Le Dniestr, une artère vitale entre Ukraine et Moldavie

Le Dniestr traverse l’Ukraine et la Moldavie, irriguant leurs terres, alimentant leurs industries, et abritant une riche biodiversité. Depuis des siècles, ce fleuve façonne les paysages, les relations entre les peuples et les dynamiques économiques de la région. Véritable trait d’union, il soutient la vie quotidienne de millions de personnes installées sur ses rives.


Le Dniestr (photo Clay Gilliland/Wikimedia Commons). Parmi les plus grands fleuves d’Europe orientale, le Dniestr – Nistru en roumain – prend sa source dans les Carpates ukrainiennes avant de parcourir plus de 1 350km jusqu’à la mer Noire, près d’Odessa. Il irrigue un bassin de quelque 72 000km², traversant l’Ukraine (705km), la Moldavie (437km), et leur servant de frontière commune sur 220km. Il approvisionne en eau douce environ 5 millions de personnes en Ukraine et près de trois millions en Moldavie(1). Le fleuve est un levier central des dynamiques économiques, sociales et environnementales de la région.

Un fleuve au cœur de l’histoire et de la culture

Au fil du temps, le Dniestr a profondément influencé les relations et les cultures de la région qu’il traverse. Dès le Néolithique, il a vu s’épanouir certaines des civilisations les plus avancées de l’époque, comme en témoignent les nombreux sites archéologiques découverts sur ses rives, preuve de son rôle central pour la subsistance humaine. Dans l’Antiquité, les géographes grecs débattaient de l’origine de ses eaux, tandis qu’au Moyen Âge, il faisait office de frontière pour la principauté de Moldavie.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, avec l’expansion de l’Empire russe, des populations migrèrent d’Est en Ouest vers la rive gauche du fleuve, favorisant un métissage culturel entre communautés roumanophones et ukrainophones. Au XXe siècle, le Dniestr devint une frontière politique : d’abord entre la Roumanie et l’Ukraine, puis entre la Roumanie et l’Union soviétique, avant de passer sous influence soviétique jusqu’en 1991. Après la chute de l’URSS, il est devenu un fleuve transfrontalier entre deux États indépendants, l’Ukraine et la Moldavie.

Depuis toujours, le Dniestr a facilité les échanges et relié les populations établies le long de ses berges. Aujourd’hui encore, il reste indispensable à la biodiversité, aux transports, à l’agriculture, au tourisme et à la production d’énergie. Il est aussi porteur d’un héritage culturel fort, tant pour la Moldavie que pour l’Ukraine. Pourtant, le fleuve est aussi un point de crispation géopolitique. Après l’indépendance de la Moldavie, la partie orientale du Dniestr a proclamé unilatéralement la République moldave du Dniestr (ou Transnistrie), avec Tiraspol pour capitale. Ce territoire autoproclamé, non reconnu par la communauté internationale, alimente toujours les tensions dans la région et complique la gestion partagée du fleuve.

Source d’eau vitale, sanctuaire de biodiversité et rempart contre le changement climatique

Le Dniestr joue un rôle crucial dans l’approvisionnement en eau douce des deux pays qui l’ont en partage : il alimente près de 65 réservoirs, avec une capacité de stockage totale de 2 156 millions de mètres cubes, fournissant de l’eau potable à plus de 7 millions de personnes. En Moldavie, il s’agit de la principale ressource en eau du pays, dont dépendent 70 % de la population. En Ukraine, pour laquelle il est le deuxième plus long fleuve du territoire, il alimente principalement les villes du Sud, comme Odessa. Mais son rôle ne se limite pas à l’eau potable : il soutient aussi les secteurs essentiels de l’agriculture, de l’industrie et de la production d’énergie, dans les deux pays(2).

