« L’affaire Jajinci » : manipulation médiatique de l’opinion publique serbe?

Le 29 octobre 2016, l'annonce de la découverte d'un arsenal d'armes cachées dans une forêt de Jajinci (municipalité urbaine de Belgrade) et à proximité de la maison familiale du Premier ministre serbe, a bouleversé le pays. Le ministre de l'Intérieur, Nebojša Stefanović, a aussitôt émis l’hypothèse d'un attentat déjoué à l’encontre d’Aleksandar Vučić, et l'ouverture d'une enquête a été annoncée.


L'événement du 29 octobre a immédiatement éveillé l'attention des médias locaux. La diffusion rapide d'informations a provoqué de vifs débats et controverses, partageant tant l'élite politique que les journalistes ou l'opinion publique. On peut donc s'interroger sur la nature de ces polémiques, et plus particulièrement sur l'influence des médias. Comment cette découverte a-t-elle été appréhendée, au fil des jours, par les principaux médias locaux ?

Qui est Aleksandar Vučić ?

Issu du Parti progressiste serbe, A. Vučić est le chef du gouvernement depuis avril 2012. Sur la scène internationale, il est présenté comme un nationaliste repenti, conciliant dans les relations avec l'Ouest, et plus particulièrement avec l'Union européenne –à l’adhésion de laquelle la Serbie est officiellement candidate depuis mars 2012–, mais qui continue également à entretenir des liens étroits avec la Russie, l'allié traditionnel de la Serbie.

Sur la scène intérieure, les opposants d’A. Vučić l'accusent de dérives et de tendances autoritaires, lui reprochant notamment d’exercer une censure sur les médias.

Un contexte comparable à celui de 2003 ?

Les médias associent le contexte actuel à celui de mars 2003 : alors qu’elle avait pris la voie de la transition démocratique après la chute du régime de Slobodan Milošević en octobre 2000, la Serbie avait été bouleversée par l'assassinat du Premier ministre, Zoran Đinđić, le 12 mars 2003. Démocrate et pro-occidental, celui-ci avait été tué par un lieutenant-colonel de police proche de S. Milošević.

Cet acte avait marqué, dans les mois suivants, une accélération des réformes et des actions contre la corruption et le crime organisé. Aujourd’hui, si l'État a encore un long chemin à parcourir, son régime est néanmoins qualifié de « démocratie semi-consolidée » par différents acteurs, dont l'ONG Freedom House[1].

Un événement surmédiatisé ?

Alertées par des passants, les autorités serbes ont découvert les armes vers 16 heures. Deux heures après, l'événement faisait la Une des quotidiens tels que InformerNovostiPolitikaKurirBlic ou Danas... et celle des journaux télévisés de RTSPinkN1B92 et Prva.

L'enquête à peine débutée, les hypothèses se sont multipliées, reliant l’événement à d’autres, intervenus préalablement. Parmi eux, le coup d'État déjoué au Monténégro le 16 octobre 2016, dans le cadre duquel est évoqué le possible rôle des services secrets russes ou américains sur le territoire serbe, mais aussi celui de la visite officielle de Nikolaï Patrouchev[2].

Sans réponses claires des autorités[3] et en se fondant sur des spéculations, les médias ont propagé une certaine confusion. La recension des déclarations des politiciens ou analystes, celle des positions adoptées par les médias ou les réseaux sociaux révèlent l’apparition rapide d’un décalage entre deux camps. L'un, que l'on peut qualifier dans ce contexte de « pro-gouvernemental », tente de démontrer qu’une menace pèse sur A. Vučić. L'autre, « anti-gouvernemental », rejette totalement ou diminue l'impact de cette théorie.

Dramatisation d’un « non-événement » ?

Ainsi, Informer ou Pink semblent vouloir dramatiser l'événement. En s'appuyant sur les déclarations de certains membres du gouvernement, dont le ministre de l’Intérieur N.Stefanović, le ministre des Affaires étrangères Ivica Dačić ou le Président Tomislav Nikolić, ils soutiennent la thèse de l'attentat à travers ce qu'ils qualifient de « preuves ». Ils exposent des détails tels que le lieu précis où les armes ont été trouvées et leur type, ou évoquent le nombre de personnes aux « profils douteux » qui se trouvaient sur place avant la découverte. Kurir a d'ailleurs imaginé et publié une image du supposé déroulement de « l'action » : le lieu, le cortège du Premier ministre comme cible et un homme cagoulé muni d’un lance-roquette[4].

