La Géorgie et la question du boycott des JO de Sotchi 2014

Début 2007, le président géorgien Saakachvili a salué la candidature de Sotchi au JO d’hiver de 2014. La guerre d’août 2008 a vite fait de remettre en perspective cet enthousiasme. Le boycott est alors apparu comme une réponse graduée à la reconnaissance des républiques sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Jusqu’à la victoire de la coalition « Rêve géorgien » en octobre 2012.


Borjomi, petite ville thermale du centre de la Géorgie et modeste station de ski a figuré sur la liste des 7 villes en lice pour les JO d’hiver de 2014. C’est finalement Sotchi, ville russe située à une trentaine de kilomètres de l'Abkhazie, qui a remporté le titre en 2007, annonçant le début d’une course folle à l’investissement. En dépit des relations déjà crispées entre la Géorgie et la Fédération de Russie, le président géorgien Mikhéil Saakachvili s’est d’abord réjoui de cette victoire. Selon lui, les jeux permettraient d’éloigner les «tendances négatives» de l’Abkhazie voisine, auto-proclamée indépendante en août 1992. Immédiatement après la guerre de 2008, la menace du boycott a été brandie par le gouvernement géorgien. Ce dernier a alors trouvé dans la question des massacres des peuples caucasiens de la fin du 19e siècle un instrument politique permettant de discréditer les jeux. Ainsi, la perspective de voir la Géorgie participer aux Jeux de Sotchi en 2014 s’est dissipée depuis 2010 avant de renaître avec l’arrivée au pouvoir de l’équipe d’Ivanichvili en octobre 2012.

Sotchi et le « génocide des tcherkesses »
Dans les années 1990, les parlements des républiques russes de Kabardino-Balkarie et d’Adyguée ont proposé à la Douma d'État une loi de reconnaissance des massacres perpétrés en 1864 par le régime du Tsar Alexandre II envers le peuple tcherkesse[1]. Dès 1863, des centaines de milliers de tcherkesses avaient trouvé la mort durant l’exil forcé. La diaspora, principalement présente en Turquie, en Syrie, au Liban et en Jordanie s’est organisée pour faire reconnaitre les victimes des purges ethniques. Ces demandes qui n’ont jamais reçu d’écho positif en Russie ont trouvé auprès des dirigeants géorgiens un soutien inespéré. Le parlement géorgien a fait passer un texte reconnaissant le « génocide » tcherkesse en mai 2011. Au même moment, des commémorations ont eu lieu à Anaklia, petite ville portuaire adjacente à la frontière abkhaze offrant l’accès à des archives inédites. Hasard de calendrier, les JO de Sotchi se tiendront 150 ans après ces événements. Outre la négation de la souveraineté territoriale géorgienne, cet épisode de l’histoire caucasienne justifie le boycott des JO de 2014.

Au-delà de la question de l’opportunisme politique géorgien et du lobbying international pour la reconnaissance du génocide[2], ce geste annonce le début d’une relation nouvelle avec les peuples du nord Caucase, zone en proie à une forte instabilité politique. Une brèche s’est ouverte permettant à la Géorgie de se repositionner sur l’échiquier régional afin de devenir le centre d’un Caucase uni.

La participation aux Jeux comme position envisageable

Fin août 2008, le président Saakashvili avait appelé les Etats-Unis et l’Union européenne à boycotter les Jeux, invoquant un «choix moral». Mais lorsqu’en octobre 2011, des journalistes de la télévision tchèque ČT24 l'ont l’interrogé sur le boycott, ce dernier a déclaré que la décision revenait au Comité Olympique Géorgien. Au cours des derniers mois de 2012, l’option du boycott complet a été écartée, au profit d’option moins radicales comme celle d’un boycott déguisé par la non délivrance des documents nécessaires à la constitution du dossier olympique. D’après un article de Georgia Today de novembre 2012, les hommes politiques géorgiens auraient déclarés off the record que le boycott géorgien n’était pas vu d’un bon œil par Washington[3] expliquant vraisemblablement en partie le changement d’attitude du président Saakashvili.

Le «non-boycott» a reçu le vif soutien du ministre de la réintégration Paata Zakareishvili et d’Alexis Petriachvili, en charge de l’intégration européenne et de l’OTAN. Ainsi, la participation de la Géorgie aux JO de Sotchi, annoncée à la presse par le Premier ministre Bidzina Ivanishvili le 24 décembre 2012, a été présentée comme une évidence, un préambule au redémarrage des relations entre les deux pays. Ce tournant diplomatique s’est déjà traduit par la création d’un poste de représentant spécial du Premier ministre géorgien pour les relations avec la Russie, confié à l’ancien ambassadeur de Géorgie en Russie (2000-2004), Zourab Abachidzé. Le 14 décembre 2012, ce dernier a rencontré Grigori Karassine, vice-ministre des Affaires étrangères de Russie marquant la première rencontre entre deux figures officielles depuis la rupture des relations diplomatiques de 2008. Rendez-vous informel, son objectif était l’organisation de pourparlers entre députés russes et géorgiens dès le premier semestre 2013.

