiffres montrent combien ces derniers se sont bien intégrés dans le système français. Depuis maintenant plusieurs années, une très grande partie des APT1 leur est accordée. En 1997, 27% des APT délivrées à des chercheurs étrangers l'ont été à des chercheurs de l'Est de l'Europe: Russes, Polonais, Roumains, essentiellement.

C'est encore beaucoup plus net pour les artistes: en 1997, 62% des APT accordées à des artistes étrangers l'ont été à ceux d'Europe de l'Est. Il y a donc des créneaux où les immigrés de ces pays sont intégrés très facilement. Par ailleurs, en regardant le profil de ceux qui bénéficient d'un contrat à durée indéterminée, on remarque que les personnes venant d'Europe de l'Est sont plus qualifiées que les autres étrangers, les Russes étant les plus qualifiés de tous. Il y a donc plus de cadres et d'ingénieurs parmi les Européens de l'Est.

D'un autre côté, il existe aussi une très grosse demande de tous les pays de la zone pour la Légion étrangère, et ces personnes ne sont pas particulièrement qualifiées. Un afflux de saisonniers polonais, pas ou peu qualifiés, apparaît également. C'est un flux intéressant car il était nul jusqu'à la chute du rideau de fer et s'est développé de façon spectaculaire depuis. On a donc une migration en partie élitiste mais pas seulement.

L'accès à la France semble essentiellement possible grâce aux études et au mariage...

En effet, le cas des étudiants est intéressant car un nombre croissant d'étudiants en provenance d'Europe de l'Est sont accueillis en France. En 1997, un étudiant étranger sur dix venait d'Europe de l'Est. Il y a une forte croissance des étudiants Est-européens venant en France et un nombre non négligeable d'étudiantes qui y restent car elles se marient. Le mariage est une voie importante d'accès à la France. Les flux de l'Est sont d'ailleurs pour certains très féminisés. 71% des étudiants arrivés en France en 1997 sont des femmes et 60% des européens de l'Est titulaires au 31 décembre 1997 d'une autorisation de séjour sont des femmes. Il y a donc une féminisation intéressante des flux, que l'on observe sur une longue période.

Peut-on penser que les immigrés d'Europe de l'Est resteront définitivement en France?

Pour cela il faudrait que la France leur donne la possibilité de rester. Or, pour le moment la politique de la France est une politique de coopération et non une politique d'immigration. Et les cas d'acquisition de la nationalité françaises sont assez faibles. En 1990 la nationalité a été accordée à environ 2 300 Européens de l'Est2, soit 4,2% du total. En 1997, elle a été accordée à 3 500 personnes, soit 4,3% du total. On relève une augmentation, mais elle reste très limitée. En Allemagne, le quota annuel est de 220 000 personnes par an.

En quoi consiste la politique de "coopération" de la France?

La France a opté pour une politique de coopération afin d'endiguer la fuite des cerveaux. Elle a eu une attitude très différente de celles d'autres pays. Elle a considéré, de façon particulièrement nette au début des années 1990 et encore aujourd'hui, qu'il ne fallait pas priver de leurs forces vives les Etats en transition. Elle a choisi d'accueillir les jeunes et les moins jeunes pour faire des études et pour se former pendant des périodes limitées. Aujourd'hui, la nouvelle loi Chevènement sur l'immigration, adoptée d'après les conclusions de la commission dirigée par Patrick Weil, a quelque peu modifié cette ligne directrice. La France a estimé qu'elle avait intérêt elle aussi à ne pas se priver de ce potentiel scientifique et humain, et on a observé ces dernières années une prise de position nouvelle émanant du gouvernement Jospin. Les déclarations du Président de la République M. Chirac, témoignent d'une prise de conscience similaire selon laquelle la France, si elle ne veut pas rester à l'écart des grands courants scientifiques, a intérêt à accueillir des étudiants étrangers sur son sol, car ils seront ensuite les instruments du rayonnement de la France dans le monde. C'est une politique qui ne vise pas seulement l'Europe de l'Est mais tous les Etats du monde. On a vu récemment cet argument repris par le gouvernement pour libéraliser la politique des visas à l'égard du Maghreb, mais cela concerne aussi directement les étudiants d'Europe de l'Est.

Des initiatives de coopération ont été prises. Au CNRS par exemple, des programmes d'accueil ont été mis en place spécialement pour les personnes d'Europe de l'Est. Il existe aussi des programmes de jumelages extrêmement intéressants entre laboratoires, qui marchent très bien dans certains domaines. Des travaux sont menés en commun: six mois en Russie six mois en France, par exemple.

