La mise en tourisme des frontières orientales de la Pologne

Les régions frontalières de l’est de la Pologne présentent des conditions favorables au développement d’un tourisme s’appuyant essentiellement sur la découverte de la nature. L’infrastructure touristique s’améliore, grâce aux fonds européens notamment. Pourtant, l’offre touristique exploite insuffisamment le potentiel transfrontalier.


le poste-frontière forestier de Białowieża-PererovL’ensemble des régions frontalières de l’est de la Pologne montre un haut potentiel naturel pour le développement touristique. Les paysages naturels n’ont été que peu transformés par l’activité économique humaine. Néanmoins, le potentiel est limité par le voisinage de la frontière et par sa fonction particulière de barrière spatiale. Dans le domaine économique, c’est le développement du tourisme qui tire la croissance, et les régions frontalières offrent de bonnes conditions pour son développement. La frontière constitue une barrière, mais du fait des changements de ses fonctions, elle peut devenir une frontière « filtre » ou une zone de contact. Grâce au processus d’intégration européenne et à l’augmentation de l’intensité des flux transfrontaliers, la frontière devient donc un facteur de croissance[1].

Les changements de tracé et de fonction des frontières

Les frontières orientales actuelles de la Pologne ont été délimitées après la Seconde Guerre mondiale et n’ont été que peu modifiées par la suite. Les changements de tracé frontalier entre la Pologne et l’URSS ont eu un impact visible sur le tourisme. La démarcation de nouvelles frontières étatiques avec les républiques de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine à partir de 1945 a divisé certaines zones, comme la région lacustre de Warmie-Mazurie, la forêt primaire de Białowieża[2] ou les collines de Roztocze. Ces dernières, ainsi qu’une partie de la chaîne des Carpates, ont alors été séparées de Lwów (aujourd'hui Lviv), alors qu’ils étaient jusque-là la première destination touristique des habitants de la ville. D’autres périphéries ont été délibérément dépeuplées pour accentuer leur isolement, de sorte que leur ancienne fonction touristique a progressivement disparu, à l’instar du bassin supérieur du San, rivière qui marque la frontière polono-ukrainienne sur 55 km. La ville historique de Przemyśl a par exemple été ruinée par le déplacement vers l'ouest de cette frontière. À l’exception des 100 kilomètres de segment frontalier avec la Lituanie, la frontière orientale de la Pologne est devenue frontière extérieure de l’Union européenne (UE) avec le Bélarus, l’Ukraine et l’oblast’ russe de Kaliningrad quand la Pologne a adhéré à l’UE en 2004. Cela a entraîné un renforcement de sa fonction de protection et accru les difficultés de passage. Toutes ces frontières sont devenues trois ans plus tard des frontières extérieures de la zone Schengen, autrement dit des barrières à la liberté de circulation et au développement du tourisme transfrontalier.

Le développement du tourisme côté polonais

Du côté polonais, les principales attractions touristiques et le trafic qui s’ensuit sont concentrés dans quelques régions attractives du fait de leur système lacustre : à Mrągowo en Mazurie, à Suwałki et Augustów près de la frontière bélarusse, à Włodawa et Okuninka dans la région de Łęczyńsko-Włodawa qui jouxte le parc national de Polésie, ainsi que plus au sud dans la forêt de Białowieża, les collines de Roztocze et le Parc national de Biebrza[3]. Le plus important pôle touristique se situe aux environs de la frontière avec l’Ukraine dans les montagnes du Bieszczady[4].

Ces régions frontalières à la végétation vierge et luxuriante présentent de nombreux atouts. Parmi les éléments qui fondent l’attraction touristique on trouve, à proximité de la frontière voire à travers elle, des chemins pédestres aménagés et des pistes cyclables, produits touristiques développés par les municipalités locales sur leurs propres budgets et, plus largement, grâce à des financements communautaires. Certaines de ces routes touristiques sont transfrontalières et agrémentées de ponts lorsque la frontière est congruente à un cours d’eau. C’est le cas du canal Augustów, qui relie le nord-est de la Pologne au fleuve Neman au Bélarus. Les excursions en kayak dans cette région où trois frontières déplacées se rencontrent constituent d’ailleurs un nouveau produit touristique à la mode. Il est toutefois encore impossible de traverser par voie d'eau la frontière entre le Bélarus et la Lituanie en dehors du jour où se tient, chaque année en mai, un rallye transfrontalier entre les trois pays[5]. De manière générale, la beauté sauvage et préservée de l’environnement naturel dans ces périphéries permet de développer l’écotourisme, un créneau qui a entraîné à sa suite le développement d’une offre spécifique de services dans la restauration, le logement à la ferme ou chez l’habitant, ainsi que les sports de loisir «écoresponsables» comme le cyclotourisme, la voile, le canoë, l’équitation et la randonnée.

