Après une étude de l’esthétique du feuilleton, je me propose maintenant de présenter quelques éléments d’analyse concernant le problème de sa réception, et, plus largement, du culte qui s’organise autour d’elle.
Comme je l’ai indiqué en introduction, la série reçut un bon accueil, et fut rediffusée à de nombreuses reprises entre 1973 et aujourd’hui. Ces rediffusions lui ont assuré un large public qui couvre une tranche d’âge de 20 (et probablement moins aujourd’hui, à l’heure où l’on édite le feuilleton en quatre cassettes vidéo) à 55 ans.
Si les réactions sont globalement positives, (je n’ai reçu d’écho défavorable de personne), l’interprétation du feuilleton varie selon l’âge et le sexe. Tous sont d’accord pour y voir un énoncé fortement idéologisé, au fort élément de propagande, mais sans que cela vienne perturber leur réception positive du feuilleton. En effet, la propagande semble être un élément incontournable et admis, au point que les spectateurs interrogés n’y faisaient (font) guère attention. Invariant de tout énoncé à caractère public, l’idéologie uniforme n’attire guère l’attention, reportée précisément sur l’élément instable d’un énoncé à l’autre.
Je retiendrai trois interprétations. La première est celle d’une Moscovite d’une cinquantaine d’années installée à Paris. La seconde celle d’une Moscovite d’une vingtaine d’années, la troisième celle d’un jeune homme du même âge, originaire d’Obninsk (région de Kalouga), mais installé à Moscou depuis quelques années. Les deux derniers sont étudiants. Les trois personnes ont vivement rejeté l’interprétation des deux autres, élément qui tendrait à montrer la “ personnalisation ” (liée à son succès) de la série par les spectateurs.
La première interprétation est d’ordre herméneutique. La personne interrogée y voit - en utilisant des catégories très littéraires participant de la culture de l’intelligentsia et/ou de la dissidence - un discours critique en langue d’Esope sur la réalité soviétique des années 1970 : Schtirlitz, à l’image des Russes, ou, en tout cas, de l’intelligentsia, dit (ou fait) une chose et en pense une autre.
Cette interprétation est très caractéristique d’un besoin de sens, souvent lié à une certaine tradition idéaliste, forte en Russie. C’est probablement la concrétisation la plus proche - ce qui ne signifie pas la plus juste, cette notion n’ayant pas cours ici - de l’esprit dans lequel a été conçu le roman, puis, peut-être, la série, à moins que la série elle-même soit déjà le résultat d’un recul du thématique (bien qu’il y reste très fort, comme nous l’avons vu).
Les deux autres interprétations rejettent, à des degrés divers, cette importance accordée au thématique. Elles empruntent des catégories appréciatives opposées à celle-ci, et très caractéristiques du contexte post-moderne(1).
La seconde, celle de l’étudiante, se pose en effet comme antinomique à la première. La jeune fille interrogée réagit vivement à l’interprétation herméneutique, et propose de voir dans Dix-sept instantanés d’un printemps un énoncé dominé par l’ironie. Il n’y a pas encore rejet du thématique, mais relativisation, mise en cause du sens, de l’interprétation unique. De plus, l’interprétation ironique - très valorisée en contexte post-moderne où elle constitue souvent la norme - permet, par un étrange mélange entre une certaine tradition russe de l’évaluation normative et le relativisme de l’appréciation selon la version vulgarisée du post-moderne, de récupérer la série. Cette deuxième concrétisation, de manière paradoxale, “ sauve ” (car il faut sauver) la série, en y voyant un énoncé post-moderne, alors qu’il semble bien, par son univocité idéologique, en être très éloigné. Elle marque en tout cas le moyen terme entre la première et la troisième interprétation, et est caractéristique du passage du feuilleton d’un contexte à un autre.
La troisième concrétisation est la plus caractéristique du contexte post-moderne. C’est celle de l’étudiant originaire d’Obninsk. Cette interprétation n’est pas unilatérale. En effet, je n’en retiens que le premier aspect, l’interprétation employée par l’étudiant pour me présenter le feuilleton alors que je ne l’avais pas encore visionné. Cette relecture totale de l’oeuvre tendait à me présenter le feuilleton comme l’équivalent soviétique d’un feuilleton américain lambda, avec sa thématique d’espionnage, son action et sa violence. Plus tard, l’étudiant modéra son propos en qualifiant par exemple le feuilleton - ce qui fait la différence avec les séries américaines - de film, voire de film “ d’auteur ”. Mais ses premières descriptions, émaillées des histoires drôles que je présenterai plus loin, tendait à augmenter l’action et à diminuer l’élément didactique dans le feuilleton.
