Depuis le début de la guerre d’ampleur lancée par la Russie en Ukraine, les tensions entre OTAN et Russie se sont cristallisées notamment en Arctique. Le mouvement de militarisation dans lequel s’est engagé la Russie contribue à y alimenter un cycle de provocations réciproques. Toutefois, les conditions logistiques et environnementales rendent un conflit de grande ampleur peu plausible dans la région.
La région arctique, riche en hydrocarbures, terres rares, ressources halieutiques et autres, suscite une forte compétition entre les États, riverains ou pas. Alors que les conséquences du changement climatique commencent à y être perceptibles, la possibilité de l’ouverture d’une nouvelle voie transarctique, entrant en compétition avec la Route maritime du nord (RMN) qui relie Shanghai à Rotterdam en longeant les côtes russes, contribue à l’exacerbation des antagonismes. Des contestations de zones économiques exclusives (ZEE) par les différents acteurs dans l’objectif de s’attribuer une plus grande part de ressources, voire un monopole sur les routes commerciales, s’expriment pour l’instant par des recours juridiques. Toutefois, les postures d’intimidation et la montée des tensions, notamment entre l’OTAN et la Russie dans le contexte de la guerre d’ampleur en Ukraine, pourraient dégénérer en conflit. La militarisation accrue de la région, marquée par des exercices militaires et des investissements stratégiques croissants, laisse même entrevoir un futur où l’Arctique pourrait devenir un théâtre majeur de confrontation internationale.
La cristallisation des tensions
La guerre d’ampleur en Ukraine a cristallisé depuis 2022 les tensions entre l’OTAN et la Russie, transformant l’Arctique en un espace de confrontation politique et stratégique. Plusieurs institutions régionales ont suspendu leurs collaborations avec Moscou, excluant la Russie de nombreuses discussions. Cet ostracisme s’est traduit par la suspension de projets liés aux populations autochtones, à l’environnement et à la sécurité. La présidence tournante du Conseil de l’Arctique, tenue par la Russie jusqu’en mai 2023, a ainsi été marquée par une mise à l’écart progressive, et le passage de relais à la Norvège n’a pas permis de rétablir un dialogue constructif(1). De même, le Conseil euro-arctique de la mer de Barents a refusé d’accorder la présidence à la Russie, provoquant le retrait définitif de cette dernière(2). Systématiquement, Moscou accuse les pays occidentaux d’être responsables de l’échec de la coopération, occultant ses propres responsabilités dans cette rupture(3).
La guerre menée par la Russie a entièrement bouleversé ses relations avec les pays nordiques. La Finlande et la Suède, soucieuses de leur sécurité, ont simultanément entamé une procédure d’adhésion à l’OTAN, concrétisée en 2023 et 2024, malgré l’opposition initiale de la Turquie et de la Hongrie. Cette intégration qui a mis fin à la neutralité historique de la Suède, a également renforcé la perception d’encerclement exprimée par Moscou(4). Maintenant que la mer Baltique est dominée par l’Alliance atlantique, les capacités de projection maritime de la Russie y sont limitées. De plus, la coopération économique russo-finlandaise, notamment dans la construction de brise-glaces indispensables au transport du gaz liquéfié depuis Yamal, s’en trouve menacée.
La militarisation croissante de la région
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, l’Arctique connaît une militarisation croissante, conséquence directe de l’intensification des tensions entre la Russie et les pays occidentaux. La perception mutuelle d’agressivité, renforcée par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, a conduit les États riverains à renforcer leur présence militaire, alimentant un cycle de réponses réciproques et contribuant à une dynamique d’escalade contrôlée mais persistante. Les bases militaires et les exercices interétatiques se sont ainsi multipliés dans le Grand Nord, remodelant le paysage stratégique de la région.
Des bases militaires américaines sont massivement implantées en Alaska et le long des routes maritimes stratégiques du Groenland. De plus, l’OTAN, par le biais des pays nordiques, a renforcé sa présence à proximité de la péninsule de Kola, centre névralgique de la flotte russe du Nord. De son côté, la Russie a réactivé depuis 2020 sa doctrine du « bastion » héritée de la Guerre froide. Moscou a donc modernisé ses capacités militaires en Arctique, rouvrant plus de cinquante bases abandonnées depuis la dissolution de l’URSS, modernisant son armement et poursuivant le développement de sa flotte de brise-glaces nucléaires(5).
Les exercices militaires occidentaux et russes suivent une dynamique d’escalade réciproque. Les données montrent que chaque déploiement ou manœuvre d’un acteur entraîne une réaction symétrique de l’autre, générant un effet d’écho constant. Si l’OTAN se concentre principalement sur des exercices mettant en évidence l’interopérabilité entre ses membres, la Russie privilégie les tests de missiles et les opérations de dissuasion.
Loin d’être un simple phénomène conjoncturel, la militarisation de l’Arctique s’ancre dans une dynamique de long terme, où la dissuasion et le contrôle territorial deviennent des priorités stratégiques. Bien que les acteurs tentent de maintenir leurs opérations sous un seuil d’agression directe pour éviter une escalade incontrôlée, la militarisation de la région s’accélère, traduisant un glissement progressif vers une logique de confrontation, où la dissuasion prend le pas sur la diplomatie.
