L’art contemporain dans le Caucase du Sud

L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie. Ex-républiques soviétiques, obéissaient autrefois à un seul centre, Moscou. Ils jouissent aujourd'hui d'une indépendance aussi nouvelle que fragile. Les réseaux culturels tardent à s'organiser faute de moyens. Pourtant les artistes existent, travaillent et offrent des œuvres d'une grande qualité.


Du temps de l'URSS, la scène artistique de ces pays répondait aux exigences dictées par l'idéologie communiste et aux normes du réalisme socialiste. Pourtant, dès les années 1970-80 (et parfois même avant), des courants alternatifs ont commencé à se profiler. Bien que menacés par de hauts fonctionnaires, certains groupes d'artistes « clandestins » ont créé des œuvres particulièrement originales, souvent imprégnées de revendications et de contestations politiques.

Depuis la Perestroïka et surtout la chute du mur de Berlin, les bouleversements politiques, économiques et sociaux se sont succédés et ont fortement déstabilisé ces pays. Des changements étaient, certes, nécessaires, mais avec eux, une longue période d'incertitudes, de troubles et de quêtes s'ouvrait.

En voyant l'ancien régime s'écrouler, les artistes arméniens, azéris et géorgiens ont enfin eu accès à la liberté de création. D'immenses opportunités semblaient alors s'offrir à eux. De nombreux groupes informels se sont mis à organiser des expositions et des colloques. Des centres d'art contemporain ont commencé à voir le jour. Désormais, il était possible de sortir de l'isolement culturel dans lequel avaient été plongées les républiques soviétiques : les artistes pouvaient voyager librement, recueillir des informations concernant la création contemporaine occidentale, suivre l'actualité artistique internationale et peut-être même y participer.

Alors que l'enthousiasme gagnait la grande partie de la scène artistique du Caucase du Sud, les structures étatiques se désagrégeaient. Du temps des soviets, il existaient des Unions des artistes dans chaque république : l'artiste bénéficiait d'un salaire, d'ateliers gratuits et d'une reconnaissance « facile ». Ces Unions existent encore, mais n'ont pas le même statut qu'autrefois, ni surtout le même soutien de l'Etat. En effet, n'ayant à disposition que des budgets très restreints, les ministères de la culture ont beaucoup de peine à continuer à financer ces Unions, mais également à entretenir les musées, les théâtres, les opéras, les écoles d'art… De plus, les bouleversements politiques ont abouti à une situation de crise (pénurie, corruption, instabilité politique, guerres…). De ce fait, les gouvernements n'accordent que très peu d'importance à la culture, les priorités étant ailleurs…

Toutefois, en vue d'une restructuration de la scène culturelle arménienne, azérie et géorgienne, des actions indépendantes, particulièrement courageuses, de certains opérateurs culturels et de quelques personnalités ont donné lieu à des manifestations artistiques de qualité.

Le rôle actif des membres de l'université

Tout d'abord, il faut noter que les lieux de formation, c'est-à-dire les universités et les écoles des Beaux-Arts, tentent d'entreprendre une révision des programmes éducatifs. Les cursus actuels sont basés sur l'enseignement pratiqué sous l'ancien régime. Ils paraissent sur plusieurs points rigides et obsolètes. Conscient de ces défaillances, le recteur de l'école des Beaux-Arts de Tbilissi, Gio Bugadze, espère mener des réformes afin de donner à ses étudiants une formation plus complète, en les initiant notamment à la création contemporaine.

