Le 26 septembre, la Commission Européenne donnait son feu vert à l’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne. S’ils n’ont pas caché les efforts encore à fournir, les messages officiels délivrés par les autorités locales affichaient une satisfaction et un optimisme que visiblement la société dans son ensemble ne partage pas autant. On peut y voir le signe d’un pays frileux comme celui d’une société civile en pleine ébullition, préférant le doute à la passivité béate. C’est manquer probablement dans les deux cas le véritable enjeu: quel impact tangible pour les débats entre intellectuels en Roumanie ?
Durant les semaines qui précédèrent et suivirent la confirmation par l’UE du calendrier de l’adhésion roumaine, les journalistes et les intellectuels, qui façonnent peut-être l’opinion tout autant qu’ils se font les humbles ou brillants interprètes de ses pulsations profondes, n’ont pas laissé le monopole de la question communautaire aux instances politiques et dirigeantes[1].
L’optimisme en question
L’optimisme officiel s’est vu questionné, avec une acuité dont beaucoup ont toutefois reconnu qu’elle aurait dû surgir bien plus tôt, pour contrebalancer la tendance d’une certaine presse à diffuser, à propos de l’UE, une "information stérilisée, neutre, inintéressante". Des voix se sont levées pour dire leur gêne à "l’idée d’accepter tout ce qui vient de l’UE comme une illumination absolue". Et l’annonce positive de la Commission n’a finalement pas déclenché d’euphorie généralisée, mais une vague de commentaires prudents pour ne pas dire désenchantés: "Cela sera-t-il bon, néfaste? Plus possible de toute façon, de faire marche arrière". De ce relativisme ambiant jaillissent même des critiques franchement hostiles à l’adhésion ou tout du moins à son calendrier: l’Union n’agirait que par "intérêt géostratégique et économique", ce dont "la Roumanie sera la grande perdante, sommée qu’elle sera de faire au plus vite tout ce qui la désavantage, tandis qu’il lui sera dans le même temps refusé tout ce dont elle pourrait tirer parti".
Une dialectique originale
Il n’y a sans doute pas lieu d’en conclure mécaniquement à la montée d’un euroscepticisme en Roumanie, tant le débat se pose là-bas sur une dialectique originale, qui cherche autant à comprendre ce que la Roumanie peut et doit attendre de l’UE que l’inverse. Or, à responsabilités partagées, torts partagés : "l’UE n’a pas besoin d’un partenaire aussi dramatiquement faible, pas plus que la Roumanie n’a besoin d’une Union aussi tolérante", pouvait-on lire sous la plume d’un politologue, en 2003 il est vrai. Mais trois années supplémentaires et un feu vert de la Commission n’empêchent pas une plume d’émettre encore l’hypothèse que "nous ne sommes pas préparés pour devenir un pays européen moderne"…
"Sceptiques, en proie au doute et indécis", les Roumains ne le sont donc finalement pas plus vis-à-vis de l’Europe que vis-à-vis d’eux-mêmes. Avec ce risque de sombrer parfois dans un penchant pour l’auto dépréciation dont un éditorial dénonçait récemment les limites avec malice: "comment continuer de geindre, à présent que l’Occident nous accueille dans l’un de ses clubs les plus sélects? Il va nous falloir renoncer à la rhétorique de la marginalisation"[2].
Et voilà comment ce qui pourrait passer pour une brutale flambée d’euroscepticisme doit, sans être minimisé, nuancé voire en partie considéré comme un goût plus général pour le doute et la remise en cause. Lequel goût apparaît lui-même à certains comme simple "aliénation à une mode" ridicule! "Les intellectuels européens sont plutôt sceptiques ou disons réservés s’agissant de l’UE, et il existe en général chez nous cette conviction que celui qui doute est plus intelligent que celui qui croit. Etre euphorique c’est être bête. Sabrer le champagne, abusivement fêtard. S’embrasser les un les autres, pathétique. La nouvelle de l’adhésion à l’UE, c’est avec sobriété qu’il faudrait la recevoir, avec une grimace de Sisyphe qui, en plus, sait ce qu’il fait, ce qui l’attend et pourquoi".
Pour qui l’encre coule-t-elle?
Il est tout à fait légitime et même rassurant que les Européens s’intéressent au débat qui agita les élites intellectuelles roumaines à l’annonce de l’adhésion programmée du pays: on voit qu’il fut contradictoire, pluriel et passionnel, ce dont on peut se réjouir tout en craignant que son enjeu véritable ne réside ailleurs, dans des limites que n’ignorent pas ses propres acteurs: "il existe une cohorte d’intellectuels pour s’exprimer, reste à savoir à qui ils s’adressent". L’information relative à l’UE s’élabore en effet dans la ville, y circule à travers ses colloques et ses médias. Elle pénètre mal en revanche dans le milieu rural où vit encore la plus grande partie de la population roumaine. Un monde où "le citoyen découvre «ce qui l’attend avec l’UE» par le vétérinaire".
Devant pareille étanchéité (à laquelle se heurte d’après lui la presse écrite, "inexistante" au village, mais aussi la télévision), l’auteur d’une chronique régulière sur l’Europe dit fonder une partie de son espoir sur les "c_p_unarii", ces Roumains travaillant à l’étranger, et que par extension l’on nomme "cueilleurs de fraises" en référence aux nombreux saisonniers qui assument en Espagne cette mission. De retour au pays, "ils sont dans leur village des «agents de l’intégration» plus efficaces que n’importe quelle campagne", assure un papier vieux d’une année, tandis qu’un autre, plus récent, les présente encore comme la "source la plus crédible d’information sur l’Europe, en ce sens qu’elle parle d’une «Europe vécue» .
Un espace public à (re)construire
Ce phénomène et l’importance qui lui est accordée me semble révéler deux vérités essentielles : celle d’une Roumanie où la soif de savoir et la curiosité de comprendre tachent de s’assouvir à tous les niveaux, par tous les moyens. Celle, aussi, d’un morcellement problématique de l’espace alloué au débat. Certes, le retour d’expérience du "cueilleur de fraises" est forcément bienvenu, car nul doute qu’il est riche d’enseignements concrets, heureux ou moins heureux. Mais cette forme de connaissance individuelle et circoncise, dont bénéficie le cercle privé de la famille et des amis, ne saurait compenser l’exigence d’une plus vaste publicité du débat sur l’Europe. Il est d’ailleurs assez révélateur d’entendre d’un côté les urbanistes au sens propre, de l’autre les intellectuels au sens figuré, déplorer l’absence en Roumanie de véritable(s) espace(s) public(s).
C’est à la fois ce qui fait la fragilité actuelle de la société civile roumaine, et ce qui la rend plus incontournable que jamais, au moment de bâtir cet espace. Elle mérite en ce sens une attention redoublée de l’Union Européenne.
Vignette : travailleur saisonnier roumain en Espagne (photo libre de droits, attribution non requise).
* Julien TRANSY est chargé de coordination sur un projet franco-roumain de coopération non-gouvernementale.
[1] Les archives et numéros récents des revues Revista 22 et Dilema Veche, reconnues comme deux hebdomadaires majeurs de l’élite intellectuelle roumaine, ont servi de base principale à l’élaboration de cet article. Sauf mention, toutes les citations en sont extraites.
[2] Ziua, 27/10/06