La question foncière en Russie

L'histoire de la propriété, de la propriété foncière en particulier, dit beaucoup sur une société, son fonctionnement, son organisation, sa dynamique. Le concept même de propriété est d'ailleurs très divers dans sa définition juridique, son contenu, les modes d'organisation et de fonctionnement des marchés, sa place dans les stratégies familiales et, enfin et surtout, dans les représentations dont il fait l'objet.


Le cas de la Russie offre ici un cas particulièrement important, d'abord par le caractère très particulier qu'a reçu cette notion à travers l'histoire, ensuite par les avatars qu'a connus la "privatisation" de la terre depuis le début de la transition. Les nombreux conseilleurs, consultants, pays ou organisations internationales, n'ont d'ailleurs pas toujours été parfaitement avisés dans leurs recommandations, et certains malentendus ont pu jouer un rôle négatif dans le cheminement vers l'économie de marché. Nous présenterons d'abord une courte mise en perspective historique avant d'esquisser quelques caractères importants de la période actuelle et de souligner des malentendus qui peuvent subsister.

Une histoire longue de la propriété collective

Il est habituel de faire commencer l'histoire de la propriété collective en Russie au Décret sur la terre de 1917. En effet, ce décret, dû à Lénine, avait consacré pour une longue période l'abolition à peu près totale de la propriété des terres et des logements. Mais auparavant n'avait jamais existé la propriété privée de la terre par celui qui la cultivait, au sens où nous l'entendons, c'est à dire comprenant le droit d'en disposer. Il s'agissait plutôt d'une sorte de propriété féodale, où les paysans, taillables et corvéables par leur propriétaire, étaient en outre attachés au village. Revendiquer la propriété privée ne paraissait d'ailleurs pas une priorité, dans un contexte général de grande pauvreté dans les campagnes.

D'ailleurs, si l'on en croit Jules Michelet[1], "les Russes ont horreur de la propriété. Ils craignent les mauvaises chances, le travail, les responsabilités. Propriétaire, on se ruine. Communiste, on ne peut guère se ruiner, n'ayant rien à vrai dire". Ce propos date de …1851. Et bien longtemps après, si la réforme Stolypine, sous le tsar Nicolas II à la fin du XIXe siècle, avait mis en place un mécanisme devant conduire à terme à une véritable propriété foncière paysanne ("la terre à ceux qui la travaillent"), on doit remarquer que les baux de 49 ans mis en place par cette réforme, sorte de crédit bail devant conduire à terme à l'appropriation par les paysans, n'étaient jamais arrivés à leur terme. (Il est d'ailleurs intéressant de remarquer aujourd'hui que cette durée de 49 ans est précisément celle qui est souvent retenue pour la mise à disposition des terrains à bâtir, en particulier à Moscou).

Après plus de 70 ans de propriété collective généralisée, avec la notable exception des datchas, qui sont d'ailleurs, semble-t-il, le premier véritable "marché immobilier" qui se soit développé avec une certaine transparence, l'apparition de la propriété foncière privée s'est avérée être un long chemin escarpé, semé d'embûches, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il est entouré d'un certain flou. Tant la définition juridique de la propriété foncière que son contenu et le mode de fonctionnement des marchés semblent encore loin d'un état d'équilibre stable.

D'emblée, il importe d'être précautionneux tellement la situation en la matière diffère d'une république à l'autre, d'un "sujet" de la Fédération de Russie à un autre. Les commentaires qui suivent ne sont que des indications sur quelques tendances centrales.

Les premières lois en la matière ont été votées en 1990, d'abord la loi sur la petite propriété paysanne, puis la loi sur la réforme foncière. Cette dernière explicite l'apparition d'une vraie propriété foncière, de type jardins familiaux, d'ailleurs limitée à 600 mètres carrés, ultérieurement étendus à 1.200, pour satisfaire les besoins familiaux, et disposer d'un terrain pour construire sa maison. On retrouve donc ici typiquement la notion de la datcha.

Mais ce droit de propriété, s'il est clairement affirmé, est qualifié tantôt de droit d'utilisation, tantôt de droit permanent; il est précisé qu'on peut en hériter. C'est-à-dire qu'il est en fait privé d'un attribut essentiel du droit de propriété, celui d'en disposer, de vendre à qui l'on veut, quand on veut. Ce sera l'essentiel du débat juridique et politique, qui n'a pas encore trouvé dans les faits son issue définitive, en particulier autour du Code Civil et du Code Foncier, tous deux aujourd'hui approuvés mais pas encore totalement explicites sur le point qui nous intéresse ici.