Cette dernière concrétisation évacue complètement le sens, le “ message ”, si caractéristique de la première interprétation, et présente Dix-sept instantanés d’un printemps comme un “ produit en apparence dépourvu des interrogations qui sont le lot commun des œuvres modernes, un produit de pur divertissement(2) ”:
A ce phénomène caractéristique, à mon avis, de l’assimilation inconsciente par le plus grand nombre des catégories du contexte post-moderne en Russie post-soviétique(3), s’ajoute celui d’“ intellectualisation du kitsch ” (l’expression est de H. Arendt(4)). En effet, l’étudiant, de même que de nombreuses autres personnes que j’ai interrogées, était conscient de la médiocre qualité de la réalisation (rythme trop lent, hyperinflation du discours, filmage grossier), mais légitimait son attachement au feuilleton - en réalité attachement pour la culture de son enfance, voire pour son enfance tout court - par une espèce de mise en scène auto-ironique portant sur une faute de goût assumée.
Discours légitimant et participation fictionnelle
Cette intellectualisation a besoin d’un discours légitimant. Celui-ci, censé légitimer le culte, a en réalité double fonction. Il le légitime en même temps qu’il l’organise. Ce discours est, pour ce cas précis, essentiellement constitué des histoires drôles (anekdoty) consacrées aux aventures de Schtirlitz.
Ainsi ces histoires drôles assument-elles la fonction de rituel du culte, en même temps que celle de discours légitimant. Leur qualité pallie les défauts du feuilleton en le soumettant à un discours critique et en en proposant une relecture, en même temps qu’elles contribuent à entretenir la présence vivante du feuilleton dans la mémoire des téléspectateurs, ou contribuent à en conquérir de nouveaux (ce fut mon cas). Ces histoires drôles sont d’ordres divers
Le premier groupe parodie des éléments du scénario original qu’elles reprennent en les inversant, les déplaçant, ou les décontextualisant. Elles peuvent également caricaturer les invraisemblances du scénario, notamment en rendant les personnages “ conscients ”, ou déplacer des formules célèbres employées par la voix off pour les utiliser dans un contexte absurde.
Le deuxième groupe d’histoires drôles caricature en les dénudant les procédés stylistiques du récit et du filmage (comme l’utilisation de la voix off par exemple).
Le troisième groupe d’histoires drôles caricature certains éléments extérieurs à l’univers pro-filmique, mais liés à l’histoire du feuilleton : ainsi certaines se moquent-elles de l’auto-identification très forte de l’acteur principal, Viatcheslav Tikhonov, à son personnage.
On voit se dessiner ici un élément de “ culte ” : la connaissance par le public d’éléments de l’histoire de la réalisation (du making) du feuilleton, et leur mise à niveau égal - à travers la plaisanterie, même si le but de cette plaisanterie est précisément de se moquer de cette mise à niveau - d’éléments fictionnels et de faits réels.
Le dernier groupe d’histoires drôles témoigne enfin de la popularité des personnages du feuilleton, qui acquièrent dans les plaisanteries une véritable autonomie vis-à-vis de leur univers fictionnel d’origine : les personnages, essentiellement Schtirlitz et Müller, deviennent prétextes à l’invention de jeux de mots dont le contenu est autonome et n’entretient aucun rapport de référentialité avec le scénario du feuilleton.
Ces plaisanteries ont plusieurs fonctions. Inventées (probablement) d’abord pour opposer une résistance au discours de propagande du feuilleton, elles sont en même temps la trace d’un attachement pour quelque chose de familier. Elles éloignent donc en même temps qu’elles rapprochent. Elles amputent (d’une partie du sens) en même temps qu’elles procèdent à une relecture valorisante de l’oeuvre et la popularisent. Elles sont l’expression principale du culte porté à Dix-sept instantanés d’un printemps. Comme je l’ai précisé dans l’introduction, le phénomène du culte autour d’un feuilleton télévisé me paraît avant tout caractéristique de la société occidentale, puisqu’il s’organise autour d’objets du culte, produits dérivés d’une stratégie de marketing (ainsi peut-on trouver, dans certains magasins, en plus des fanzines et des disques, des T-shirts, des tasses à café, ou des figurines-jouets tirées de telle ou telle série américaine).
Ce type de stratégie était évidemment absent de la société soviétique et ne fait qu’apparaître aujourd’hui, ce dont peut témoigner la réédition récente en compact-disc de la musique (la bande originale, dirait-on en occident) composée par Michael Tariverdiev pour Dix-sept instantanés d’un printemps. En l’absence de ces produits dérivés - lieu d’investissement d’une participation personnelle - les histoires drôles ont rempli (et remplissent encore) cette fonction. Les histoires drôles seraient autant de scenarii personnels dans lesquels le spectateur relocalise les personnages de la fiction, de même qu’en occident, le jeu avec les figurines - pour les plus jeunes - ou la rédaction, par les fans de Star Trek notamment, de récits prolongeant la série, serait l’expression de la “ participation fictionnelle ” du spectateur (5).
