Le développement de l’Oural sous l’ère soviétique

Entretien avec Sabine Dullin, maître de conférence à Paris I et chercheur associée au centre russe de l'EHESS.


RSE: Pourquoi l'URSS a-t-elle fait le choix de développer l'Oural? Quelle a été sa politique dans ce domaine?

Sabine Dullin: L'Oural est une vieille région industrielle, ses monts constituent une réserve connue et exploitée depuis la fin du 16ème siècle. Il s'y trouverait près de cinquante éléments du tableau de Mendeleïev: de l'or, de l'argent, du platine, du cuivre, du fer, du nickel, du manganèse... Du temps de Pierre le Grand, Demidov y avait installé les premières forges. Plus tard, la situation de l'Oural a quelque peu périclité du fait de l'absence de gisement de charbon. Du fait de la richesse forestière, toute la métallurgie se faisait au bois.

Le développement soviétique de l'Oural s'est fait dans le cadre du premier plan quinquennal, lancé par Staline en 1928. Cette région était particulièrement concernée puisque l'exploitation des ressources minières y offraient de vastes perspectives. Le Gosplan, avec l'aide du Commissariat à l'Industrie lourde, met alors en place la politique de développement. Cette dernière a pris deux formes. En premier lieu, le pouvoir a régénéré de vieux centres industriels comme celui de Nijni-Taghil. Ensuite sont apparus des centres sidérurgiques créés ex nihilo, comme celui de Magnitogorsk, au pied de cette montagne que l'on nommait la Magnitaïa. Dans les années trente, quatre grands combinats sont construits: Nijni-Taghil, Tcheliabinsk, Magnitogorsk -qui est le plus grandiose- et Orsk-Novotroïtsk. Du fait de l'absence de charbon, toute l'industrie sidérurgique et métallurgique de l'Oural est reliée à un gisement de Sibérie occidentale. L'ensemble, qui s'étend sur presque 2000 km se nomme l'Oural-Kouznetsk.

En ce qui concerne les motivations, il faut surtout retenir l'aspect pionnier du projet russe: le fait de se tourner vers l'est et de s'attaquer à des zones vides. La considération stratégique a sans doute joué, mais pas de manière déterminante, puisque par exemple, l'industrie ukrainienne, qui était très exposée, a poursuivi son développement avant la guerre.

Quel type de main d'oeuvre rencontre-t-on sur les chantiers? Comment a-t-elle été attirée?

Contrairement à l'image préconçue d'une classe ouvrière entièrement formée de paysans, dans les vieux centres comme Nijni-Taghil, ce sont les ouvriers spécialisés, issus d'un recrutement local, qui sont majoritaires au début du développement. Ceux-là se transmettent leur savoir-faire de père en fils.

Dans les sites comme celui de Magnitogorsk, les autorités ont beaucoup plus recours à une population rurale. Dans un premier temps, il s'agissait plutôt de travailleurs saisonniers prêtés par les kolkhozes aux grands chantiers. Kotkin décrit d'ailleurs certains contrats concernant Magnitogorsk: en échange de la main d'oeuvre, le chantier fournissait des machines. Dans un deuxième temps, les autorités ont essayé de supprimer le caractère saisonnier de cette main d'oeuvre.

Par exemple, sur le chantier de Magnitogorsk, 300.000 à 400.000 personnes arrivaient chaque mois: il s'agissait donc d'une main d'oeuvre tout à fait fluctuante. Pour stabiliser ces travailleurs, la législation a même été modifiée: dans l'Oural, il y a eu une loi permettant de travailler jusqu'à -41°C. Ainsi, même pendant les mois d'hiver, le chantier pouvait fonctionner. Dès lors, pour les paysans ouraliens, l'exode rural est devenu définitif. Car il faut effectivement rappeler que dans le cas de Magnitogorsk, les travailleurs sont essentiellement issus de l'Oural. En règle générale, si en 1939 la région compte 10,5 millions d'habitants, 70% de la population citadine provient de la région. Ce n'est qu'au milieu des années trente que se feront les arrivées de main d'oeuvre extérieure. Cela concernera les régions proches comme la Volga, le Kazakhstan ou la Bachkirie: en somme, toutes les régions qui entourent les sites métallurgiques de l'Oural.