Les limites de l’hypothèse d’un affrontement en Arctique
La région arctique est ainsi devenue une zone de tensions croissantes entre la Russie et l’OTAN, alimentant désormais les spéculations sur l’hypothèse d’un affrontement militaire dans la région. Si un conflit de haute intensité y est en effet envisageable, il demeure toutefois limité par d’importantes contraintes logistiques et stratégiques.
Le concept de haute intensité implique une mobilisation massive des moyens militaires conventionnels (excluant toutefois le nucléaire)(6). Deux scénarii pourraient susciter un engagement militaire en Arctique. Le premier repose sur une escalade verticale, où un acteur chercherait à s’approprier par la force un territoire ou des ressources contestées. Le second repose sur une escalade horizontale, où un conflit s’étendrait à la région polaire. Dans ces deux cas, les forces en présence seraient confrontées à des défis considérables.
Sur le plan maritime, la Russie dispose d’un avantage décisif grâce à sa flotte de brise-glaces, bien plus performante que celle de l’OTAN. Sur le plan terrestre, la supériorité logistique russe en infrastructures de transport faciliterait le déploiement de ses troupes, tandis que les armées occidentales seraient entravées par l’absence de routes et de chemins de fer adaptés dans l’Arctique nord-américain.
Pour l’Occident, des difficultés technologiques et humaines s’ajoutent à ces obstacles. La Russie bénéficie d’un système de géolocalisation (GLONASS) optimisé pour les hautes latitudes et de troupes spécialisées dans le combat en milieu polaire, alors que les forces de l’OTAN, à l’exception des unités nordiques, manquent d’une formation équivalente. L’environnement arctique, avec ses températures extrêmes et ses contraintes logistiques, compromet la viabilité d’une guerre prolongée.
Il n’en reste pas moins que, bien qu’au cœur d’importantes rivalités stratégiques, l’Arctique apparaît aujourd’hui comme un théâtre improbable pour un conflit de haute intensité. Les coûts militaires et les contraintes logistiques inhérentes à cette région polaire rendent toute opération d’envergure particulièrement complexe et peu rentable, même pour la Russie. En effet, un affrontement direct nécessiterait des ressources considérables, tant en moyens technologiques qu’en infrastructures adaptées aux conditions climatiques extrêmes, ce qui pourrait dissuader les puissances impliquées de s’y engager activement.
Si la Russie possède une meilleure préparation militaire pour opérer dans ce milieu hostile, elle ne dispose actuellement pas des capacités nécessaires pour ouvrir un nouveau front, étant déjà largement mobilisée sur le territoire ukrainien. En outre, malgré des rapports qui semblent alarmistes pour l’Occident, l’OTAN et les États-Unis restent tout de même très bien équipés et parfaitement opérationnels dans la région. La communication stratégique ne doit pas fausser la réalité : la Russie a en effet davantage besoin de prouver qu’elle dispose de capacités importantes, tant pour des raisons de politique intérieure, qu’extérieure. Ainsi, elle n’hésite pas à rendre publics son investissement et le développement militaire dans la région. Au contraire, l’OTAN et les États-Unis ne souffrent pas d’un tel déficit d’image. Par conséquent, ils ne communiquent pas autant sur leurs activités en Arctique.
Aujourd’hui, un cessez-le-feu en Ukraine permettrait probablement à la Russie de redéployer une partie de ses ressources vers le renforcement militaire de l'Arctique, notamment en consolidant sa flotte du Nord. Toutefois, l’épuisement considérable de ses forces dans le conflit ukrainien limite ses capacités à s’engager dans une nouvelle confrontation militaire de grande ampleur avant au moins plusieurs années. Dans ce contexte, Moscou pourrait privilégier une stratégie d'influence indirecte, en exploitant la montée des tensions entre les États arctiques, accentuées par les déclarations de Donald Trump et de son entourage sur le Groenland, pour justifier une poursuite de sa militarisation de la région. Parallèlement, Vladimir Poutine pourrait relancer certains projets économiques stratégiques, tels que la constitution d'une flotte marchande arctique, potentiellement en partenariat avec la Chine. Une telle démarche lui permettrait de défier l’OTAN non pas sur le plan militaire mais sur celui de l’économie et de la géopolitique.
Notes :
(1) Observatoire de l’Arctique, Bulletin mensuel, n° 37, février 2023.
(2) « Trio Presidency of the Barents Euro-Arctic Council of Finland, Sweden and Norway », The Barents Euro-Council, n.d.
(3) « Déclaration du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie sur le retrait de la Russie du Conseil euro-arctique de la mer de Barents », Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 18 septembre 2023.
(4) « Why Sweden Joined NATO – a paradigm shift in Sweden’s foreign and security policy », Government Offices of Sweden, 17 avril 2024.
(5) Jonas Winkel, « The Impact of the Ukraine war on the Arctic », AIES, mai 2023.
(6) Elie Tenenbaum, « Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ? », IFRI, juillet 2023.
Vignette : Émergence du sous-marin USS Connecticut (SSN 22) à travers la glace de l’océan Arctique lors de l’exercice ICEX 2011 (source : Kevin S. O'Brien, U.S. Navy/www.defense.gov).
* Clara Accard est historienne, diplômée du master Expertise des conflits armés de la Sorbonne.
Pour citer cet article : Clara ACCARD (2025), « L’Arctique, future zone d’affrontement entre l’OTAN et la Russie? », Regard sur l'Est, 19 mai.