Ainsi les histoires drôles remplissent-elles de multiples fonctions à tous les stades de la réception du feuilleton télévisé en contextes soviétique et post-soviétique :
Elles soumettent le feuilleton à un filtre idéologique par leur fonction de mise à distance, elles opèrent une relecture de l’énoncé ainsi épuré, et le réinvestissent d’éléments inhérents à leur propre poétique (ainsi l’humour et l’animation contenus dans les histoires drôles sont-ils absents du feuilleton lui-même, mais ce dernier profite d’eux tant les histoires tendent à transformer le souvenir que l’on en a, ou l’idée que l’on s’en fait à l’avance). Elles transforment d’autre part sa perception - en contexte post-soviétique - conformément au nouvel horizon d’attente générique, façonné par l’importation en Russie des feuilletons télévisés américains (notons que cette rencontre, ce conflit synchronique de deux éléments diachroniques, le feuilleton soviétique de 1973 et la série américaine des années 80-90 et l’appréciation de l’un en fonction du second, est un phénomène typiquement post-moderne, amené par ce média éminemment post-moderne, par sa politique de diffusion, qu’est la télévision).
La qualité du feuilleton est ainsi améliorée, par l’éclat que lui confère l’image déformée qu’en renvoient les histoires drôles, et la stabilité que semble lui assurer la permanence de ces mêmes histoires (l’indépendance acquise par ces dernières vis-à-vis du feuilleton, telle que nous l’avons constatée plus haut, passe ici inaperçue). Elles excitent l’intérêt de l’ancien ou du futur spectateur, incité par elles à (re)voir le feuilleton. Elles servent d’objets du culte, de lieu de participation fictionnelle, et donc de réappropriation. Enfin, elles servent de code de reconnaissance, et sont à ce titre le signe d’un désir de (re)création d’une communauté.
Car c’est probablement ce phénomène plus global qui se cache derrière celui de l’organisation d’un culte pour les séries. Et ce désir est peut-être double. C’est le désir, tout d’abord, de se réapproprier un héritage culturel trop rapidement rejeté au moment de la déferlante de la culture populaire occidentale sur la Russie au début des années 1990. Ce rejet restant assez fort dans une partie de la population (jeune) - passionnée, non plus de culture occidentale tout court, comme il y a quelques années, mais de culture occidentale “ underground ” - il se crée un sous-groupe dans cette frange même de la population, pour essayer de réhabiliter la culture populaire soviétique, en la transformant - par “ intellectualisation du kitsch ” - en culture pop, alternative à la culture pop occidentale.
Rejeter la culture soviétique paraît simpliste et revient à s’amputer d’une partie de son passé (souvenirs télévisuels liés à l’enfance), c’est-à-dire à se priver de la possibilité de refonder une communauté disparue d’une Russie contemporaine très marquée par les inégalités sociales et culturelles. Contre l’apparition d’une nouvelle forme d’inégalités, séparant les (jeunes) Russes ayant voyagé en Europe ou aux Etats-Unis des autres, ayant un accès/ou non, à la culture occidentale contemporaine (dont j’exclue les formes les plus grossières, diffusées dans tout le pays par les chaînes russes nationales), ce projet de recréation d’une communauté par la transformation en code culturel actif d’un système de références appartenant à une époque, l’U. R. S. S. des années 70-80 (où les inégalités dans l’accès à la culture n’existaient - officiellement – pas), illustre l’ambition de faire la synthèse entre culture russe soviétique et culture occidentale contemporaine (néo-camp), ambition en elle-même déjà post-moderne, qui est le signe d’une réelle participation - au-delà d’une logique d’influences réciproques - de la Russie aux grands mouvements culturels de notre époque.
(1) J’emploie évidemment le terme de “ contexte post-moderne ” et non “ d’œuvre post-moderne ”, puisqu ‘il s’agit ici d’étudier la transformation radicale de la physionomie d’un énoncé du fait de sa survivance dans un contexte nouveau, marqué par l’arrivée de produits dissemblables mais apparentés par leur mode de diffusion (le prime time).
(2) Jullier L., L’écran post-moderne. Un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Coll. “ Champs visuels ”, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 16.
(3) Assimilation dont témoignent les médias russes “ grand public ”, qui abusent du terme de “ post-moderne ” ; ainsi l’hebdomadaire moscovite “ Le Soir de Moscou ” (Vecernjaja Moskva), sorte de Nova mag, tirait dans un numéro récent “ Encore pire que le post-moderne ” et, dans le numéro de l’été consacré aux Olympiades de la jeunesse, employait le terme “ simulacre ”. Dans des cercles plus restreints, artistiques ou intellectuels, le passage de la Russie au post-moderne est bien plus ancien.
(4) Arendt H., “ La Crise de la culture. Sa portée sociale et politique ”, La Crise de la culture, Coll. “ Folio Essais ”, Paris, Gallimard, 1972, p. 253.
Sur cette participation fictionnelle des fans de la série américaine Star Trek, voir Jindra M ., “ Star Trek Fandom as a Religious Phenomenon ”, Sociology of Religion, 1994, vol. 55, fasc. 1, pp. 27-51, notamment p. 35. Sur le marketing des produits dérivés, voir dans le même article, la p. 28.