En ce qui concerne la formation de ces travailleurs, des facultés ouvrières avaient été ouvertes dans le cadre de la révolution culturelle. Mais la plupart de la main d'oeuvre formée l'est autour de Moscou. Elle part ensuite pour l'Oural. Les instituts spécialisés se développeront plutôt après la guerre. Boris Eltsine, par exemple, sort en 1955 de la Institut polytechnique de Sverdlovsk.

Pour attirer toute la main d'oeuvre, les autorités ont mis en place une politique de recrutement relativement volontariste. Des bureaux de recrutement sont ouverts par le Commissariat au Travail, tandis que le Conseil Suprême de l'Economie Nationale lance des campagnes et envoie des agents dans les villages. Mais on assiste aussi à des recrutements forcés. En 1930, après le procès du Parti industriel, un certain nombre d'ingénieurs spécialisés a été envoyé à Magnitogorsk.

Les chantiers ont aussi eu recours à des spécialistes étrangers: quelques uns sont venus d'Ukraine, attirés par des salaires supérieurs, et puis il y a les travailleurs occidentaux. A la fin de l'année 1930, le chantier de Magnitogorsk emploie quatre-vingt-six ingénieurs étrangers, deux cents ouvriers spécialisés allemands (dont le futur Erich Honecker) et soixante-dix travailleurs américains dont trente communistes. Il faut cependant savoir que la présence de ces travailleurs ne constituait pas une spécificité des chantiers ouraliens: ils sont aussi dans les grandes industries du Centre, même au milieu des années trente. On en a beaucoup parlé pour les grands chantiers, mais leur nombre y est assez limité: à Magnitogorsk, il ne dépasse pas le millier. L'apport étranger s'est plutôt fait en nature: dans le cadre du premier plan quinquennal, des machines outils ont été importées.

L'arrivée des travailleurs étrangers a aussi été décrite par Ilya Ehrenbourg, dans son ouvrage Le Deuxième jour de la création, qui raconte la construction du combinat de Kouznetsk.

Bien sûr, l'appoint de la main d'oeuvre a été apporté par les dékoulakisés et autres colons spéciaux, qui seront nombreux sur les grands chantiers, moins sur les sites anciens. En 1931, ils sont déjà 50000 à Magnitogorsk.

En somme, on peut dire que le recrutement, forcé ou non, a été efficace puisque au début du plan quinquennal l'Oural comptait 42000 travailleurs; à la fin du plan ils sont 305000. Tous ces afflux de population, et surtout ceux des étrangers, ont contribué au mythe du premier plan quinquennal avec ses grands combinats et ses villes sorties de rien. Par exemple, à Magnitogorsk, la population atteint déjà 200000 habitants en 1932. L'image d'une forte mobilisation et des komsomols enthousiastes subsiste.

Bien sûr, cela n'est qu'une vitrine derrière laquelle se cache simplement le développement d'une industrie qui existait déjà, mais qui prend son ampleur pendant la période soviétique. En ce qui concerne les chiffres, il faut garder une certaine réserve. Sans compter que les statistiques de fin de plan étaient souvent truquées: les directeurs d'entreprise de la région avaient tout intérêt à faire apparaître l'Oural comme une région dynamique. A la fin des années trente, l'Oural serait la troisième région industrielle d'URSS, derrière le Centre et la région du Don et du Dniepr. Le moteur de développement de la région tourne essentiellement autour de la métallurgie, de la sidérurgie et de l'industrie mécanique. Des machines-outils sont construites à Sverdlovsk, qui en 1939, est la plus grosse ville avec 425 000 habitants. A Tcheliabinsk, ce sont des tracteurs et des machines agricoles qui sont produites, à Nijni Taghil du matériel ferroviaire.

Les déportés constituent-ils une spécificité du développement de la région?

