La minorité bulgare de Serbie, facteur de tensions bilatérales

Depuis plusieurs décennies, la Bulgarie et la Serbie entretiennent une relation de voisinage formelle et peu chaleureuse. Pourtant, ces deux pays ont entamé en 2009 un rapprochement dans le cadre de la perspective d’adhésion à l’Union européenne de la Serbie.


Drapeaux Bulgarie et Serbie.Quoique partageant une histoire commune et des origines slaves, Bulgares, Serbes et leurs États respectifs ont souvent suivi des trajectoires différentes au cours des derniers siècles et ont encore du mal, aujourd’hui, à se trouver des intérêts communs. Peuples voisins depuis plus d’un millénaire, ils avaient fondé des royaumes distincts avant d’intégrer contre leur gré l’empire ottoman. À partir de la fin de cette période d’occupation, au milieu du XIXe siècle, leurs relations sont devenues plus distante, voire inamicales. Cette caractéristique perdure encore de nos jours, notamment en raison de récentes tensions diplomatiques portant sur la question du sort de la minorité bulgare de Serbie.

Une relation ancienne et distante, et des projets communs en mal de concrétisation

Peuples voisins, les Bulgares et les Serbes partagent un patrimoine culturel commun : des langues slaves aux mêmes racines permettant une certaine compréhension mutuelle, une identité culturelle religieuse fondée sur l’orthodoxie, des mœurs et un art culinaire très similaires… L’histoire a cependant contribué à les éloigner l’un de l’autre. Au XIXe siècle, la Russie tsariste a soutenu l’émergence de deux États slaves orthodoxes dans les Balkans : en 1878 est fondée une principauté autonome de Bulgarie, et la principauté de Serbie a accédé à l’indépendance avant de devenir un royaume dès 1882. L’accession des deux pays à davantage de souveraineté a alimenté des aspirations nationalistes et les projets respectifs de retour à une « Grande Serbie » et à une « Grande Bulgarie » attisant la rivalité entre les deux peuples(1).

À la suite du rattachement de la Roumélie orientale à la principauté de Bulgarie en septembre 1885, le roi de Serbie, craignant la fondation d’un grand Etat slave à sa frontière, a déclaré la guerre à la Bulgarie, mais a perdu ce conflit. Le traité de Bucarest a mis fin à la guerre, mais pas à l’animosité. L’histoire a continué à éloigner les deux peuples. Lors des deux Guerres mondiales, les deux belligérants se sont à nouveau combattus, chacun choisissant le camp opposé. Même lorsque la Serbie (au sein de la Yougoslavie) et la Bulgarie ont opté pour un régime communiste, alors que Sofia s’alignait totalement sur l’URSS, Belgrade préférait rester indépendante. Alors qu’à la chute des régimes socialistes, la Bulgarie s’ouvrait au reste du monde, la Serbie, plus nationaliste que jamais, était confrontée à une décennie de guerre, de 1991 à 2001.

Avec le souhait de Belgrade de se porter candidat à l’Union européenne depuis décembre 2009, les deux pays voisins semblent devoir désormais se rapprocher. Deux grands projets économiques auraient d’ailleurs déjà pu contribuer à améliorer leurs relations : la construction de l’autoroute Sofia-Niš (mais les travaux ont été plusieurs fois gelés et n’ont été achevés qu’en 2021), et celle du gazoduc South Stream (abandonné par la Russie en 2014). A contrario, l’interconnexion gazière entre la Serbie et la Bulgarie (Novi Iskar-Niš) inaugurée en décembre 2023 apparaît comme une réussite : avec ce tube, Belgrade a pu diminuer sa dépendance vis-à-vis du gaz russe. Force est de constater en tout cas que les deux États ont peu mis à profit ces grands projets pour resserrer les liens entre eux et les relations officielles entre Sofia et Belgrade restent très formelles.

