L’aéroport de Taxkorgan, nouveau champ de bataille entre Chine et Russie ?

Le 26 avril 2020, le gouvernement autonome du Xinjiang a lancé la construction de l’aéroport de Taxkorgan, ville frontalière avec le Tadjikistan, l’Afghanistan et le Pakistan. Selon le gouvernement chinois, cet aéroport a pour but de promouvoir le tourisme dans l’ensemble de la région. Cependant, le choix de sa localisation semble avoir des objectifs bien différents.


La région de TaxkorganMême s’ils restent en grande partie sous l’influence de Moscou, les pays d’Asie centrale voient depuis quelques années les projets économiques et les investissements massifs de la Chine prendre une place croissante dans leur paysage. Récemment, la Chine a commencé à développer des programmes stratégiques dans cette région et, de fait, l’Asie centrale est désormais considérée comme une nouvelle zone de tensions entre les deux grandes puissances : la Russie tente d’y consolider sa place jusque-là dominante, tandis que la Chine n’a de cesse d’y étendre son influence.

La construction de l’aéroport de Taxkorgan attire l’attention des pays voisins

Au moment où la pandémie de Covid-19 captait l’attention de tous, le gouvernement chinois a lancé la construction de l'aéroport de Taxkorgan, le 26 avril 2020(1). Situé à 13 kilomètres de la ville de Taxkorgan, dans le district autonome tadjik éponyme (Xinjian chinois), et à une altitude de 3 252 mètres, il se verra consacrer un budget total de 1,3 milliard de yuans (soit environ 180 millions d’euros) par le gouvernement régional, appuyé par le gouvernement central. Selon les rapports officiels, cet aéroport a pour but de relier entre elles Urumqi, Aksu et d'autres grandes villes de la région autonome ouïgour et prévoit d'ouvrir des vols vers des grandes villes telles que Pékin, Shenzhen et Xi'an. Les objectifs affichés sont de promouvoir le tourisme local, de stimuler l'économie de la région autonome et, enfin, d’attirer les investissements pour développer les infrastructures locales.

Même si Taxkorgan, située dans le Pamir, est accessible en autobus depuis Kashgar après cinq heures de route, cette destination, en dépit de son environnement idyllique et de la beauté de ses paysages, n’a jamais été prisée des touristes chinois qui préfèrent de loin voyager dans des pays dotés d’infrastructures luxueuses comme le Japon, la Corée du Sud, la Thaïlande et les états européens. Le nombre de touristes chinois dans la région est très faible, sans parler des destinations proches de Taxkorgan comme l'Afghanistan, le Pakistan et le Tadjikistan. A priori, l'idée d’y développer le tourisme semble donc assez irréaliste.

Le doute s’insinue en outre à la lecture d’un reportage publié en février 2019 par le Washington Post(2) affirmant que la Chine stationnerait des troupes dans l'est du Tadjikistan. La garnison se trouverait dans la province autonome du Haut-Badakhchan, adjacente au corridor de Wakhan à la frontière entre la Chine, l'Afghanistan et le Tadjikistan. Le ministère chinois des affaires étrangères a tenu une conférence de presse dès le lendemain de la publication de cet article, afin de réfuter cette information. Le gouvernement tadjik a lui aussi nié l’existence de cette garnison, alors qu’un soldat chinois l’a confirmée lors d’une interview réalisée ultérieurement par le Washington Post dans la ville tadjike de Murghab. Or, l’aéroport de Taxkorgan se trouve juste de l'autre côté de la frontière, non loin de cette base militaire.

La Chine et sa nouvelle route de la soie

L'initiative chinoise de nouvelle Route de la soie, lancée en 2013, est en train de modifier le paysage de la géopolitique mondiale. Ce phénomène est particulièrement manifeste en Asie centrale. La Chine a mis en place de nombreux programmes d’investissements dans les cinq pays de la région : construction de routes et de voies ferrées, de centres commerciaux, investissements dans des centres industriels, etc. En échange, le gazoduc Asie centrale-Chine et l'oléoduc Kazakhstan-Chine, installés par la Chine, alimentent désormais le pays en gaz naturel et en pétrole. Selon un rapport du média officiel chinois Xinhuanet, l'oléoduc Chine-Kazakhstan a ainsi livré près de 11 millions de tonnes de pétrole à la Chine, pour la seule année 2019. La Chine est également devenue la première importatrice de gaz de pétrole liquéfié (VPL) turkmène (99 % de sa production est exportée vers la Chine)(3). Dans la mesure où l'Iran et la Russie se sont progressivement retirés du marché turkmène (l’Iran pour défaut de paiement et la Russie parce qu’elle considérait le prix du GPL trop élevé), la Chine a désormais monopolisé le marché turkmène de l’exportation des ressources.

Par ailleurs, le Tadjikistan est l'un des cinq pays d'Asie centrale les plus dépendants de l'économie chinoise. Le président tadjik Emomali Rahmon, en poste depuis 1992, est un ancien fonctionnaire du Parti communiste local et président de kolkhoze à l'époque soviétique. Dirigeants tadjik et chinois s’entendent donc facilement et ne peinent pas à trouver un consensus économique et politique. Progressivement, les entreprises chinoises se sont donc mises au cours des dernières années à s’implanter au Tadjikistan, jusqu’à quasiment contrôler l’économie du pays. La plupart des mines d’or et d’argent du pays sont par exemple désormais sous le contrôle d’entreprises chinoises(4) qui, en retour, ont construit des infrastructures à Douchanbé. De même, la dette extérieure totale du Tadjikistan appartient à 53 % à la Chine, ce qui est bien supérieur aux 41 % du Kirghizstan. Indirectement, cela explique que le gouvernement tadjik ait accepté l’installation d’une garnison chinoise à l’intérieur de ses frontières et qu’il soit disposé à coopérer avec l'armée chinoise pour mener des exercices militaires conjoints dans la région du Haut-Badakhchan.

