Le Haut-Karabakh, un «processus de paix gelé» ?

Relancer le processus de paix rapidement sous peine de voir le conflit gelé du Haut-Karabakh se réchauffer, tel est en substance l’appel de l’International Crisis Group (ICG) dans son dernier rapport consacré à ce conflit opposant Arménie et Azerbaïdjan[1]. Ce constat nous amène ainsi à parler de « processus de paix gelé »[2] dans cette région du monde où guerres sécessionnistes et luttes énergétiques s’entrecroisent depuis la chute de l’Union soviétique en 1991.


En dépit de tensions au début du vingtième siècle[3], les relations entre Arméniens et Azerbaïdjanais sont restées pacifiques jusqu’aux années 1980. La situation s’est ensuite tendue, alors que glasnost et perestroïkaétaient lancées par M. Gorbatchev. Dès 1987, une pétition circule pour demander la réunification du Haut-Karabakh et de l’Arménie. Face à cette montée du nationalisme, le pouvoir azerbaïdjanais organise la répression, provoquant des conflits ethniques entre les communautés arménienne et azerbaïdjanaise: massacres de Soumgaït les 28 et 29 février 1988, de Kirovabad en novembre 1989, de Bakou en janvier 1990, mais aussi massacres de Khodjaly en février 1992. Des flots de réfugiés se retrouvent sur les routes, rejoignant qui l’Arménie, qui l’Azerbaïdjan.

En janvier 1989, Moscou tente de rétablir son contrôle sur la région mais son intervention est un échec. En décembre 1989, l’Arménie déclare que le Haut-Karabakh est partie d’une « république arménienne unifiée » mais Moscou conteste cette déclaration. Face à ce blocage, les Arméniens du Haut-Karabakh proclament la République soviétique du Haut-Karabakh. Le 30 août 1991, l'Azerbaïdjan proclame son indépendance et, le 2 septembre, les députés arméniens du Haut-Karabakh celle de la « région autonome ». Le 10 décembre 1991, un référendum y est organisé, aux termes duquel 90% des votants se prononcent en faveur de l'indépendance du Haut-Karabakh.

Ce nouvel Etat n’est cependant reconnu ni par la communauté internationale, ni par l’Azerbaïdjan, ni même par l’Arménie. Pendant plus de deux ans, la guerre continue entre troupes gouvernementales azerbaïdjanaises et combattants sécessionnistes arméniens. Après avoir atteint un certain équilibre des forces, un cessez-le-feu est signé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, le 12 mai 1994, sous l’égide de la Russie. En parallèle, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) mandate le Groupe de Minsk[4] pour résoudre le conflit. Treize ans après, toute résolution est toujours dans l’impasse, faisant de la guerre du Haut-Karabakh un conflit gelé comme le Caucase en connaît bon nombre. En fin de compte, la guerre entre 1988 et 1994 aura fait vingt-trois mille morts et généré autour d’un million et demi de réfugiés, azerbaïdjanais pour la plupart.

Retour des rhétoriques guerrières 

Aujourd’hui, le processus de paix semble dans l’impasse. Certes, le cessez-le-feu est plus ou moins respecté et il n’y a pas eu de violences militaires depuis 1994. Néanmoins, en dépit du lancement du processus de Prague en avril 2004[5], le Groupe de Minsk se heurte au gel des positions arméniennes et azerbaïdjanaises. En premier lieu, les représentants de la république sécessionniste du Haut-Karabakh ne sont toujours pas présents à la table des négociations. L’Azerbaïdjan rejette le principe de leur présence, refusant une reconnaissance de fait de l’indépendance de cette république. Quant à l’Arménie, sa position reste trouble, puisqu’elle affirme d’une part que le cadre actuel des négociations n’est pas adéquat, d’autre part que l’Etat arménien, reconnu par la communauté internationale, serait seul à même de représenter les intérêts du Haut-Karabakh. Dès lors, la république du Haut-Karabakh voit son investissement dans le règlement du conflit contesté .

Par ailleurs, le futur statut du Haut-Karabakh reste flou. L’Arménie continue de militer pour un rattachement de la république sécessionniste, cette dernière revendique son indépendance, et l’Azerbaïdjan refuse catégoriquement toute option autre que le maintien de la région dans l’Etat azerbaïdjanais. Le processus de Prague a beau essayer de mettre cette question de côté pour régler les autres sujets (territoire, retour des réfugiés, etc.), celle-ci est toujours relancée par l’une des parties.

Face à cet enlisement, les rhétoriques guerrières resurgissent rapidement. Ainsi, Arménie et Azerbaïdjan se rejettent respectivement la responsabilité du statu quo et menacent de recourir à la force pour régler la question du Haut-Karabakh. Le président azerbaïdjanais Aliev a par exemple déclaré fin juin 2007 qu’il souhaitait « faire pression par tous les moyens sur l’Arménie ». Dans la foulée, il a annoncé que la manne pétrolière permettrait à l’Azerbaïdjan d’accroître son budget militaire pour que celui-ci atteigne le niveau du budget total du voisin honni. Cette posture n’est pas rejetée par le Premier ministre arménien Sarkisian, celui-ci déclarant régulièrement que la situation au Haut-Karabakh risque de ne pouvoir se régler que par la force.

Vers de nouvelles concessions ?