L’épineux dossier de la minorité bulgare de Serbie

La présence bulgare en Serbie est ancienne, sectorisée autour de localités situées dans le sud-est du pays. En 1948, 59 472 individus déclaraient appartenir à la minorité bulgare, soit 0,91 % des habitants de la Serbie yougoslave. Leur nombre a décru sans discontinuer jusqu’à nos jours : 12 918 habitants de Serbie confirmaient encore appartenir à cette minorité en 2022 (0,19 % de la population de Serbie). Les deux grandes localités qui les accueillent sont Bosilegrad (4 970 Bulgares en 2022) et Dimitrovgrad (ou Tsaribrod, avec 4 281 individus en 2022).

La Bulgarie, dont la population décroît, s’intéresse depuis plusieurs décennies aux Bulgares de l’étranger et donc à cette minorité vivant en Serbie, même si celle-ci n’est pas, et de loin, la plus importante numériquement (quelques milliers d’individus, contre par exemple plus de 400 000 en Allemagne). Le gouvernement souhaite l’aider à préserver sa spécificité linguistique et culturelle, et envoie à cette fin des manuels scolaires bulgares pour l’éducation des enfants bulgarophones. Or, ces documents ne sont pas conformes aux programmes éducatifs nationaux locaux, notamment concernant le traitement de certaines questions historiques. Cela a amené Belgrade et Sofia à organiser des échanges diplomatiques portant sur cet accompagnement culturel et à tenter de trouver un terrain d’entente(2).

Dans ce contexte, en marge de la visite historique du président serbe à Bosilegrad en mars 2023, deux Bulgares de Serbie connus pour leur activisme en faveur de l’amélioration des conditions de vie à Bosilegrad ont été placés en détention, mesure qui a mécontenté Sofia(3). Le 13 mars, Slavena Guergova, directrice générale des Affaires européennes au ministère bulgare des Affaires étrangères, a convoqué l’ambassadeur de Serbie à Sofia, Zeljko Jovic, à qui elle a rappelé que le respect de la liberté d’expression était une des conditions essentielles du processus d’intégration européenne. Puis, le 2 août, le ministre serbe des Affaires étrangères Ivica Dačić a appelé à son tour Sofia à « reconnaître l’existence d’une minorité serbe » sur son territoire. Belgrade estime en effet à plusieurs milliers le nombre de Serbes y résidant, alors que pour l’État bulgare ils ne sont pas plus de quelques centaines, pour la plupart des immigrés(4).

Certains membres de la minorité bulgares s’inquièteraient du nationalisme serbe jusqu’à avoir parfois peur de se dire Bulgares. Pour éviter d’attirer l’attention, ils voteraient massivement pour le parti nationaliste d’Aleksandar Vučić, ce qui ne les empêche pas d’avoir le sentiment d’être négligés par le gouvernement serbe, alors que la situation économique reste précaire au plan local(5).

L’évolution du soutien de Sofia à la candidature serbe à l’adhésion européenne

Le 23 décembre 2009, la Serbie a déposé sa demande d’adhésion à l’Union européenne et a obtenu le statut de candidat en mars 2012. Des négociations ont débuté en janvier 2014. Le processus nécessite d’apaiser les tensions avec les pays voisins appelés à devenir des partenaires privilégiés. Aussi l’amélioration des relations avec Sofia est-elle essentielle pour l’avenir de la Serbie. Même si on ne peut guère parler de rapports amicaux entre les deux pays, les contacts se sont développés depuis 2009 en vue de favoriser une meilleure stabilité de la région, avec le soutien de Bruxelles. Dans ce cadre, le ministre bulgare des Affaires étrangères Nikolaï Mladenov a déclaré le 24 février 2012 que la Bulgarie soutenait la Serbie dans sa démarche de recherche du statut de pays candidat à l’adhésion.