Le fleuve abrite en outre une grande diversité d’écosystèmes : forêts, zones humides, plaines inondables et habitats pour de nombreuses espèces animales. Les forêts ne couvrent qu’environ 25 % du bassin du Dniestr, tant en Moldavie qu’en Ukraine. En revanche, les zones humides y sont nombreuses, notamment autour des lacs Putrino, Tudorovo et Beloe. Ces milieux sont essentiels à la préservation de la biodiversité : ils constituent des réserves alimentaires et des habitats indispensables pour de nombreuses espèces, telles que les oiseaux, les amphibiens et les reptiles. La partie inférieure du Dniestr, qui s’étend sur 60 000ha, est d’ailleurs reconnue comme la zone humide d’importance internationale la plus riche en biodiversité de Moldavie. Elle accueille près de 200 espèces d’oiseaux, 83 espèces de poissons et 1 000 espèces végétales(3). Ces zones humides jouent également un rôle crucial dans le maintien de la qualité de l’eau potable des villes alimentées par le fleuve.

Elles sont essentielles également à la régulation du climat et à la prévention des inondations : véritables puits de carbone, elles contribuent à la stabilisation du climat. En cas d’intempéries extrêmes, les plaines inondables et les zones humides du bassin agissent comme des tampons naturels. Elles absorbent les excès de précipitations et de crues, atténuant ainsi la violence des inondations et protégeant les populations riveraines. En période de sécheresse en revanche, l’eau emmagasinée peut être relâchée pour alimenter les communautés locales, l’agriculture et l’industrie(4).

Une source d’énergie, un moteur pour l’économie

Grâce à son débit, le Dniestr joue un rôle clé dans l’approvisionnement énergétique de l’Ukraine et de la Moldavie, notamment par la production d’électricité. Les centrales hydroélectriques implantées le long de son cours fournissent une énergie renouvelable précieuse pour les communautés et les industries locales : la capacité totale de production électrique dans le bassin du Dniestr s’élève à environ 350 mégawatts, dont 300 MW issus de centrales thermiques.

Sur la rive ukrainienne, le complexe hydroélectrique du Dniestr (DHPC), construit dans les années 1990, comprend deux centrales hydroélectriques (HPP-1 et HPP-2) ainsi qu’une station de pompage-turbinage (PSP) actuellement en construction. Quatre de ses sept générateurs sont déjà opérationnels, et la mise en service complète est prévue pour 2028(5). Ce complexe constitue un maillon important de l’infrastructure énergétique ukrainienne, en assurant la production d’électricité lors des pics de consommation et le stockage d’énergie durant les périodes creuses.

Depuis 2022 et le début de la guerre d’ampleur en Ukraine, les installations hydroélectriques sont devenues des cibles militaires stratégiques. Les frappes aériennes russes ont endommagé plusieurs infrastructures situées le long des fleuves Dnipro et Dniestr, privant des millions de personnes d’électricité(6). Bien que les installations situées à l’ouest du pays, sur le Dniestr, aient été relativement épargnées, cette forte vulnérabilité du système énergétique ukrainien a renforcé les inquiétudes concernant la sécurité de l’approvisionnement en énergie.

Du côté moldave, le pays s’appuie également sur le Dniestr pour sa production hydroélectrique, notamment à travers la centrale de Dubăsari, construite en 1954 et située dans la région autoproclamée de Transnistrie(7). Bien que son rôle dans le réseau électrique national reste modeste et perturbé par le statut incertain de la région, cette centrale contribue à la diversification énergétique de la Moldavie, encore très dépendante du charbon et du gaz. La centrale est un élément notable pour atteindre l’objectif national de 30 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale d’ici 2030(8).

Le Dniestr est aussi un pilier de l’agriculture, secteur vital pour les économies ukrainienne et moldave. Son eau permet l’irrigation des cultures, garantissant la production alimentaire et la sécurité alimentaire des populations rurales. En Ukraine, environ 67 % du bassin du Dniestr est consacré à l’agriculture. En Moldavie, le bassin couvre environ 59 % du territoire national (Transnistrie incluse), dont 76 % sont utilisés pour les activités agricoles, lesquelles représentaient 7 % du PIB national en 2023.

