Ouverture du débat en Turquie: le génocide arménien ?

En Turquie, si quelques voix discordantes appellent à une révision historiographique, elles sont rares et il est toujours de rigueur de parler du sözde ermeni soykirim (soi-disant génocide arménien).


La récente adoption de la loi reconnaissant le génocide arménien par le Parlement français, risque bien de ne pas contribuer à l'éclosion d'un vrai débat.

Un débat renouvelé

On n'a jamais autant parlé, en Turquie, depuis le mois de septembre dernier (à un moment où le projet de reconnaissance du génocide arménien était simultanément à l'ordre du jour aux Etats-Unis, en France puis au Parlement européen) de la question arménienne. Le registre était plutôt outrancier mais il y a eu dans le flot des condamnations des appels de journalistes et d'historiens turcs pour que l'on brise les tabous, pour qu'Ankara prenne à bras le corps sa propre histoire.

Dans un livre publié à Istanbul en août dernier et intitulé En dévoilant le tabou arménien, y a-t-il une autre voie possible que le dialogue?[1], Taner Akçam, historien et sociologue turc qui vit et travaille désormais en Allemagne, tente, par exemple, de tracer les bases et les contours d'un dialogue entre Turcs et Arméniens. Akçam -qui a rédigé plusieurs livres sur ce qu'il est convenu d'appeler, en Turquie, la question arménienne (Ermeni sorunu) et qui considère qu'il est légitime de parler d'un génocide- décèle dans la Turquie d'aujourd'hui les signes d'un changement assez profond: peu à peu, la société s'approprie des questions qui sont longtemps restées taboues, l'unanimisme se fendille et on commence à parler plus ouvertement de certaines pages de l'histoire, notamment de ce qui s'est passé en 1915 ou de la forme que doivent désormais revêtir les relations entre la Turquie et l'Arménie.

Mais le livre ne s'est vendu qu'à 1000 exemplaires, majoritairement écoulés dans les quartiers bien famés ou intellectuels d'Istanbul; et, lorsqu'il a fait l'objet d'articles dans la presse, il a été sévèrement critiqué -tant à l'extrême gauche qu'à l'extrême droite. Intervenant début février dans une émission de la chaîne privée TV6, Akçam a très violemment été pris à partie par la veuve de Turgut Özal, qui refusait d'admettre l'éventualité d'un repentir de la Turquie. L'éditeur d'Akçam, Recep Tatar -ils se sont rencontrés dans les rangs du groupuscule d'extrême-gauche DEV-YOL à la fin des années soixante-dix-, est plutôt pessimiste.

Pour lui le débat ne déborde guère le cadre étroit d'une partie de la gauche et est comme interdit ailleurs. Il n'en reste pas moins que, ces derniers mois, plusieurs initiatives ont réuni des chercheurs turcs arméniens et occidentaux autour de la même table à Chicago, Paris et Istanbul. L'un des participants turcs, Halil Berktay, professeur à l'Université Sabanci (Istanbul) déclarait, l'automne dernier, dans une interview au quotidien Radikal[2], que la Turquie n'avait aucune chance de convaincre le monde de sa version des faits. La réaction ne s'est pas fait attendre et Berktay a été immédiatement l'objet de campagnes dans la presse et sur Internet. Emin Cölasan, éditorialiste populaire à Hürriyet l'a même traité de "traître à la patrie".

Un aggiornamento historiographique?

Les derniers événements pourraient bien étouffer ces rares voix discordantes car la reconnaissance du génocide arménien par la France n'a d'autre effet, pour le moment, en Turquie, que d'entraîner une sorte d'hystérie, que de recréer une approche monotone et monochrome de la question. Un professeur d'histoire ottomane interrogé à l'Université du Bosphore, considère que le débat en Turquie ne peut que souffrir de cette démarche qui donne à la Turquie l'impression d'être acculée. Il est vrai, à cet égard, que la codification du déni par Ankara est une conséquence directe de la vague d'attentats aveugles de l'ASALA ou des Commandos des Justiciers du Génocide Arménien entre 1975 et 1985. Le déni a, certes, toujours existé (au moins depuis 1923) mais sa théorisation, la mobilisation des instances universitaires ou des officines académiques et même, dans certains cas, de chercheurs occidentaux est beaucoup plus récente. Il y a aujourd'hui en tout état de cause très peu d'historiens turcs à travailler de près ou de loin, sur la question.

Les rares doctorants qui s'y intéressent sont inscrits dans des universités traditionnellement rigides (comme l'université d'Istanbul) et l'optique de leur travail -ouvertement militante- ne laisse guère planer de doute sur son caractère scientifique. Certains étudiants, qui pourraient approcher la question, choisissent délibérément des bornes chronologiques qui la maintiennent à distance, telle cette historienne turque qui a rédigé une thèse sur la Cilicie et qui a décidé d'arrêter son étude au milieu des années 1900, soit peu de temps avant les massacres d'Arméniens dans la région en 1909. Le quotidien Zaman (détenu par le mouvement néo-confrérique de Fethullah Gülen) déplorait, le 29 janvier, ce manque d'intérêt pour la période: "Amère réalité.

Le Parlement français a adopté la loi (reconnaissant le génocide arménien) parce qu'on trouve en France plus de 26 000 oeuvres défendant le point de vue arménien. Qu'a-t-on en face à proposer? 84 livres et 29 travaux universitaires (dont seulement 5 thèses de doctorat)". Au même moment, le YÖK (Yüksek Ögretim Kurulu, instance créée par les militaires au lendemain du coup d'Etat du 12 septembre 1980 pour mettre au pas les universités) déclarait qu'un effort particulier serait fait pour favoriser la réalisation de travaux dans ce domaine. Il y a fort à parier que cette démarche n'accouchera pas de l'aggiornamento historiographique souhaité ici et là. De toutes façons, il faudra admettre que la révision interne du récit national -progressivement imposé par les kémalistes et leurs épigones à partir de 1923- demandera du temps.

