Cet article présente une analyse des enjeux géopolitiques de la création d'un championnat russo-ukrainien de football, la « Ligue de Football Unifiée », projet porté par le PDG de Gazprom Alexeï Miller sur les cendres de la « Vyschaïa Liga » soviétique.
Le projet Edinaïa Foutbolnaïa Liga, «Ligue de Football Unifiée», porté par le PDG de Gazprom et Vice-Président de la Fédération russe de football Alexeï Miller revêt un ensemble de perspectives géopolitiques qui ont déjà conquis supporters et autorités russes. Elles pourraient bientôt contraindre les instances du football européen à avaliser la naissance du premier championnat transnational professionnel de la zone UEFA[1], à même d'accélérer le processus de déterritorialisation du football professionnel.
Un projet bâti autour de la mythologie sportive soviétique
Le monde du football soviétique était dominé par les clubs de Moscou et de Kiev, et, dans une certaines mesure, des principales villes russes et ukrainiennes et des capitales des républiques soviétiques. Dans les années 1990, les États nés de la dissolution de l'URSS ont chacun créé leur championnat national. L'unité du football soviétique a perduré au travers d'une éphémère équipe de la CEI (Communauté des États Indépendants), puis d'une Coupe de la CEI aujourd'hui tombée en désuétude.
C'est sur la promesse de faire revivre les duels russo-ukrainiens –qui ont trusté 89% des 48 titres de champion d'URSS– qu'A.Miller base la légitimité et l'attractivité de son entreprise. À l'échelle de l'espace post-soviétique, il peut présenter comme modèle un précédent couronné de succès: la création en 2008 du championnat de hockey sur glace Kontinental Hockey League, qui rassemble notamment des clubs russes, biélorusses, kazakhs, lettons et ukrainiens.
Sergueï Ivanov, chef de l'administration présidentielle russe, s'est notamment référé à cette expérience réussie pour justifier son soutien à la création de la ligue: «Ce championnat, qui sera destiné aux meilleurs clubs de trois à cinq pays de la CEI, doit devenir plus spectaculaire que n'importe quel championnat national. La même chose s'est produite dans le hockey et en basketball[2].»
Poursuite du recentrage occidental de l'élite du football russe
En limitant la zone d'action de cette nouvelle compétition à «trois à cinq pays de la CEI», S.Ivanov confirme sa vocation européenne et l'inscrit dans la politique de recentrage occidental de l'élite du football russe menée depuis plusieurs années par les instances sportives et les autorités fédérales.
La Vyschaïa Liga russe créée en 1992 s'est disputée pendant plusieurs années sur un total de onze fuseaux horaires, obligeant joueurs et supporters à d'épiques déplacements. Mais depuis la fin des années 1990, elle s'est recentrée vers l'ouest du pays, avec la relégation des équipes basées en Sibérie et en Extrême-Orient. Le championnat se joue désormais sur deux fuseaux horaires, permettant aux clubs de réaliser des économies.
Les autorités fédérales n'ont pas fait preuve de leur habituel interventionnisme dans les affaires sportives pour maintenir un football d'élite en Extrême-Orient. Elles participent au contraire activement au façonnement de la nouvelle géographie du football russe: la Coupe du Monde 2018 devrait être organisée dans un espace limité, compris entre Kaliningrad à l'ouest et Ekaterinbourg à l'est, villes-hôtes de la compétition, aux dépens notamment du Caucase russe, qui n'accueillera aucun match en 2018 (à l'exception de Sotchi qui ne dispose pas de club professionnel). Par ailleurs, le Terek Grozny, seul club à avoir affiché une opposition frontale à la constitution de la Ligue Unifiée, est convaincu de ne pas pouvoir y prendre part.
Le football ukrainien est quant à lui dominé par deux clubs, le Dynamo Kiev et le Shakhtar Donetsk, propriété de l'oligarque Rinat Akhmetov, allié d'A.Miller dans ce projet. Ces deux clubs sont en mesure de rivaliser avec les meilleurs clubs russes. Le BATE Borisov et le Dynamo Minsk (Belarus) ont également manifesté leur intérêt, mais le manque d'infrastructures et le retard chronique de développement du football biélorusse ne leur permettront pas de participer avant plusieurs années. Enfin, les fédérations arméniennes et azerbaïdjanaises soutiennent le projet, mais il semble peu probable qu'elles soient invitées à prendre part au championnat.