Pendant quelques années, les bonnes relations entretenues par le Serbe A. Vučić (Premier ministre de 2014 à 2017, président de la République depuis 2017) avec le Bulgare Boïko Borissov (chef de plusieurs gouvernements entre 2009 et 2021) ont favorisé un rapprochement entre Belgrade et Sofia, ainsi qu’une tendance durable pour la Bulgarie à soutenir la candidature de la Serbie à l’adhésion à l’UE. Avec la chute du dernier gouvernement B. Borissov (mai 2021) et l’avènement du gouvernement europhile du Kiril Petkov (opposé aux régimes personnels), les relations avec Belgrade sont redevenues plus formelles, avant de se dégrader en mars 2023. Le 10 juin 2024, le président bulgare Roumen Radev a d’ailleurs annoncé que la Bulgarie pourrait reconsidérer son soutien à l’adhésion de la Serbie à l’UE en raison de l’attitude de Belgrade à l’égard de la minorité bulgare. À son tour, en décembre 2024, Dragisa Mijačić, coordinatrice de l’organe d’intégration européenne de la Serbie, a critiqué l’opposition de la Bulgarie à l’ouverture du chapitre 3 de l’acquis de l’UE décrite comme la réponse de Sofia aux difficultés rencontrées sur certains dossiers bilatéraux.

Le manque de flexibilité de Belgrade sur la question de la minorité bulgare a encouragé Sofia à se montrer plus exigeant envers la Serbie sur le respect des valeurs européennes, à lui demander de se conformer à la politique étrangère commune de l’UE en imposant des sanctions à la Russie en raison de la guerre en Ukraine. Le gouvernement serbe est également critiqué en raison de sa non reconnaissance de l’indépendance du Kosovo et de sa proximité avec le Kremlin. En réponse, le 22 janvier 2025, A. Vučić a accusé la Bulgarie d’« exercer un lobbying extrêmement fort contre la Serbie et en faveur de Pristina »(6).

Une amélioration de la relation bulgaro-serbe est envisageable, mais elle dépendra probablement d’un changement de regard de Belgrade sur son voisin oriental, pour lequel le gouvernement serbe a manifesté peu d’intérêt au cours des dernières décennies. En mars 2015, l’ambassadeur de Serbie à Sofia Z. Jovic avait parfaitement résumé le rapport particulier entre les deux pays : « Il semble que les Bulgares et les Serbes aiment davantage parler des mauvaises choses et de celles qui les ont séparés dans le passé, plutôt que de bonnes choses et de celles qui les unissent ».

 

Sources :

(1) « Korenite na vrazhdite mezhdou balkanskite narodi » (Les racines de l’inimitié entre les peuples des Balkans), DW, 5 décembre 2013 ; « Kolko daletch e Bulgariya ot Surbiya » (A quel point la Bulgarie et la Serbie sont distantes).

(2) Svetlana Chatritch et Krasimir Martinov, « Bulgariya i Surbiya imat obsht problem – topiyat se demografski » (La Bulgarie et la Serbie ont un problème commun – leur démographie s’effondre), BNR, 25 mai 2023.

(3) « MBnR s ostra reaktsiya za zadurzhaneto na Bulgariya v Surbiya » (Le MAE réagit fortement à la détention de Bulgares en Serbie), Darik News, 14 mars 2023.

(4) « MBnR : otnoshenieto na Surbiya kum Bulgariya naroushava osnovni printsipi na ES » (MAE : l'attitude de la Serbie envers les Bulgares viole les principes fondamentaux de l'UE), Darik News, 4 août 2023 ; Institut national de statistique.

(5) « Osmoto redovno zasedanie na N. S. na bulgarskoto nationalno maltsinstvo v Surbiya » (Huitième réunion ordinaire du Conseil national de la minorité nationale bulgare en Serbie), TV Info Bosilegrad, 27 janvier 2025.

(6) « Vucic : groupa durzhavi, sred koito i Bulgariya, rabotiyat sreshtou Surbiya » (Vučić : un groupe de pays, dont la Bulgarie, travaille contre la Serbie), Nova, 22 janvier 2025.

 

Lien vers la version anglaise de l'article.

* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

Pour citer cet article : Stéphan ALTASSERRE (2025), « La minorité bulgare de Serbie, facteur de tensions bilatérales », Regard sur l'Est, 30 juin.

10.5281/zenodo.15818802

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