Le fleuve joue également un rôle majeur dans le développement du tourisme. En Moldavie, environ 29 000 visiteurs étrangers ont été recensés en 2022, soit une hausse de 21 % par rapport à l’année précédente, portée notamment par le tourisme de loisirs. Des sites emblématiques comme la forteresse de Soroca attirent les amateurs de patrimoine culturel. En Ukraine, le Dniestr est navigable sur près de 1 200km, permettant le développement de croisières fluviales et d’activités touristiques. Le canyon du Dniestr, situé entre Halych et Khotyn, a été classé parmi les merveilles naturelles d’Ukraine en 2008 et constitue une destination prisée pour le tourisme d’aventure (rafting, etc.)(9) Enfin, les vastes plaines inondables du Dniestr ont conduit à la création de parcs nationaux, tels que Nistru de Jos en Moldavie. Ces zones protégées jouent un rôle crucial dans la préservation de la biodiversité et deviennent des lieux phares de l’écotourisme, favorisant un développement touristique durable.

Bien plus qu’un fleuve, un héritage commun

Le Dniestr est bien plus qu’un simple cours d’eau : il incarne les liens historiques et culturels profonds entre l’Ukraine et la Moldavie. Il est le reflet d’années de coopération économique et d’interdépendance environnementale.

Pourtant, ces dernières décennies, le Dniestr est confronté à des défis environnementaux et géopolitiques croissants. La pollution de ses eaux s’aggrave, alimentée par les rejets industriels, des pratiques agricoles non durables et un traitement insuffisant des eaux usées. Le changement climatique accentue ces tensions, provoquant notamment des crues de plus en plus imprévisibles. Dans le même temps, la gouvernance du fleuve reste problématique. Ukraine et Moldavie peinent à établir une stratégie commune de gestion transfrontalière. Depuis 2022, la guerre d’ampleur en Ukraine complique encore davantage la coopération entre les deux pays. Les priorités des gouvernements se sont réorientées vers les enjeux de sécurité, ralentissant les négociations sur la gestion bilatérale du fleuve. Les infrastructures hydrauliques, stratégiques pour l’approvisionnement en électricité et en eau, sont devenues des cibles potentielles du conflit. Par ailleurs, la relation complexe de Chisinau avec la Transnistrie pèse lourdement sur la gouvernance du Dniestr, alors que le territoire séparatiste moldave contrôle plusieurs infrastructures hydrauliques clés. Cette situation accentue les difficultés de négociations, augmentant les risques de pollution incontrôlée et de dégradation du basin. Pourtant, la préservation du fleuve Dniestr nécessite non seulement des réponses environnementales fortes mais également un renforcement du dialogue et de la coopération entre les acteurs concernés, y compris dans un contexte géopolitique fragile.

Notes :

(1) Safwan Rubio, « Dniester River Basin - Shaping Lives Across Three Nations », Dniester Commission, 1er février 2024.

(2) Treaty on sustainable management of the transboundary Dniester River Basin can enter into force, UNECE, 5 juillet 2017.

(3) Austria’s beneficial support for biodiversity conservation in Moldova, OCDE, 21 novembre 2023.

(4) Wetlands sustain life and our collective future, Wetlands international, 2 février 2025.

(5) Ilie Gulca, « Moldova and the Dniester River – Dammed by Ukraine », Balkan Insight, 4 novembre 2021.

(6) Pavel Polityuk,  « Ukraine counts heavy cost of Russian attacks on hydropower plants », Reuters, 27 mars 2023.

(7) Ilya Trombitskiy, « Dniester River – Evolution of transboundary river basin management in the post-Soviet space », Ukraine War Environmental Consequences Work Group, 17 mai 2023.

(8) Moldova's NECP: a step towards decarbonisation and accelerated European integration, Energy Community, 4 mars 2025.

(9) About the Dniester River, Travel Dniester.

 

Vignette : Le Dniestr (photo Clay Gilliland/Wikimedia Commons).

 

* Théana Lépine est étudiante à l’ESSCA School of Management.

 

Pour citer cet article : Théana LEPINE (2025), « Le Dniestr, une artère vitale entre Ukraine et Moldavie », Regard sur l'Est, 9 juin.

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