Une vision du football qui rejoint celle des supporters
C'est avant tout l'absence annoncée des clubs du Caucase russe qui semble séduire la frange la plus active des supporters, conformément à la vision racialiste du football ultra-majoritaire dans le supporterisme[3] russe, ukrainien et biélorusse. Attachés à la défense d'un football exclusivement slave, dont les principes ont notamment été énoncés dans le manifeste Selektsia-12[4] en décembre 2012, de nombreux groupes russes boycottent depuis 2011 les matchs joués dans le Nord-Caucase ou au Tatarstan.
Les supporters ukrainiens sont quant à eux plus partagés, en particulier dans les régions ukrainophones. Nombre d'entre eux, issus principalement de la mouvance ultra, prennent une part active au mouvement Euromaidan (notamment à Kiev, Lviv et Kharkiv) et une organisation de supporters du Dynamo Kiev a d'ores et déjà fait part de son opposition au projet. Mais s'ils font régulièrement appel à la symbolique patriotique ukrainienne dans leurs animations, les références à la fraternité slave et à son unité ethnique sont tout aussi courantes. Compte tenu de l'attachement des principales bases de supporters aux derbys russo-ukrainiens et de la perspective de voir se maintenir le titre de Champion d'Ukraine au sein de la Ligue Unifiée, le projet devrait pouvoir s'imposer dans les tribunes ukrainiennes.
Les groupes de supporters de ces trois pays sont par ailleurs liés par des relations d'amitié, d'intérêt ou conflictuelles, renforcées par la maîtrise d'une même langue. Ils sont imprégnés d'une même culture du supporterisme et ont développé des pratiques similaires à l'extérieur des stades. Le «free-fighting», affrontement en terrain neutre et à nombre égal, s'y est ainsi développée de manière parallèle. Un renforcement de l'intégration régionale et la multiplication des matchs faciliteraient les déplacements et les rencontres, pouvant participer à un renforcement de ces pratiques.
La nécessaire refonte du football post-soviétique
À l'heure où le football russe poursuit son intégration européenne en instaurant pour la première fois en 2012-2013 un championnat dit «d'hiver» (compétition jouée de septembre à mai), les principaux clubs russes peinent à attirer les foules et à diversifier leurs sources de revenus, et donc à se conformer à la nouvelle règlementation européenne du Fair-Play Financier[5]. Fragilisés par leur dépendance aux quelques fortunes, administrations régionales et monopoles d'État qui les maintiennent sous perfusion au travers d'une gouvernance opaque et paternaliste, ils sont contraints de développer de nouvelles approches marketings et financières permettant de regagner l'intérêt du public et d'ouvrir la porte à un modèle économique pérenne. La Ligue Unifiée s'inscrit dans cette démarche, avec notamment comme objectif d'améliorer le taux de remplissage des stades russes qui stagnait à 46% pour la saison 2012-2013[6].
Gazprom s'est engagé à financer la Ligue Unifiée à hauteur d'un milliard d'euros par saison pendant cinq ans, auquel viendraient s'ajouter les droits télévisuels, pour arriver à un total garanti de 36 millions d'euros par club et par saison, contre 14 millions aujourd'hui selon Leonid Fedun, propriétaire du Spartak Moscou et Vice-Président de la compagnie pétrolière Lukoil[7].
Lancé le 26 décembre 2012, le Comité d'organisation de la ligue russo-ukrainienne est présidé par l'ancien entraîneur du CSKA Valéry Gazzaev. Il rassemble la majorité des clubs de l'élite russe, au point d'officialiser le 18 février 2013 le soutien de la Premier Liga. Côté ukrainien, seuls le Dynamo Kiev et le Shakhtar Donetsk ont manifesté leur soutien au projet. Ces deux clubs ont d'ailleurs participé en juillet 2013 au premier "Tournoi Unifié", en compagnie du Zenit et du Dynamo Moscou. En revanche, en Ukraine comme en Russie, les Fédérations nationales expriment des réserves en se référant aux positions de l'UEFA.