Un droit de propriété reconnu, un marché foncier encore embryonnaire

A présent, le droit de propriété est reconnu par le Code Civil, et le Code Foncier en explicite le contenu. Depuis 2003, le principe de la revente de la terre est enfin intégré à ce dernier, mais assorti de restrictions. Surtout, le Code foncier ne concerne pas la terre agricole. Quant aux entreprises, elles peuvent librement négocier le terrain d'assiette des usines, qui constitue d'ailleurs parfois leur seul capital.

Pourtant, si le principe juridique est à présent posé, en tout cas pour les terrains urbains et, plus largement, pour les terrains non agricoles, le fonctionnement effectif des marchés fonciers est encore limité et soumis à un certain nombre de blocages, en milieu urbain comme en milieu rural.

En milieu urbain d'abord, si la propriété des appartements dans les immeubles collectifs est maintenant largement répandue, et fait l'objet d'un véritable marché, elle n'est pas sans poser de problèmes dans la mesure où le caractère lacunaire de la loi sur la copropriété et l'émergence lente du métier de syndic immobilier pose de délicats problèmes de gestion, tout particulièrement quand une partie seulement des appartements d'un immeuble a été privatisée. Et le fait que les charges d'entretien apparaissent souvent sensiblement supérieures au loyer antérieur ne font pas toujours apparaître le statut de propriétaire comme un éden, quand bien même la privatisation aurait été effectuée à titre quasi gratuit.

Autre problème, celui de la mise à disposition de terrains à bâtir pour de nouvelles opérations. La situation est ici très diverse, mais un cas de figure revient fréquemment. A Moscou, il existe une obligation qui consiste non pas à vendre le terrain au promoteur, mais à le donner à bail pour une durée limitée. La durée de 49 ans -est-ce un souvenir de la réforme Stolypine?- est fréquemment retenue. En fait, il n'y a pas, le plus souvent, versement d'un loyer périodique, mais versement dès la conclusion de l'opération d'une somme globale censée représenter le loyer capitalisé sur la durée du bail. L'expiration de tels baux ne devant pas intervenir avant… 2042, on peut évidemment s'interroger sur les extrapolations implicites d'inflation et de taux d'intérêt que ces calculs supposent.

L'autre difficulté majeure a trait aux terres agricoles, issues de la privatisation des kolkhozes et des sovkhozes, dont les anciens membres sont devenus "actionnaires" d'une société par actions. Ils disposent donc d'un titre qui leur reconnaît le droit de cultiver une parcelle, mais ils ne peuvent pas la vendre, tandis que ce sont les fonctionnaires régionaux du cadastre qui peuvent, sinon en disposer, du moins interférer sur les mises à disposition.

D'autre part, et c'est là un point essentiel, la fabrication du cadastre n'a rien d'un long fleuve tranquille, et le démembrement des kolkhozes et des sovkhozes a souvent produit une véritable fracture entre la petite minorité des nouveaux agriculteurs indépendants, souvent prospères -par exemple les anciens dirigeants de kolkhoze, qui se sont attribué les machines- et le grand nombre de petits paysans pauvres qui, dans l'hypothèse favorable où ils disposent d'un terrain qui a été délimité, ont le plus grand mal à mettre sur pied une exploitation rentable. Certes, il existe une délimitation des parcelles avec bornage, l'existence d'un cadastre en bonne et due forme n'étant donc pas une condition sine qua non pour faire fonctionner un marché foncier, mais c'est bien l'ensemble des conditions de fonctionnement d'un marché foncier qui fait encore défaut.

Une étape importante vient d'être franchie: la loi sur le commerce des terres est finalement entrée en vigueur au début de 2003. Pour la première fois dans l'histoire de la Russie, elle autorise la vente des terres agricoles, explicitant le Code Foncier qui garantit au citoyen russe la possibilité de posséder une terre et d'en disposer à sa guise.

Toutefois, le démarrage de ce marché est lent et difficile, faute à la fois d'institutions pour le faire fonctionner et d'informations fiables sur les prix. En fait, il n'y a encore que très peu de transactions foncières entre propriétaires privés de terres agricoles. Mais les "nouveaux" propriétaires fonciers commencent à s'organiser collectivement, et déjà le "Front populaire pour la défense de la terre russe" revendique 150.000 membres.

Cette difficulté lancinante pour résoudre le problème de la tenure foncière pour la grande masse de la population rurale reste un problème crucial de la société russe aujourd'hui.

 

* Vincent RENARD est économiste au CNRS

 

[1] Jules Michelet, Légendes démocratiques du Nord, chapitre 5.