En ce mois de juin ensoleillé, les rues du centre de Moscou se transforment en esplanade de défilés de mode. Caché derrière des lunettes de soleil Chanel, on se fait prendre en photo devant le mausolée de Lénine, les jeunes filles rivalisent par la profondeur de leurs décolletés sur l'avenue Tverskaïa et l’Arbat est envahie de polos rouges «CCCP». Au Goum, on assiste à une procession de top-modèles. L’ancien symbole du shopping à la soviétique est loin ; L’Oréal ou Sonia Rykiel ont investi les lieux depuis longtemps déjà.
Incarnation de la femme russe fortunée, une jeune fille regarde une robe en vitrine de chez Kenzo ; sans poitrine ni hanche, c’est sa longue chevelure brune qui la féminise. Perchée sur des hautes chaussures à bouts ronds rouge vif, elle arbore fièrement une large ceinture Dolce & Gabbana sur un jean stretch bleu clair. Sur sa fesse gauche, on lit les initiales d’Emporio Armani en strass blancs et roses. Un sac Louis Vuitton à son épaule complète la parfaite panoplie de la fashion victim. A quinze minutes de là, à l’Etaj, LE café par excellence des moscovites branchés, on retrouve le même univers de paillettes et de marques étrangères. Dans les fauteuils de cuir, toutes les filles sont blondes et sexy, tous les garçons musclés et stylés. La gente féminine comme masculine a pensé sa tenue, assorti son sac à ses chaussures, calculé son style. Au Mc Donald’s qui borde le Kremlin, une jolie jeune fille, aux longs ongles rouges parfaitement manucurés, partage un Big Mac avec son petit caniche, posé sur ses genoux. Moscou est la ville des milliardaires, c’est un fait. Tout s’achète, se monnaie et le bon marché n’existe pas. Quand il faut se faire voir et être vu, tous les moyens sont bons : la voiture, la minijupe ou le téléphone portable.
Mais les Nouveaux Russes et les jeunes aisés ne sont pas les seuls à prendre autant soin de leur apparence. Toutes classes sociales confondues, les jeunes dans leur ensemble son attentifs à leurs toilettes. Au-delà des cafés chics, les places et les rues sont envahies de jeunes habillés avec caractère et recherche. Sur les marches du métro Tchistye Proudy ou aux alentours de la statue de Pouckhine, les jeunes filles exhibent leurs dernières tenues et les garçons fument une cigarette, après s’être recoiffés.
L’esplanade au-dessus du centre commercial Okhotny Riad est l’endroit rêvé pour admirer les jeunes Moscovites. Vêtements asymétriques, piercings, dreadlocks, superpositions de couleurs ou de t-shirts, chaussures à talon avec jean ultra-moulant, Converses avec baggy ultra-large, à chacun son genre. Les filles sont très apprêtées et très maquillées, les garçons coiffés avec précision. Même les décoiffés. Les jeunes filles sont pour la plupart sûres d’elles et mettent en valeur leurs formes féminines. Les garçons adoptent, quant à eux, soit le look «rebelle» du pantalon au niveau des fesses laissant visible le caleçon, soit le style italien cheveux gominés et t-shirt collant. On distingue trois manières de s’habiller chez les jeunes filles : les premières portent une minijupe et un t-shirt original, les secondes ont enfilé un jean classique assorti à un haut tape à l’œil et aguicheur, et enfin les dernières sont vêtues de tailleurs et de vêtements «class» qui soulignent leur féminité. Les garçons ont ciré leurs chaussures plates et longues, les manches des vestes ont été retroussées.
Les jeunes ont peu de moyens pour la plupart et, hormis pour la jeunesse dorée, le shopping est rare. On profite des soldes et des magasins bon marché. Mais sans l’avouer. Les rares marques sont systématiquement exhibées, qu’il s’agisse de chaussures Adidas, de lunettes Dior ou d’un sac Gucci. L’œil expérimenté distinguera le faux du vrai. Une discussion menée avec ces jeunes permet de comprendre que deux choses les intéressent : le confort et le style. Ainsi, Evguénia, 17 ans, porte aujourd’hui une minijupe en jean parce qu’elle «en avai[t] envie ce matin. J’aime ce style et je me sens plus à l’aise». Son amie, Lilia, préfère les jeans mais a enfilé un t-shirt très échancré «pour être jolie». Ces deux bonnes amies achètent rarement des vêtements, «peut-être une fois tous les trois mois, quand on a besoin de quelque chose». En revanche, pour Natalia et Vicky, 20 ans toutes les deux, le shopping est presque une passion ; elles avouent y succomber «jusqu’à trois fois par jour». Vêtues aujourd’hui de pantalons sportifs et vêtements casual, elles disent aimer s’habiller de manière sexy pour se sentir regardées et séduisantes. L’accoutrement d’Anna, 23 ans, reflète la confiance qu’elle a en elle : minishort, chaussures à talon, top transparent, tous les hommes tournent les yeux sur son passage. Sûre d’elle, elle affirme que la mode est l’un de ses principes de vie. Elle adore faire les boutiques, dépense plusieurs milliers de roubles par mois et ne s’en cache pas.