La relation sino-russe va-t-elle basculer ?

Bien que Moscou ait perdu son contrôle direct sur les pays d'Asie centrale après la dissolution de l'URSS, la région reste grandement influencée par la Russie sur les plans économique, politique, militaire, culturel et linguistique. Afin de contribuer à y maintenir une stabilité, la Chine et la Russie ont rempli leurs fonctions au cours des deux dernières décennies : la Chine gère le domaine des activités économiques régionales et des investissements ; quant à la Russie, elle domine la sécurité militaire régionale. A priori, les intérêts des deux parties ne s’opposent donc pas et chacune utilise ses propres atouts pour maintenir la stabilité et accroître ses intérêts. Cependant, avec la Route de la soie, les ambitions chinoises se sont accrues : elles touchent dorénavant au domaine militaire, ce qui signifie une rupture de l'accord tacite entre les deux pays.

La Russie, aujourd’hui, fait en outre face à de nombreuses difficultés, prise entre une dégradation de sa relation avec les pays occidentaux depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et la mobilisation qu’implique son engagement au Moyen-Orient. A contrario, la Chine pourrait apparaître comme un partenaire relativement stable.

Le problème est qu’elle manifeste des ambitions grandissantes aux portes de la Russie, notamment en cherchant à y accroître son pouvoir militaires. Ainsi, des exercices militaires conjoints sino-tadjiks sont menés régulièrement et des camps militaires chinois ont été installés à la frontière tadjike. De plus, la Chine, l'Afghanistan, le Pakistan et le Tadjikistan ont convenu en août 2016 du Quadrilateral Cooperation and Coordination Mechanism (QCCM), système de sécurité régionale qui, pour la première fois depuis la fin de l’URSS, exclut la Russie. La Chine serait-elle en train de tester la limite à ne pas franchir avec la Russie ?

Des contrepoids à la Chine ?

Le conflit entre la Chine et l'Inde qui a débuté en juin 2020 a mis en évidence, de manière inattendue, l’importance des relations sino-russes. Même si le secrétaire de presse du Président russe Dmitri Peskov a souligné, lors de la conférence de presse du 17 juin dernier, que la Chine et l'Inde étaient tous deux des partenaires importants de la Russie, cela n’a pas empêché la Russie de vendre à l’Inde, le 2 juillet 2020, 33 avions bombardiers pour un montant de 24,3 milliards de dollars. On peut interpréter cet accord comme la manifestation du besoin de la Russie d’avoir un partenaire stratégique fiable en Asie qui ne mette pas en danger sa propre sécurité stratégique et qui permette de maintenir un équilibre vis-à-vis de la Chine. Or, l'Inde apparaît bien comme un partenaire moins menaçant que la Chine en termes de puissance économique ou militaire, en dépit des critiques de Pékin, qui considère cette vente comme une trahison inacceptable.

On constate aussi que la Russie s’est récemment rapprochée de la Mongolie, visiblement dans l'espoir que cette dernière puisse constituer une zone tampon entre les deux puissances. La Douma russe et le Conseil de la Fédération ont ratifié au cours de l’été 2020 un traité d’amitié et de partenariat stratégique avec la Mongolie, pays que la Russie a par ailleurs invité à rejoindre l'OTSC, offre qui pourrait constituer une véritable menace pour la Chine : en effet, la Russie pourrait dès lors organiser des exercices militaires conjoints avec la Mongolie et, notamment, équiper le pays en missiles Iskander, modèle capable de charger des ogives nucléaires.

Si l’on ne constate pas de conflit ouvert entre la Chine et la Russie, la nature de leurs relations a toutefois graduellement changé. L’Asie centrale est devenue un champ de bataille diplomatique, économique et stratégique pour les deux protagonistes régionaux. Au moment où la Russie fait face à de multiples crises, la Chine, elle, profite de ses atouts économiques et de son marché intérieur à fort potentiel, et essaie de prendre le dessus dans une région où elle a été, elle-même, dominée par la Russie depuis des décennies. De son côté, tout en maintenant des relations amicales avec la Chine, la Russie prend des dispositions pour faire face aux menaces que Pékin pourrait représenter à l'avenir. La concurrence, qui n’était à l’origine que latente, entre ces deux grandes puissances est devenue intense dans la région.

Notes :

(1) Ma Yining, « 新疆第一个高原机场开工 » (Début de la construction du premier aéroport de haute attitude dans le Xinjian), Xinjian Daily, 26 avril 2020.

(2) Gerry Smith, « In Central Asia’s forbidding highlands, a quiet newcomer: Chinese troops » , The Washington Post, 19 février 2019.

(3) The Observatory of Economic Complexity (OEC).

(4) Dirk van der Kely, « The Full Story Behind China’s Gold Mine-Power Plant Swap in Tajikistan », The Diplomat, 14 avril 2018.

 

Vignette : La région de Taxkorgan (source : Wikimedia Commons/Hiroooooo).

* Lifan LIN est étudiant en Master 2 de Relations Internationales et mandarin à l’INALCO.

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Lifan LIN (2020), « L’aéroport de Taxkorgan, nouveau champ de bataille entre Chine et Russie ? », Regard sur l'Est, 21 décembre.

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