La mer Noire ouvre l’horizon de la Géorgie

Pour la première fois véritablement, le contexte économique et géostratégique permet à la Géorgie de profiter pleinement de l’atout que représentent ses ports de la mer Noire. Une chance qu’elle ne doit pas laisser passer pour se reconstruire après l’effondrement consécutif à son indépendance, en 1991.


Carte de la GéorgieLa Géorgie est un couloir. Il suffit de jeter un œil sur les cartes pour s’en apercevoir. D’abord, une carte à deux dimensions permet de se rendre compte qu’elle est un passage quasi-obligé pour toutes les richesses qui, de la mer Caspienne et du sud de l’Asie centrale, doivent être acheminées vers l’Europe et, d’une façon générale, vers l’occident. Ajoutons une troisième dimension à notre carte et nous aurons tôt fait de voir que tout le centre de la Géorgie est pris entre deux murs, la chaîne du Grand Caucase, au Nord, et celle du petit Caucase, au Sud. Deux remparts que les écrivains et voyageurs se plaisent à qualifier d’”infranchissables” et qui forment une sorte de guide naturel pour tout ce qui va d’Est en Ouest. Ou d’Ouest en Est.

Batoumi, Poti, Supsa et bientôt Koulevi, les ports géorgiens, sont de véritables portes s’ouvrant vers l’occident. C’est pourquoi, au lendemain de l’indépendance du pays, l’Europe et les Etats-Unis se sont intéressés de près à la Géorgie.
En mai 1993, l’Union européenne lançait Traceca (Transport Corridor Europe, Caucasus, Asia), un programme visant à faciliter le transport des matières premières et des produits de l’Asie centrale vers les marchés européens. Plus de 100 millions d’euros dépensés à ce jour pour mettre en place près de 60 projets, dont la réhabilitation ou la construction de routes et de voies ferrées convergeant toutes ou presque vers les ports géorgiens. Des trajets parallèles au Southern Caucasus Energy Corridor (S.C.E.C.), une route par laquelle passeront les pipelines devant approvisionner principalement les Etats-Unis en hydrocarbures des gisements kazakhs, turkmènes ou azéris de la Caspienne. Privilégiant le passage par le territoire de leur allié turc, les Etats-Unis font déboucher deux des trois pipelines du S.C.E.C. en Turquie. C’est vrai de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (B.T.C.), dont les travaux commencent ce printemps, et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum, qui sera construit à la suite du B.T.C. En revanche, le troisième tube, en fonctionnement depuis 1999, achemine le brut de la Caspienne à Supsa, sur le littoral géorgien de la mer Noire.

Comme le dit Liana Jervalidzé, spécialiste de la Caspienne, “la Géorgie est en train de trouver une utilité dans l’organisation économique mondiale.” Une utilité qui draine quantité d’investissements de nature à sortir le pays de l’impasse dans laquelle il se trouve depuis son indépendance.

En quelques mois, l’économie nationale s’est écroulée, la plupart des entreprises ne vivant jusqu’alors que de leur relation avec le “centre” de l’URSS, Moscou. La guerre civile (1991-1992) et les conflits sécessionnistes de l’Ossétie du sud (1990-1992) et de l’Abkhazie (1992-1993) ont donné le coup de grâce à une économie qui, à ce jour, ne s’en est toujours pas remise.

C’est donc du transport que le salut de la Géorgie peut venir. Les échanges entre l’occident et les pays situés autour de la Caspienne et ceux d’Asie centrale n’en sont qu’à leurs débuts: métaux non-ferreux ou céréales kazakhs, métaux rares ou coton ouzbèques, gaz turkmène etc. Pour Alexandre Tvalchrélidzé, le président de Georgian Resources and Sustainable Development, “l’Asie centrale a un potentiel énorme dont nous n’utilisons peut-être que 10 - 15 % à ce jour.”

Alors que nous n’en sommes qu’au stade de la mise en place de ce couloir qu’est la Géorgie, la progression des tonnages transitant par les ports du pays est l’indice des développements auxquels nous pourrions assister dans la décennie qui vient. A la veille de la chute de l’URSS, 5 millions de tonnes passaient chaque année par le port de Poti.