Mais tout cela demande des moyens matériels (surtout dans le domaine des multimédias). Or rappelons que la Géorgie connaît de nos jours encore de régulières coupures d'électricité … A Bakou, Leyla Akhundzadhe, professeur à l'Académie des Beaux-Arts, est à l'origine de deux expositions récentes « Les Ailes du Temps » (2000) et « L'Orientalisme vu de l'intérieur et de l'extérieur » (2002) réunissant de nombreux artistes d'Azerbaïdjan. Ces événements offrent l'opportunité aux jeunes générations de présenter leurs œuvres. Suite à ces expositions, deux groupes ont vu le jour « Sexe 2000 » et « Les Ailes du Temps ». Ce dernier est dirigé par Leyla Akhundzdhe, qui grâce à cette association, donne la possibilité à ses étudiants et aux jeunes artistes de participer à des ateliers de création, d'exposer régulièrement, de prendre part à des conférences…

Les projets de grande envergure et internationaux

Parallèlement au milieu universitaire, des projets d'envergure, structurants et attractifs, se développent. A Bakou, en 1997, ont été fondé le centre de culture moderne « ARTS etc. » notamment avec l'artiste Chingiz Babayev et le groupe « Labyrinthe » avec Sanan Aleskerov, Sabina Shikhlinskaya, Ujal Akhverdiyev, Elnur Babayev, Elena Akhverdiyeva, Eliyar Alimirzoyev, Guseyn Akhverdiyev, Ayten Rzakuliyeva, Shahin Shihaliyev, Museyib Amirov, Zakir Guseynov. Le centre « ARTS etc. » offre une bibliothèque très fournie concernant la création contemporaine. Le groupe « Labyrinthe » a organisé des expositions sous le nom générique de « Land Art », soulignant ainsi l'engagement des artistes sur les questions d'environnement. Ces projets ont réunis de grands artistes azéris comme Chingiz Babayev, Sanan Aleskerov, Teimur Daimi,… ainsi que des artistes venus d'Europe et d'ailleurs.

Par ailleurs, le premier festival international de photographie a été organisé en novembre 2002, sous l'impulsion de l'Union des photographes d'Azerbaïdjan. Ce projet a réuni plus d'une centaine de photographes locaux et étrangers, et a donné lieu à une gigantesque exposition. Les membres de l'Union espèrent réaliser très prochainement un deuxième festival.

A Erevan, le centre Hay-Art dirigé par Ruben Arevshatian constitue un véritable noyau de la création contemporaine arménienne. Il en va de même pour le centre arménien d'art contemporain expérimental NPAK fondé en 1992 par Sonia et Edward Balassanian. Ces deux centres organisent régulièrement des expositions, des rencontres, des projections d'art vidéo. Ils ont également su tisser des liens étroits avec certaines structures internationales.

En effet, le NPAK a été chargé, à plusieurs reprises, de mettre en place le pavillon arménien pour la Biennale de Venise. Ajouté à cela, il faut noter que l'importante diaspora arménienne est particulièrement active dans le domaine culturel et contribue à la promotion des artistes contemporains. De nombreuses associations ont été créées, comme par exemple « Utopiana » fondée par Anna Barseghian et Stefen Kristensen. Basée à Genève, cette structure s'efforce de combattre l'isolement intellectuel et artistique en Arménie en développant des échanges, en organisant des expositions, des rencontres, en cherchant des partenaires…

Autre initiative remarquable en Arménie: la Biennale de Guymri dirigée par Azat Sargassian et Vazgen Pahlavuni-Tadevosian. La première biennale a eu lieu en 1998, à Gyumri, ville entièrement détruite par le tremblement de terre de 1988. Anciennement Leninakan, Gyumri était l'un des centres culturels les plus importants d'Arménie. A travers les trois Biennales qui se sont tenus, les organisateurs ont su constituer une véritable plate-forme d'échanges, faisant intervenir à chaque fois des artistes arméniens et étrangers. L'une des idées fondamentales est de constituer un pôle de création décentralisé (Erevan, détenant le monopole de la création contemporaine). La quatrième Biennale se tiendra pendant l'été 2004.