L’offre touristique dans ces régions frontalières est assez dispersée, et se réduit à mesure que l’on se rapproche de la frontière elle-même. Les principaux aménagements en termes d’hébergement sont les fermes agrotouristiques, qui se développent aussi côté bélarusse et ukrainien en suivant le modèle de développement polonais. Malgré tout, dans les pays voisins les infrastructures touristiques à proximité de la frontière demeurent encore peu développées. Malgré leur potentiel certain, ces espaces sont encore peu mis en valeur à des fins (éco-)touristiques du fait de la fonction sécuritaire de la zone-frontière qui prévaut encore dans ces pays, au Bélarus notamment. Côté polonais en revanche, la vision politique de la frontière a autorisé la construction de nouvelles infrastructures, y compris à des endroits qui n’étaient pas développés auparavant, et sont désormais agrémentés de chemins pédestres de pistes cyclables et de tours d’observation qui permettent autant de suivre les migrations d’oiseaux que le territoire du pays voisin. La majorité de ces installations a été financée par des fonds de développement européens. Dans la pratique et à quelques exceptions près (le canal Augustów, la forêt de Białowieża), ce tourisme « vert » et les espaces touristiques qu’il englobe n’ont pas véritablement de caractère transfrontalier.

L’analyse du fonctionnement du tourisme dans les régions frontalières orientales de Pologne montre que le développement de cette activité économique continue à faire face à plusieurs obstacles: le manque d’expérience, une infrastructure peu ou mal développée, des problèmes persistants d’accessibilité, un manque de ressources humaines, des difficultés d’adaptation à une clientèle étrangère (britannique, néerlandaise, allemande) exigeante et un potentiel d’innovation limité, car axé sur des atouts naturels ou culturels qui, dans des zones manquant de traditions touristiques, a des difficultés majeures à attirer de nouveaux visiteurs[6].

La difficile émergence du tourisme transfrontalier

La formation d’un nouvel espace transfrontalier intégré est particulièrement difficile aux abords des frontières extérieures de la zone Schengen. Le gel des investissements en infrastructure dans ces périphéries avant 1991 a créé des difficultés en termes d’accès et de transports. La situation géographique périphérique constitue un obstacle à la mise en tourisme des espaces. Le potentiel d’attraction de ces régions est indéniablement affecté par le faible nombre de points de passage de la frontière, une plus faible densité de population et des aménagements particulièrement limités dans le périmètre situé à deux, voire plus de dix kilomètres de la frontière.

Certains segments de celles-ci comportent des difficultés spécifiques. Dans l’oblast’ de Kaliningrad, la législation russe a introduit des restrictions à la circulation dans les zones-frontières. Il est interdit en particulier de se déplacer sur les 7 kilomètres de cordon littoral de la baie de la Vistule côté russe de la frontière. Là où se rejoignent les frontières entre la Pologne, la Lituanie et la Russie, la zone interdite fait jusqu’à 13 kilomètres de large[7].

Le caractère fermé de la frontière polono-bélarusse, tout comme la politique isolationniste du président A. Loukachenka, compliquent aussi les contacts humains, économiques et spatiaux entre ces deux pays, empêchant la formation d’un espace transfrontalier commun, en particulier sur le territoire de la forêt de Białowieża. Il n’y a qu’un seul point de passage dans cette zone, réservé aux piétons et cyclistes munis de visas. Même si les centres d’hébergement, notamment certains hôtels, offrent une assistance pour obtenir un visa bélarusse, l’attente, même si elle est relativement courte (3-4 jours), rend impossible la visite du côté bélarusse du parc naturel pour les touristes polonais qui ne visitent la région que le temps d’un week-end.