En 1991, il n’y en avait plus que 1,1 million. A partir du milieu des années 90, les volumes ont augmenté pour atteindre 3,4 millions en 2001 et 4 en 2002, soit une progression de 17,6 % pour l’an dernier. 7 000 containers étaient chargés ou déchargés à Poti en 1995, ils sont aujourd’hui plus de 50 000. Les nouveaux terminaux de pétrole, inaugurés en 2002, ou l’acquisition d’un dragueur pour désensabler le port, afin de permettre à de plus gros tankers de remplir leurs soutes, devraient entretenir cette croissance de l’activité.

Les capacités portuaires géorgiennes peuvent s’accroître. Par exemple, si Batoumi, le port le plus important du pays en terme de tonnage (9,5 millions de tonnes en 2002, dont 7 de pétrole brut), est limité du fait qu’il est situé dans la ville même, des solutions sont à l’étude, notamment la construction d’un autre port, au nord de Batoumi.

Un nouveau port à vocation pétrolière est également en construction dans le village de Koulevi, à une quinzaine de kilomètres au nord de Poti. Il permettra aux “petites” compagnies qui exploitent les puits du Kazakhstan ou du Turkménistan, qui ne peuvent pas exporter leur production par oléoduc, de les acheminer vers l’Europe, d’abord par train, puis par bateau via Koulevi et la mer Noire.

Si l’avenir de la Géorgie s’annonce plus prospère que le passé récent, il est encore trop tôt pour crier victoire. Bien que le pays s’impose comme une route naturelle pour les échanges Asie - Europe, il pourrait toutefois être contourné par certains s’il ne remédiait pas à ses défauts comme la corruption, la perte de temps, le manque de savoir-faire du personnel portuaire ou la mauvaise qualité de ses infrastructures.

C’est ce qu’exprime George Gogiashvili, Secrétaire général pour la Géorgie de la commission intergouvernementale Traceca : “les trois choses les plus importantes pour les transporteurs et leurs clients sont le temps, le coût et la sécurité. En Géorgie, nous devons encore nous améliorer à chacun de ces niveaux.”

Temps

Il faut entre 2 et 4 jours à un camion pour traverser la Géorgie, 400 kilomètres environ. Un temps incroyablement long dû aux contrôles policiers intempestifs, au mauvais état de la route, aux coupures d’électricité qui paralysent l’activité des ports, au fait qu’à Poti, par exemple, les douanes travaillent très lentement et ne sont pas ouvertes sept jours sur sept. Résultat, pour gagner du temps, Agritechnics, par exemple, une société agroalimentaire implantée notamment dans le Caucase et l’Asie centrale, préfère utiliser la Lituanie pour faire transiter, par la Russie, ses produits à destination du Kazakhstan ou de l’Ouzbékistan.

Coût

D’abord, tout ce temps perdu, c’est de l’argent. Ensuite, et surtout, les taxes géorgiennes sont élevées: 34 % en moyenne. La corruption vient en partie de là. Le douanier sait qu’il peut demander un bakchich au transporteur. Pour cela, il lui suffit de demander à ce dernier une somme moins élevée que ce qu’il doit verser si la loi est respectée. Le grand perdant dans cette affaire, c’est le budget national.

Sécurité

La Géorgie reste un pays instable. Tbilissi est loin de maîtriser tout le territoire. Ses forces policières et militaires sont à réorganiser et discipliner. Pour aider et encourager la Géorgie à sécuriser le pays, les Etats-Unis ont investi 64 millions de dollars dans le “Train and equip”, un programme de formation de quatre bataillons du ministère de la Défense, soit 1 800 hommes.

Les avantages géographiques de la Géorgie ne sont peut-être pas suffisants pour lui assurer immanquablement un avenir prospère. Réduire les temps de transit sur son territoire, être moins chère et rendre ses routes plus sûres, sont autant de tâches auxquelles la Géorgie doit se mettre dès à présent. Il existe d’autres routes que celles qui passent entre les deux chaînes de montagnes caucasiennes.

Gageons que les décideurs du pays sauront voir à moyen et long termes, et que ce n’est pas le profit immédiat qui dictera leurs choix. Pour George Gogiashvili, par exemple, “il faut impérativement que dans les trois ou quatre ans qui viennent, la Géorgie crée une zone fiscalement très attrayante pour que les investisseurs étrangers participent à la mise en place d’infrastructures et d’équipements performants et rentables pour tous.”

Ce ne sont pas les quelques fortunes géorgiennes qui pourront faire cela. C’est à la condition de savoir porter leur regard plus loin, que les décideurs géorgiens pourront faire voir au pays le bout du tunnel.