Lorsque, deux jours après, des armes ont été à nouveau découvertes dans une voiture volée à Novi Beograd, une autre municipalité urbaine de la ville de Belgrade, et qu’une alerte à la bombe a été déclenchée à proximité de l'appartement du frère du Premier ministre, les tensions médiatiques se sont accentuées, avec des titres comme « Nouveau drame : dans la voiture, des armes et les pièces d'identité de ceux qui ont suivi Andrej Vučić ont été trouvées »[5]. L'absence de nouveaux éléments a suscité un flot considérable d’hypothèses, allant jusqu'au changement de cible: ce n'est plus le Premier ministre qui était visé, mais son frère. Les commentaires se sont multipliés: certains ont fait appel à la compassion à l'égard de la famille Vučić, au sein de laquelle les deux frères constitueraient des « maillons faibles l'un pour l'autre »[6]. D’autres ont mis en cause le travail des services de sécurité et de renseignements[7]. D’autres encore ont assimilé le contexte actuel à celui qui précédait l'assassinat de Zoran Đinđić[8]. Le ministre du Travail, de l’Emploi, des Anciens combattants et de la Politique sociale Aleksandar Vulin, lui, n’a pas hésité à sous-entendre que les États-Unis seraient directement à l’origine de l’affaire[9].

Puis, après cet emballement vraisemblablement destiné à insister sur la gravité de la situation, les déclarations officielles ont été stoppées net par l’interdiction faite par le Premier ministre: l’enquête est en cours.

Beaucoup de bruit pour… autre chose ?

À l'inverse, certains médias, tels B92N1 ou Insajder, se sont montrés plus prudents ou sceptiques. Ils ont repris les positions de politiciens de l'opposition comme l'ancien chef de l’État Boris Tadić, le président du mouvement Dosta je bilo Saša Radulović ou Radoslav Milojičić, membre du Parti démocrate, qui relativisent ou mettent en question « l'affaire ». Le président du Centre de politique de sécurité de Belgrade (BCBP) Miroslav Hadžić, par exemple, juge que les premières déclarations des membres du gouvernement visaient à semer la peur parmi les citoyens[10]. Certains ont aussi soulevé le « coup marketing » ou la « manipulation médiatique » destinés à faire face à la baisse de popularité d'Aleksandar Vučić, confronté à la fronde du Front citoyen « anti-gouvernement » qui lui reproche notamment la censure exercée sur les médias.

Ces médias, tout en prenant au sérieux l’hypothèse d’une tentative d’attentat, s’en tiennent aux faits. Ils font des parallèles avec l'affaire Z. Đinđić et le lynchage médiatique qu'il a subi avant son assassinat, s'interrogent sur la responsabilité des services de sécurité et de renseignements et insistent sur la nécessité d'obtenir rapidement des réponses concrètes. Ils remettent également en question l'objectivité des médias et évoquent des abus. Insajdercritique par exemple Expres et les autres médias qui ont publié les analyses de Milorad Bracanović, ancien membre des services de renseignements de S. Milošević, controversé notamment pour son rôle dans l'affaire Đinđić.

À ce stade, on observe effectivement une surmédiatisation de « l'affaire Jajinci », basée sur peu d'éléments qui ne permettent pas d'établir ce qui s'est réellement passé. Alors que les autorités s’abstiennent d’apporter des éléments de réponse, la machine de la désinformation médiatique a été lancée, basée sur des sources plus ou moins fiables et plus ou moins formelles. Ce cirque médiatique est-il intentionnel ? A-t-il pour objectif de provoquer la confusion au sein de l’opinion publique ? Alors que la déontologie journalistique a clairement été dépassée par certains, d’autres se demandent s’il s’agit maintenant de dénoncer les abus de la liberté d’expression. Reste à attendre les résultats de l’enquête.

Notes :
[1] « Serbia – Nations in transit 2016 », Freedom House.
[2] Le directeur du Service national de sécurité nationale russe (FSB) a rencontré le Président serbe le 26 octobre 2016 à Belgrade, au cours d’une visite impromptue. Il se serait agi de tenter d'apaiser les tensions avec la Serbie qui aurait officieusement « déporté » des espions russes soupçonnés d'avoir participé à la tentative du coup d'État déjoué au Monténégro.
[3] Blic, 30 octobre 2016.
[4] Kurir.sr, 1er novembre 2016.
[5] Informer.rs, 3 novembre 2016.
[6] D'après N. Stefanović, tous les services de renseignements qui ont établi des profils psychologiques des frères Vučić pourraient confirmer un lien fraternel fort qui serait leur « unique point faible ». Par conséquent, si l'on souhaite atteindre l'un, il faudrait s'en prendre à l'autre. Informer.rs, 1er novembre 2016.
[7] Informer.rs, 1er novembre 2016.
[8] Informer.rs, 1er novembre 2016.
[9] B92, 1er novembre 2016.
[10] N1, 2 novembre 2016.

Vignette Capture d’écran de la Une de Kurir du 1er novembre 2016.

* Valentina VOLKOV est étudiante en Master 2 Mention Métiers de l’international (Spécialité Relations internationales) de l'Inalco ; spécialisée sur les questions européennes et la zone de l'ex-Yougoslavie.

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