Le nord de l'Oural est une zone de déportation ancienne. En revanche, dans les parties du centre et du sud (qui constituent la région économique de l'Oural), le phénomène de colonisation par des déportés se développe plutôt autour de 1930. Enormément de dékoulakisés, de toute catégorie, arrivent entre 1930 et 1931. En fait, l'Oural est davantage une zone de déportation spéciale qu'une zone de camp, même si le Goulag y est bien sûr présent. La majeure partie de ces koulaks vient d'Oural, ils font souvent partie de la catégorie des "ennemis du peuple". Plus tard, un certain nombre de contingents proviendront du Nord Caucase -26000 familles-, d'Ukraine -32000 familles- et dans une moindre mesure, de Biélorussie et de Crimée. Cela apporte de nouvelles minorités nationales à l'Oural puisqu'il semblerait que les gens soient ensuite restés.

L'Oural a certes la caractéristique d'être une région de déportation, elle n'est cependant pas aussi hostile que la Sibérie orientale. On peut donc s'y déplacer et rejoindre les centres industriels. De toute façon, la relégation obligeait les gens à rester dans la région un certain temps. De plus, l'Oural n'est pas une zone de déportation qui a accueilli les peuples déportés après la guerre, les peuples dits "punis". En 1947, arrive une nouvelle vague de déportés paysans, suite à la loi sur la protection de la propriété socialiste.

Une chose demeure certaine: à la veille de la guer re, l'Oural est la région qui compte le plus de déportés spéciaux, juste avant la Sibérie, avec en 1938, environ 244 300 personnes réparties dans 299 colonies. Dans l'après-guerre, même si le nombre de déportés continue à augmenter -ils sont 238000 en 1945, 264 300 en 1950 et 236 600 en 1953-, il croît cependant bien moins vite que celui du Kazakhstan -un million en 1953-, de la Sibérie occidentale ou encore de l'Asie centrale. Ce phénomène tend à transformer la société et joue sur les types de population présents.

L'Oural est une des régions qui a le plus connu les relations entre le monde des libres et celui des non-libres. Même si les dékoulakisés ont davantage été envoyés dans le nord, pour l'abattage forestier ou encore la pêche, ils ont aussi servi sur les grands chantiers. Ainsi, ils côtoyaient le monde des travailleurs libres. Il serait intéressant de connaître le nombre de mariages entre libres et non-libres en Oural. En effet, c'est un phénomène que l'on met maintenant en avant, on s'aperçoit de plus en plus qu'il y avait une grands perméabilité entre les deux mondes. Mais si des minorités ukrainienne ou nord-caucasienne sont restées, dans sa majeure partie, la population demeure, tout de même, russe.

Un phénomène ou un plan quinquennal a-t-il déterminé le développement de l'Oural?

Au moment de l'invasion allemande, et entre juin 1941 et décembre 1942, des entreprises industrielles, en particulier d'Ukraine, ont été évacuées vers l'est. Le centre de gravité de l'industrie de défense soviétique s'est déplacé. L'Oural a été une des régions qui a accueilli le plus de ces usines démontées: sept cent entreprises y ont été installées, c'est-à-dire environ la moitié des usines évacuées. Pratiquement cinq cents d'entre elles, ce qui est énorme, ont été remontées dans la région de Sverdlovsk. C'est pourquoi la région aura un rôle fondamental pendant la guerre: l'Oural assure la production de 40% des armes envoyées au front.

Ce nouveau développement va jouer aussi sur les équilibres intérieurs de l'Oural: ces nouvelles usines ont besoin de main d'oeuvre. Les autorités se tournent alors vers le monde paysan, ce qui va entraîner une baisse très forte de la population kolkhozienne pendant la guerre, environ 45%. Cette baisse est due à une double mobilisation: celles du front, et celle des usines d'armement. A ce moment-là, la production agricole est en baisse dans la région.

Les usines sont ensuite restées dans la région. L'Oural occupe ainsi une place plus importante qu'avant la guerre dans l'industrie, et spécialement dans l'industrie militaire, qui sera surtout développée dans la région de Sverdlovsk. De plus, la formation va s'améliorer sur place: on passe ainsi d'une main d'oeuvre assez peu qualifiée -qui était celle des grands chantiers- à une main d'oeuvre spécialisée, le nombre d'ingénieurs et de cadres augmentant dans le domaine de l'armement.

D'ailleurs, dans ce domaine l'Oural occupera une des premières places. Cela va s'accentuer avec le développement des recherches atomiques et nucléaires. Dans le programme qui est lancé pendant la guerre, le programme de rattrapage sur la bombe nucléaire, de nombreux sites sont installés en Oural. La recherche dans des domaines pointus, comme celui de la construction de missiles, sera mise en avant sous Khrouchtchev. Le Centre demeure celui qui décide des politiques de développement.