En d’autres points, comme dans la vallée de la rivière Bug à la frontière ukrainienne, le développement du tourisme est là aussi freiné par le caractère encore relativement fermé de la frontière et le manque de postes-frontières. À de nombreux endroits, comme à Włodawa, les ponts détruits durant la seconde guerre mondiale n’ont pas été reconstruits. Pour les Polonais, les périphéries occidentales de l’Ukraine, du Bélarus et de la Lituanie ont la particularité d’attirer un «tourisme nostalgique», ces régions (les Kresy Wschodnie) ayant fait partie du territoire polonais dans l’entre-deux-guerres. Néanmoins, les voyages organisés de ce type, très populaires dans les années 1990 lorsque la frontière devint plus facile à traverser, ont perdu de leur attractivité.

Aujourd’hui encore, de nombreuses routes et chemins forestiers se terminent à la frontière, empêchant les touristes de se familiariser avec le territoire du pays voisin. Le tourisme transfrontalier le long d’axes routiers plus développés, comme entre Białystok et Grodno, Biała-Podlaska et Brest, ou encore Cracovie, Rzeszów et Lviv, s’appuie presque exclusivement sur les écarts de prix, qui alimentent les flux de « shop-touristes » organisés et le petit trafic de biens de contrebande.

L’essor du tourisme transfrontalier, en particulier de l’écotourisme, nécessiterait l’ouverture de nouveaux postes-frontières. L’augmentation de l’offre d’information touristique véritablement transfrontalière, ainsi que de circuits thématiques conjoints, est tributaire des ressources humaines, qui demeurent limitées dans ces régions excentrées. Outre les fonds structurels de l’UE et les fonds dédiés à la coopération transfrontalière de l’Instrument de la Politique Européenne de Voisinage (ENPI CBC), ce sont aussi des investissements directs privés qui devront être attirés dans ces périphéries pour permettre le développement et la mise en réseau des infrastructures touristiques à travers les frontières.

Notes :
[1] Marek Więckowski Turystyka na obszarach przygranicznych Polski, thèse de géographie publiée dans Prace Geograficzne, nº224, 2010, 260 p. http://rcin.org.pl/Content/2752/WA51_13636_r2010-nr224_Prace-Geogr.pdf
[2] Cette forêt primaire, la plus grande d’Europe, se répartit entre les territoires polonais et bélarusse, et a été placée sur la Liste du patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO en 1979, cf. http://whc.unesco.org/en/list/33.
[3] Pour un aperçu de la faune et de la flore locales et des stratégies de mise en tourisme « vert », voir par exemple le site internet du parc national de Biebrza, www.biebrza.org.pl.
[4] Une carte situant ces différents pôles touristiques, et représentant notamment la part des touristes étrangers parmi les visiteurs, est disponible dans un article de Marek Więckowski, “Tourism Development in the Borderlands of Poland”, Geographia Polonica, vol. 83, nº 2, p. 67-81 (p. 77) accessible gratuitement sur le site de la revue http://rcin.org.pl/dlibra/docmetadata?id=1937&from=pubstats.
[5] Anaïs Marin, “From Breach to Bridge: the Augustów Canal, an Ecotourism Destination across the EU’s Border with Belarus”, Articulo - Journal of Urban Research, n°6, 2011, http://articulo.revues.org/1705.
[6] Marek Więckowski “Specific Features of Development of Tourism within the Areas Neighbouring upon the Polish Eastern Border”, dans Tomasz Komornicki et Konrad Czapiewski (ed.), European Union: External and Internal Borders, Interactions and Networks, numéro spécial de EUROPA XXI, la revue de l’Institut de Géographie et d’Organisation Spatiale de l’Académie des Sciences de Pologne, Varsovie, 2010, http://rcin.org.pl/dlibra/docmetadata?id=2134&from=publication.
[7] Tadeusz Palmowski Pogranicze polsko-rosyjskie. Problemy współpracy transgranicznej z Obwodem Kaliningradzkim [La frontière polono-russe. Problèmes de la coopération transfrontalière avec l’oblast’ de Kaliningrad], Gdynia-Pelplin, Bernardinum 2007.

* Professeur à l’Institut de Géographie et d’Organisation Spatiale de l’Académie des Sciences de Pologne (IGiPZ PAN, Varsovie).

Vignette : le poste-frontière forestier de Białowieża-Pererov (Marek Więckowski, 2010).

Texte traduit de l’anglais et mis en forme par Julien Danero Iglesias et Anaïs Marin.