L'ensemble des responsables politiques actuels de la Turquie est, en effet, loin d'y être prêt, tout comme, du reste, de larges pans de la société. Les pressions de l'extérieur sont, en cela, de nature protéiforme: elles peuvent tout aussi bien créer le débat, l'exporter dans la société turque que le crisper. Il se trouve encore, malgré tout, dans le contexte actuel, des personnes qui osent poser la question. Mine Kirikkanat (correspondante du journal Milliyet à Paris qui a paradoxalement organisé la campagne de bombardement en fax et méls de l'Assemblée nationale) écrivait récemment, dans l'une de ses chroniques pour le quotidien Radikal: "Pendant des années, la Turquie a pensé qu'il était suffisant de proclamer l'absence de génocide, mais elle n'a pris aucune initiative pour faire la preuve qu'il ne s'est pas produit (...). Comment peut-on croire à la sincérité d'un Etat qui n'a toujours pas archivé, ni traduit en turc moderne, les documents datant de la période ottomane", ajoutait-t-elle avant de conclure: "Je veux savoir la vérité, rien que la vérité[3]". Mustafa Koç, le vice-président du TÜSIAD (Türk Sanayici ve Isadamlari Dernegi), déclarait, pour sa part, que si la Turquie continuait "à se cacher derrière son petit doigt, ce problème se transférera aux générations futures". Pour Koç, il faut étudier objectivement la question et "quoi qu'il en sorte, le mettre sur la place publique[4]".

Quant à l'IHD (Insan Haklari Dernegi, Association des droits de l'Homme), le lendemain du vote en France, les responsables du centre d'Istanbul, tenaient une conférence de presse pour prendre parti pour la reconnaissance du génocide arménien. Ces quelques voix se perdent, cependant, dans le brouhaha des réactions ultra-nationalistes qui, en elles-mêmes, ne font rien d'autre que suggérer -comme le note Ahmet Insel- une "grave crise de l'imaginaire social-historique" turc[5]. Dans ce (non?) débat interne, la communauté arménienne de Turquie (entre 60.000 et 80.000 personnes concentrées à Istanbul) adopte un silence gêné comme lors des années noires, entre 1975 et 1985.

Lorsque des Arméniens de Turquie se prononcent, à l'instar du patriarche Mesrop Mutafyan, c'est pour se désolidariser des campagnes menées par la diaspora. Ce silence a récemment été critiqué par des éditorialistes plutôt radicaux sur la question, comme Emin Cölasan du journal Hürriyet: "J'ignore combien il y a (d'Arméniens) en Turquie (...). En revanche, je suis sûr d'une chose, c'est que nos concitoyens arméniens vivent libres sur notre sol. (...). Moi, avec les derniers événements, je m'attendais au moins à ce que nos concitoyens d'origine arménienne émettent une réaction, qu'ils défendent la Turquie contre le monde"[6]. Hrant Dink, le rédacteur en chef de l'hebdomadaire bilingue turco-arménien Agos, s'en est violemment pris à Cölasan, l'accusant de colporter des contre-vérités. Sur le fond, il n'en est, pas moins, critique à l'égard de la démarche des parlementaires français qui utilisent, selon lui, les Arméniens comme des marionnettes. Dink considère, par ailleurs, que le débat actuel -si tant est qu'on puisse, encore une fois, parler de débat- ne repose pas sur des bases saines. L'adoption de la loi ne fait, au contraire, qu'enfler le discours anti-européen de certains partis politiques. La communauté arménienne de Turquie se trouve, en définitive, ici prise entre deux feux -critiquée par certaines voix en Turquie qui lui reprochent son silence, tancée par la diaspora qui ne comprend pas toujours ses prises de distances.

Taner Akçam écrivait dans le numéro de novembre de la revue de gauche Birikim que désormais plus rien ne serait comme avant. Il reprenait cette phrase devenue rituelle car prononcée dans la presse après l'accident de Susurluk en novembre 1996, puis après les tremblements de terre d'Izmit et de Düzce (1999). Dans les deux cas, pourtant, ces traumatismes n'ont guère fait évoluer les choses en profondeur, la corruption du monde politique turc est toujours endémique et on découvre chaque jour de nouvelles collusions entre l'État et des groupes armés; on aimerait pouvoir dire que le tremblement de terre a amené un sursaut de la société civile mais il n'est en rien. Peut-être en sera t-il de même en ce qui concerne le débat sur le génocide arménien en Turquie; on aura eu l'impression, un moment, que les choses changeaient, que l'unanimisme se fissurait et puis tout se figera à nouveau.

 

Par Ertan KITAPCIYAN

 

[1] Taner AKÇAM, Ermeni tabusu aralanirken, diyalogdan baska bir cözüm var mi? Su yayinlari, août 2000, 219 p
[2]"Ermenileri özel örgüt öldürdü (Les Arméniens ont été tués par des organisations spéciales)", Radikal, 9 octobre 2000 (Interview avec Nese DÜZEL).
[3] "Yirtilan Tarih (L'histoire que l'on déchire)", Radikal, 19 janvier 2001, p. 5
[4] Cumhuriyet, 12 janvier 2001, p. 10
[5] Ahmet INSEL, "Madalyonun iki yûzü var (Il y a deux côtés à la médaille)", Radikal iki, 28 janvier 2001, p. 4. Publié par Libération le lundi 5 février 2001 sous le titre "Ne nions pas la douleur arménienne"
[6] "Bizim Ermenilerimiz (Nos Arméniens)", Hürriyet, 24 janvier 2001, p. 5