Encourage-t-on réellement les élites à venir en France?

Il est tellement difficile de venir en France et tellement plus simple d'aller aux Etats-Unis. Pour autant, ceux qui gagnent les Etats-Unis ne sont pas plus satisfaits, car quand ils ont eu la possibilité de faire des comparaisons, ils disent préférer travailler en France; aux Etats-Unis, ils sont souvent pressés comme des citrons pendant quelques mois ou quelques années avant de devoir retourner dans leur pays. La France est à l'évidence un pôle d'attraction. Des enquêtes ont été faites auprès des chercheurs, russes par exemples: ils souhaiteraient venir en France et sont heureux quand ils le peuvent, simplement les démarches administratives sont décourageantes.

La France attire tout de même définitivement des élites ou des talents. La patineuse artistique Marina Anissina ou l'écrivain Andreï Makine en sont des exemples. Ce sont des personnes à qui la nationalité française a été donnée et que l'on a été très heureux d'accueillir en France. Ces cas restent cependant limités.

Les immigrés d'Europe de l'Est s'intègrent-ils facilement à la société française ?

J'ai l'impression que l'intégration est assez facile pour les personnes d'Europe de l'Est. Il y a des affinités culturelles et une bonne connaissance de la langue, même si la nouvelle génération ne parle plus les langues étrangères comme la précédente.

Quelles vont être les répercussions des prochaines adhésions à l'Union européenne (U.E.) sur les flux migratoires en Europe de l'Est?

Les conséquences de l'élargissement de l'UE sont très importantes et de plusieurs ordres. La question de la circulation des travailleurs entre les futurs nouveaux membres et les autres Etats de l'Union se pose effectivement. Les études réalisées jusqu'à maintenant tendraient plutôt à montrer qu'il ne devrait pas y avoir de changement fondamental. Certaines craintes sont exprimées du fait de la différence de niveau de vie entre la Pologne, la République tchèque, la Hongrie et les autres Etats membres de l'Union, mais il ne semble pas qu'un risque d'afflux massif de travailleurs dans la partie occidentale de l'U.E. soit réellement envisageable. De toute façon, des périodes transitoires seront mises en place, comme autrefois dans les autres cas d'élargissement. Pendant six ou sept ans on va ainsi pouvoir appréhender les difficultés. En définitive, les autres élargissements n'ont pas posé de problème majeur et il n'y a pas de raison que le problème soit plus épineux cette fois-ci. Il y a une question beaucoup plus importante: le recul de la frontière extérieure de l'Union européenne.

Le cas de la Pologne est intéressant car sa frontière orientale est extrêmement passante; de nombreux ressortissants de Biélorussie et d'Ukraine la traversent régulièrement. La circulation est très importante non seulement pour des raisons touristiques mais aussi pour des raisons professionnelles, dont notamment ce commerce de valises qui permet à des millions de personnes de l'ex-URSS de vivre. Le fait que les candidats à l'U.E. renforcent à la demande de Bruxelles les contrôles aux frontières orientales pour en prendre la maîtrise, préoccupe les ressortissants d'Ukraine, de Biélorussie et de Russie. L'Ukraine, par exemple, est catastrophée à l'idée qu'il y ait à nouveau des visas. Elle a dû signer un accord de réadmission pour échapper provisoirement à cette fatalité. Un réseau d'accords de réadmission entre l'U.E. et les Etats d'Europe de l'Est a été tissé, mais certains pays comme la Russie refusent de tels accords faute de moyens pour les faire respecter. En effet, les frontières à l'intérieur de la CEI sont transparentes et il y a des mouvements clandestins importants. Lorsque la frontière orientale de l'U.E. sera celle même de l'ex-URSS, il sera difficile de contrôler les flux migratoires sans affecter les relations des Etats d'Europe centrale avec leurs anciens partenaires. Cela risque de créer une situation délicate pour les pays non membres.

Enfin il existe une autre question spécifique aux candidats Est-européens: le problème des minorités, par exemple la minorité hongroise qui se trouve en Roumanie ou dans d'autres pays de la région. Ces minorités vont-elles être soumises à une politique de visa pour rentrer en Hongrie? De la même façon, comment va-t-on faire pour réglementer les flux entre la République tchèque et la Slovaquie durant la période où seule la première aura adhéré à l'U.E.? A ma connaissance, Bruxelles n'a encore donné aucune directive pour limiter ce type de flux migratoires. Toutes ces questions sont difficiles à résoudre. En comparaison, celle de la liberté de circulation des travailleurs des futurs Etats membres ne semble pas être la plus insoluble...

Par Aurore CHAIGNEAU