Les défenseurs du boycott des JO de Sotchi ont cependant perçu cette décision comme un dangereux recul sur la question de la réintégration des deux républiques sécessionnistes. Comment la Géorgie pourrait-elle encore demander aux diplomaties européennes et américaines d’œuvrer à la négociation avec la Russie si la Géorgie participe à l’événement sportif le plus diplomatique de la planète organisé par celle-ci ? Mi-octobre 2012, alors que la perspective du boycott s'éloignait, un membre du parti « Mouvement National Uni » a critiqué le Premier ministre qui semblait oublier qu'« une quantité immense de ressources naturelles (d’Abkhazie) était extraite des territoires géorgiens pour construire le village olympique »[4]. En effet, l’Abkhazie située quelques dizaines de kilomètres au sud de Sotchi a servi d’arrière-cour aux groupes de BTP pour la collecte de matériaux inertes nécessaires à la construction de mirobolantes infrastructures olympiques. Dès mai 2008, des accords ont été signés entre le président abkhaze Sergeï Bagapch et le gouverneur du Kraï de Krasnodar pour l’exploitation des ressources abkhazes. Certains Abkhazes sont alors partis à la recherche de terres disponible en Abkhazie pour répondre aux besoins d’entrepreneurs russes en quête de matières premières nombreuses et moins onéreuses qu’en Russie[5].

La Géorgie à Sotchi, signe d’un nouveau pragmatisme géoéconomique ?

Analyser la participation de la Géorgie au JO de Sotchi comme une prémisse au retour de la Géorgie dans le giron du Kremlin n’est sans doute pas entièrement juste. Bien qu’ayant eu des liens professionnels forts avec la Russie, Bidzina Ivanichvili tient à conserver les orientations européanistes insufflées par le précédent gouvernement. Il a d’ailleurs placé au poste de ministre de la Défense l’atlantiste convaincu Irakli Alasania, représentant permanent de la Géorgie auprès de l'ONU de 2006 à 2008 et ancien ambassadeur aux États-Unis et au Canada. Selon l’analyste du Carnegie Center Thomas de Waal, l’aile nationaliste et xénophobe de la coalition rêve géorgien serait même « une menace bien plus importante pour la stabilité des relations extérieures de la Géorgie que les liens supposés d’Ivanichvili avec Moscou »[6]. Les soutiens à la participation aux JO de Sotchi ont mis en avant l’effet positif que représentent les jeux pour les peuples géorgiens et russes. Au-delà de l’aspect humain se trouvent également deux questions fondamentales. La première réside dans l’importance du marché russe pour les débouchés de l’économie géorgienne, principalement agricole. Bloqué depuis 2006, il pourrait être de nouveau ouvert aux produits agricoles géorgiens. Le conglomérat russe Alpha Group a annoncé fin décembre 2012 la finalisation de l’achat du fabricant d’eaux minérales Borjomi. Selon des informations de Ria Novosti, des actionnaires minoritaires géorgiens maintiendront des parts dans cette société estimée à 500 millions USD[7]. La possible fin du blocus russe sur le vin géorgien, qui représentait avant le blocus 80 % des exportations géorgiennes, est également une nouvelle réjouissante pour la région viticole de Kakhétie.

Ensuite, la sécurité globale du Caucase nord est un enjeu majeur pour les deux pays situés de part et d’autre de la ligne montagneuse. Depuis la fin de la deuxième guerre de Tchétchénie en 2009, les attentats sont monnaie courante dans cette région. Les troubles se sont déplacés en partie vers le Daguestan, république russe limitrophe. La terrible prise d'otages qui s'est déroulée sur le sol géorgien et impliquant des Daguestanais au mois d'août 2012 a démontré que la sécurité de la Géorgie est également touchées par ces troubles. Pari sécuritaire risqué pour la Russie, les JO de Sotchi sont l’occasion pour l’opinion internationale de redécouvrir une région associée dans l’imaginaire collectif à la guerre et à la corruption. Les immenses moyens déployés par les investisseurs privés et publics ont entraîné la région transfrontalière dans un dynamisme global de développement concurrentiel. En témoignent en Géorgie les ambitieux projets de villes portuaires, à la fois centre économique et touristique tels que Batoumi ou la future Lazika. Néanmoins, ce développement régional reste largement tributaire de la sécurité du Caucase russe.

En dépit des intérêts communs que peuvent avoir la Russie et la Géorgie, le dialogue politique est condamné à rester au point mort. Les autorités géorgiennes ne semblent pas prêtes à accepter l’hypothèse d’un non retour de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en Géorgie. Parallèlement à ce blocage politique se dessine une nouvelle ligne. Elle intègre la nécessité de rétablir un dialogue économique avec un voisin partageant des intérêts régionaux communs notamment sur la stabilisation de la situation sécuritaire dans le nord Caucase, au besoin de maintenir des relations chaleureuses avec les autorités euro-atlantistes.

* Consultante en intelligence économique russophone

Notes:
[1] Le peuple tcherkesse est l’une des trois ethnies adyguéennes avec les kabardes et les adyguéens vivant dans un territoire qui correspond aujourd’hui à une partie de la Kabardino-Balkarie et la république du Karachay–Cherkess et la république d'Adyguée.
[2] Le think tank américain Jamestown Foundation s’est intéressé de près à la question.
[3] « Olympic diplomacy », Georgia Today, 8 novembre 2012.
[4] Koba Khabazi, Georgia Online, 18 octobre 2012.
[5] « Abkhazia: ni mira, ni voyna, ni otdykha », Ogoniok, n°31, 28 juillet-3 août 2008.
[6] « No America in the Caucasus, The False Promise of Westernization in Georgia », Foreign Affairs, 5 décembre 2012.
[7] « 'Alfa' zaliot 'Borjomi' obratno v Rossi », Kommersant, 24 décembre 2012; « Russian Investor Buys Control of Georgia’s Borjomi Mineral Water Brand », Ria Novosti, 27 janvier 2013.