Mais on sait maintenant que dans les années trente, les chefs de région, c'est-à-dire les secrétaires régionaux du parti, ont une grande importance au sein du Comité central. Dans le cas de l'Oural, l'avis du secrétaire régional va peser plus lourd, du fait du rôle de l'Oural. Après la guerre, le secrétaire régional de Sverdlovsk est un personnage important, cela est dû bien sûr au développement du complexe militaro-industriel.

On peut ici noter un phénomène important en Oural: la création de villes fermées, toujours après la guerre, où se développe tout ce qui concerne l'industrie de pointe en matière d'atome ou de production militaire. Ces villes se multiplient sous l'ère khrouchtchevienne: il y a en quatre dans la région de Sverdlovsk, et quatre dans la région de Tcheliabinsk. Certaines sont considérables puisque trois de ces villes -Novoouralsk, Ozersk et Lesnoï- ont une population qui oscille entre 50 et 100 000 habitants, alors que normalement ce type de ville ne possède pas plus de 20 000 habitants.

Les gens qui y travaillent sont qualifiés, ce sont des chercheurs ou des ingénieurs. Ces villes sont privilégiées en URSSpour tout ce qui concerne les salaires, le niveau de vie, le ravitaillement, les logements... Mais en échange de ces privilèges, des inconvénients subsistent, comme le fait de vivre en dehors du monde: il faut passer des douanes pour entrer dans la ville. De plus, ce sont des villes à haut risque sur le plan écologique. Un certain nombre d'accidents nucléaires s'y est déroulé, comme celui de 1957, à Ozersk, où la zone irradiée était de 23 000 km². Sur ce territoire vivaient 270 000 hommes. Ces villes demeurent assez particulières en URSS, elles donnent à l'Oural un aspect de haute qualification, l'image d'une région phare. Ces villes sont relativement éloignées des centres classiques, elles sont cachées: on ne les trouve pas sur les cartes. Elles relèvent du secret militaire et servent uniquement à créer une industrie de pointe. D'ailleurs, la ville fermée est un peu le symbole de l'absence de retombées de l'industrie militaire sur l'industrie civile, ce qui caractérise le système soviétique par rapport au système occidental.

La politique de développement change-t-elle après la guerre?

Après la guerre, les ressources vont se diversifier, suite à la découverte de gisements de pétrole et de gaz. Dès 1945, les région de Perm et de Bachkirie vont bénéficier des retombées de l'exploitation de pétrole, tandis que dans les années soixante, c'est Orenbourg qui se développera à son tour, grâce au gaz. Dans la région de Perm, il faut aussi prendre en compte, depuis la guerre, l'exploitation de gisements de sels. Les réserves sont évaluées à trois milliards de tonnes. Tout cela tend à développer des régions qui, auparavant, étaient plutôt tournées vers l'agriculture. Dorénavant, l'Oural possède des industries plus diversifiées.

L'apogée de la région se situe sans doute dans les années soixante-dix. La région produit 40% du fer russe, soit 26 millions de tonnes. Pour l'acier, la production atteint 40 millions de tonnes en 1975. Sverdlovsk (aujourd'hui Ekaterinbourg) est une ville qui s'est beaucoup développée. Elle est la ville d'Eltsine, personnage très représentatif du développement de l'Oural. Eltsine est en effet le fils d'un paysan kolkhozien, qui s'était fait embaucher dans un combinat de potassium de la région de Perm. Eltsine termine l'institut polytechnique de l'Oural en 1955, pour devenir contremaître puis ingénieur sur un chantier de construction à Sverdlovsk. Pendant sept ans, il dirige la section de construction au Comité régional du Parti. Sous Brejnev, il est secrétaire de la région.

Après les années soixante-dix, comme en Occident, l'industrie connaît un déclin lié au problème de reconversion de la sidérurgie. De plus, comme à Magnitogorsk, les ressources minières s'épuisent. Ces phénomènes sont renforcés par l'éclatement de l'URSS: dès lors, le domaine militaro-industriel est en crise.

 

Par Elena PAVEL