La Géorgie offre un panel large d'artistes brillants et reconnus : Manana Dvali, Shalva Khakhanashvili, Iliko Zautashvili, Koka Ramishvili, Mamuka Djaparidze, Mamuka Tsetskhladze, Niko Tsteskhladze, Temo Javakhishvili, Oleg Timchenko, Guram Tsibakhashvili... De nombreux groupes artistiques (souvent à l'initiative des artistes eux-mêmes) se sont formés, menant des projets étonnants, souvent au caractère provocateur. Mais, comme le note Iliko Zautashvili, la guerre civile, l'émigration massive, la criminalité, la médiocrité, le conformisme, le non-professionnalisme ont parfois nui à la création d'infrastructures culturelles durables. Pourtant ces dernières années, la Géorgie, et plus particulièrement Tbilissi, connaît une véritable renaissance : création de groupes de jeunes artistes comme Goslab, dirigé par Gio Sumbadze, mise en place de centres comme New Art Union avec Rusiko Oat, Michael J. Kobuladze et Nana Kirmelashvili, Caucasus Art Centre grâce à Lado Burduli, activités grandissantes de galeries progressistes comme la Ngallery de Nino Metreveli…

Ainsi, suivant un processus lent, des structures commencent à avoir une véritable assise dans les pays du Caucase du Sud. Ce qui, de toute évidence, donne la possibilité aux artistes d'exposer, de se faire connaître, donc de vivre (ou du moins survivre…). Toutefois, les scènes artistiques d'Arménie, d'Azerbaïdjan et de Géorgie doivent continuer à mener une double mission : d'une part, forger une identité propre et de l'autre, parvenir à s'imposer sur la scène artistique internationale.

Financement et indépendance morale

L'immense majorité des actions artistiques n'auraient jamais vu le jour sans le concours de fonds étrangers (européens et américains). Ces « interventions » extérieures ont certes permis la création de centres d'art contemporain et la mise en place de projets artistiques, mais elles ont également déstabilisé la scène artistique locale. Les promesses de certaines structures occidentales n'ont pas toujours été suivies d'effet, ce qui a suscité de nombreuses déceptions. Par ailleurs, les invitations envoyées par des commissaires étrangers à participer à des expositions internationales ont fait naître une sorte de méfiance chez les artistes, qui avaient parfois l'impression d'être exposés plus pour leur identité nationale que pour la qualité de leurs œuvres. Pour finir, certains ont justement compris que les soutiens financiers de l'étranger, engendrait un système de dépendance, semblable à celui de l'URSS, où toutes actions culturelles dépendaient du bon vouloir de Moscou; système qui contribuait à alimenter une mentalité clientéliste.

Conscients de ces débats fondamentaux, artistes, opérateurs culturels, institutions, journalistes, penseurs mènent des réflexions afin de trouver une solution viable pour la scène artistique de leurs pays. En octobre 2003, un événement majeur s'est produit à Tbilissi, allant justement dans ce sens. Né de l'initiative de Shalva Khakhanashvili, le premier 1er Forum international d'Arts Visuels, Caravansérail, s'est tenu dans la capitale géorgienne. M. Khakhanashvili, artiste, commissaire indépendant et directeur du Centre de Coordination Culturelle Caucase-Europe (basé à Paris) a réussi à mobiliser de nombreux partenaires locaux comme la Ngallery de Nino Metreveli, la New Art Union, le Centre de développement d'art contemporain… Ce projet a bénéficié d'un soutien aussi bien local (la municipalité, le Ministère de la culture, des sponsors géorgiens) qu'international (l'Institut français, le Goethe Institut…). Durant une semaine les visiteurs ont pu participer à des rencontres, conférences, expositions, projections vidéo…

Le leitmotiv de cette manifestation était de rendre plus lisible la création artistique du Caucase du Sud, en créant une plate-forme régionale capable d'accueillir des artistes étrangers et de promouvoir les artistes des pays du Caucase du Sud. Cette initiative mérite d'être remarquée et saluée, car elle est née d'une volonté de créer une assise structurante locale (et, d'une certaine manière, indépendante) répondant avant tout aux besoins et aux exigences des opérateurs culturels et des artistes d'Arménie, de Géorgie et d'Azerbaïdjan.

Par Milana CHRISTITCH

Vignette : cérémonie d'ouverture de l'exposition « Molla Nasreddin-2008 », Professeur Leyla Akhundzadeh en compagnie du Ministre de la Culture, Bakoi, 2008. (https://www.azercartoon.com/fotography.htm)

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