Depuis quelques mois, les sweats rouges à capuche, zippés et siglés «CCCP» sont redevenus à la mode chez les jeunes Russes. Comme les tissus simili camouflage et les t-shirts militaire pour les jeunes filles. Dans le parc du Centre russe d’expositions (ex-VDNKh), Natacha, 18 ans, arbore piercings, treillis et un court blouson de l’armée qui laisse voir son nombril. Le scratch US Army accroché à sa poitrine ne l’intéresse pas, «ce n’est pas politique, c’est juste pour le style. J’aime ce style». Bien qu’un t-shirt ou un insigne puisse être aussi fort qu’un slogan politique, ici personne n’y pense. Rares sont les jeunes qui font de la politique en Russie ; et dans la mode, l’essentiel est le style, la couleur ou la forme du vêtement.
Mais ces survêtements rose fushia, ces t-shirts transparents et ces minijupes vont de pair avec la deuxième passion des jeunes Moscovites : l’alcool. Les jeunes avouent ne pas avoir confiance en l’avenir, et pourtant ils aiment la vie et le font savoir, ils paradent et boivent. Le phénomène est aussi nouveau que la mode. La majorité des jeunes boivent dans les parcs, en public, et exclusivement de la bière, ce qui est moins nouveau. Il serait faux de penser que toute la jeune génération boit, mais la majorité des jeunes Moscovites traîne dans la rue, une bouteille à la main. D’ailleurs Marina, jeune étudiante en interprétariat de 20 ans, s’en offusque : «Je ne comprends pas qu’on puisse boire autant quand on est jeune. Surtout les filles !» En effet, chose troublante, on remarque aujourd’hui que les jeunes préfèrent la bière à la vodka et que les filles sont de plus en plus nombreuses à consommer de l’alcool dans les lieux publics. Pour Macha, jeune juriste de 25 ans, tout ceci est nouveau : «Avant, les jeunes ne buvaient pas autant, et pas dans la rue. Les gens étaient plus respectueux et discrets. Maintenant les jeunes boivent tout le temps et ils pourraient faire l’amour dans l’herbe des parcs, tout le monde s’en ficherait !» Assis sur les bancs des places vertes, les amis, en bande, sont toujours accompagnés d’une ou deux bouteilles de bières de 2 litres avec des gobelets en plastique. Quelle que soit l’heure, 9h, 16h ou 23h, on boit cette bière moins chère que l’eau.
Il n’y a pas de profil type du buveur : à l’arrêt de bus, les jeunes filles partagent une «botchka» à 3 heures de l’après-midi ; un jeune homme monte dans un wagon du métro une canette ouverte à la main sans que personne ne s’en étonne ; une bouteille de plastique d'un litre et demie tourne entre cinq jeunes assis sur un banc public ; au coucher du soleil, dans un parc du centre-ville, des amoureux boivent des soft cocktails face à un guitariste nostalgique, une Baltika entre les pieds. A celui qui ne boit qu’une bière, on aime dire qu’«une seule bière ne sert qu’à salir la gorge !». Et lorsqu’on demande à Sacha, 25 ans employé dans une entreprise de construction, ce que font les jeunes le soir, il répond, sans même réfléchir : «Ils boivent !»
La consommation d’alcool de plus de 12° est interdite dans les lieux publics, par conséquent les jeunes boivent exclusivement de la bière ou des soft cocktails, ces nouvelles boissons aromatisées à la vodka, au gin ou à la tequila. Boire est une occupation peu coûteuse pour les jeunes : «Ce n’est pas cher, c’est agréable, il fait beau et nous n’avons pas grand-chose d’autre à faire», explique Sergueï, un jeune étudiant moscovite d’à peine 18 ans, à la sortie du métro Tchistye Proudy. Non pas qu’il n’y ait pas beaucoup de théâtres, de cafés, de cinémas ou de clubs à Moscou. Au contraire ! Mais la vie culturelle et la vie nocturne coûtent cher dans la capitale russe. Alors qu’une bière se paie 30-35 roubles dans les magasins Prodoukty ou les kiosques qui occupent chaque coin de rue de la ville, la moindre consommation alcoolisée dans un café revient à 50 ou 100 roubles. Andreï, 23 ans, boit trois à quatre fois par semaine, après le travail et surtout le week-end sur l’esplanade du centre commercial Okhotnyi Riad, «mais lorsqu’on n’a pas de boulot, on boit tous les jours». A côté de lui, des bouteilles de bières sont posées sur son attaché-case. Pour Vassili, son ami gérant dans un grand hôtel, boire est avant tout un moyen «de se relaxer et de se retrouver». Un gros sac en toile de riz à la main, une babouchka passe et propose discrètement des bières fraîches. Andreï et son ami reprennent deux canettes de 50 cl.
En attendant que le soleil ne se couche, les jeunes continuent de boire. Tiraillés entre les souvenirs omniprésents d’une défunte Union et le modèle du richissime businessman, les jeunes vivent et avancent comme ils peuvent. A côté des néons lumineux des casinos et des bars, les faucilles et les marteaux de l’Union soviétique sont encore présents sur les bâtiments officiels, et pour longtemps semble-t-il.
Photos : © Evangeline Masson