Divisés par des intérêts divergents et des relations avec le football russe conditionnées notamment par l'opinion publique de leurs régions d'origine, les clubs ukrainiens ne semblent pas, à l'inverse de leurs homologues russes, prêts à entamer un bras de fer avec les instances du football. Mais ils mènent une réflexion apaisée sur le sujet, loin du calendrier imposé par A.Miller.
Un rapport de force avec l'UEFA dont Gazprom pourrait sortir vainqueur
L'engagement de Gazprom dans la création de ce championnat pose la question de l'équité sportive, la société parapublique finançant une compétition à laquelle le club dont elle est propriétaire va prendre part. Le soutien affiché des autorités russes, à l'exception du ministre des Sports, s'explique notamment par sa corrélation avec la politique d'intégration régionale menée par le Président Vladimir Poutine vis-à-vis de l'Ukraine. Mais il peut aussi s'expliquer par l'influence d'A.Miller dans les sphères décisionnelles et par la surreprésentation des supporters du Zenit au sein des autorités russes –le Président Poutine et le Premier Ministre Medvedev sont des supporters affichés de ce club. Ces éléments pourraient permettre à A.Miller de créer une compétition au service de son ambition: gagner la Ligue des Champions avant 2020.
La Fédération Internationale de Football a affiché son opposition au projet. Bien que n'étant pas compétente sur ce sujet, l'UEFA s'est montrée de son côté plus intéressée. Cette position semble s'inscrire dans la politique de déterritorialisation du football menée par Michel Platini depuis son accession à la présidence de l'UEFA en 2007, qui l'a notamment amené à soutenir l'organisation du Championnat d'Europe de football 2020 sur tout le continent et à envisager d'y convier des sélections extra-européennes. Ayant bénéficié du soutien des fédérations d'Europe orientale au moment de son élection, Platini pourrait également être amené à renvoyer l'ascenseur dans la perspective de sa candidature à la présidence de la FIFA en 2015.
Afin de s'assurer de convaincre l'UEFA, Miller et ses partenaires doivent à la fois s'engager en faveur de l'équité sportive et de la préservation des instances nationales du football. Mais si ces dispositions devaient s'avérer insuffisantes, Miller et ses partenaires semblent prêts à s'engager dans un bras de fer avec l'UEFA dont ils pourraient bien sortir vainqueurs, en raison notamment de l'importance du soutien de Gazprom au football européen. Sponsor des prestigieux Schalke 04 (Allemagne) et Chelsea F.C. (Angleterre, propriété de Roman Abramovitch), ainsi que de la Ligue des Champions, Miller dispose d'importants leviers qui pourraient lui permettre de s'imposer dans un rapport de force avec l'UEFA dont il prépare le terrain depuis des mois en annonçant le lancement de la Ligue Unifiée pour la saison 2014-15.
Soutenue par les autorités russes et conforme à la politique menée par l'UEFA, l'Edinaïa Foutbolnaïa Liga pourrait ainsi devenir rapidement une réalité sportive et géopolitique à même de bouleverser les fondements du football européen. Forte de sa légitimité culturelle et historique, portée par l'un des principaux acteurs financiers du football européen, elle est en mesure de s'imposer comme une alternative viable à l'actuel marasme sportif et financier du football post-soviétique, et préparer le terrain à l'organisation de la Coupe du Monde de football 2018 en Fédération de Russie.
Notes :
[1] Union des Associations Européennes de Football
[2] Cf. la vidéo sur NTV: «Le Kremlin soutient la création de la Ligue de Football Unifiée de la CEI»:
http://www.ntv.ru/novosti/376087/
[3] Williams Nuytens, «Le supporterisme des jeunes passionnés», Agora débats/jeunesses, n°37, 2004, p.22-31.
[4] Publié sur le site de Landskrona, club de supporters du Zenit:
http://landscrona.ru/articles/index.php?id=3590
[5] Outil de régulation financière mis en place par l'UEFA visant à limiter les dépenses des clubs de football à leurs seuls revenus.
[6]Source: Union Russe de Football.
[7] Michael Kavanagh, Guy Chazan and Roman Olearchyk, «Support for Russia-Ukaine Football Tie-up», Financial Times, 24 mars 2013.
Vignette : Publicité pour le Tournoi Unifié 2013, source: www.fcdynamo.kiev.ua
* Doctorant à l'IFG (Paris VIII) et à RGGU de Moscou.
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