Dans ces conditions, toute résolution du conflit paraît relever de l’utopie. Cependant, un certain nombre de facteurs récents tendent à nourrir l’espoir d’une relance des négociations. En effet, face à l’inertie des administrations arménienne et azérie s’est mise en place une diplomatie parallèle, menée par les ambassadeurs en Russie de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Ces deux hauts fonctionnaires ont ainsi réuni une dizaine d’intellectuels des deux pays afin de montrer qu’un changement est possible. Ce groupe s’est rendu à Erevan, Bakou et Stepanakert (capitale du Haut-Karabakh), militant auprès des pouvoirs publics pour un règlement rapide du conflit. Même si ce mouvement a eu peu d’écho dans le Sud-Caucase, il s’inscrit néanmoins dans une dynamique d’évolution des mentalités.

Pour la première fois depuis le cessez-le-feu de 1994, les protagonistes du conflit semblent enclins à faire des concessions. En décembre 2007, le ministre des Affaires étrangères azerbaïdjanais s’est dit prêt à accorder l’autonomie au Haut-Karabakh, au sein de l'Azerbaïdjan. Et en Arménie, l’ancien président de la République et candidat à la présidentielle de 2008 L.Ter-Petrossian milite à nouveau pour le règlement du conflit.

C’est dans ce contexte que le Groupe de Minsk vient de faire connaître ses nouvelles propositions, consistant en un retour des réfugiés azéris au Haut-Karabakh, la restitution à Bakou, par l’armée karabakhtsi, des sept provinces occupées servant de zone tampon entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan et la tenue d'un référendum au Haut-Karabakh, reconnu par toutes les parties. Le corridor de Latchine, seul lien entre l’Arménie et le Haut-Karabakh, serait définitivement attribué au Haut-Karabakh, tandis que l’Azerbaïdjan se verrait octroyer un passage vers le Nakhitchevan, province azerbaïdjanaise en territoire arménien. Ces propositions doivent maintenant être évaluées par les différentes parties, mais il est intéressant de noter qu’elles n’ont pas été rejetées d’emblée par les protagonistes.

La question du Kosovo changera-t-elle la donne ? 

Le gel du conflit et du processus de résolution semble cependant devoir durer. L'année 2008 sera en effet marquée par des élections présidentielles en Arménie et en Azerbaïdjan. Il est alors à craindre que le conflit du Haut-Karabakh ne serve à détourner l’attention des électeurs en désignant un bouc émissaire aux problèmes de ces deux Etats. En Azerbaïdjan, alors que les revenus pétroliers s’accroissent, l’administration utilise cette manne pour augmenter le budget militaire. Pendant ce temps, la moitié de la population continue de vivre sous le seuil de pauvreté. Quant à l’Arménie, elle continue de subir une progression de l'inflation. Le conflit au Haut-Karabakh apparaît donc comme un exutoire idéal aux frustrations des populations.

L’Ennemi arménien ou « turc » (c’est-à-dire azerbaïdjanais), selon le point de vue, est ainsi déclaré responsable de la mauvaise santé de ces deux Etats. Chaque année sont célébrés le «Jour du génocide des Azerbaïdjanais» (exterminés par les Arméniens, selon le pouvoir de Bakou depuis 1828) en Azerbaïdjan et le « Jour de Sumgaït » en Arménie, en référence aux pogroms qui ont eu lieu dans cette ville en février 1988. Ainsi sont ravivées les blessures des identités arménienne, azerbaïdjanaise mais aussi karabakhtsi. Comment dès lors espérer une résolution du conflit alors que l’Autre est perçu comme un Ennemi ? La résolution du conflit nécessite donc un travail important d’éducation auprès des populations et des élites locales afin de montrer qu’Arménie et Azerbaïdjan auraient plus à gagner à des relations cordiales qu’au maintien d’une opposition violente.

Cet effort doit notamment être mené par la communauté internationale, certes à travers le Groupe de Minsk mais aussi par l’Otan et par l’Union européenne. Cependant, s’il existe un consensus officiel appelant à la résolution du conflit, la réalité demeure tout autre. L’Union européenne manque en effet de toute vision pour le Sud-Caucase, ce qui explique sa position face aux conflits gelés de la région, consistante à entériner le statu quo: dans un contexte de tensions énergétiques et de montée des prix de l’énergie, mieux vaut ne pas fâcher les Etats d’une région qui s’impose peu à peu comme une alternative de choix à une Russie et à un Moyen-Orient potentiellement menaçants. Quant à l’Otan, elle semble se désintéresser totalement de la situation au Haut-Karabakh. Dans ces conditions, le Groupe de Minsk manque d’un véritable leadership.

Le gel du processus de paix au Haut-Karabakh semble donc parti pour durer, en dépit de quelques évolutions intéressantes. La tenue prochaine des élections présidentielles risque de réduire à néant tout espoir d’avancées dans les négociations en 2008. L’indépendance du Kosovo, proclamée unilatéralement, pourrait cependant changer la donne et briser le statu quo. Si 2008 ne sera probablement pas l’année du changement, elle devrait en tout cas être riche en enseignements pour le Haut-Karabakh comme pour tous les conflits gelés du Sud-Caucase.

* Doctorant en Relations internationales à l’Institut d’études politiques de Bordeaux

Photo : François Grémy

[1] Nagorno-Karabakh: Risking War, International Crisis Group, Tbilissi/Bruxelles: Europe Report n° 187, 14 novembre 2007.
[2] Sabine Freizer, directrice du programme Europe de l’ICG dans le cadre de la conférence organisée par le CEVIPOL de l’Université Libre de Bruxelles: «Le Caucase postsoviétique: identités et conflits».
[3] En 1905, dix mille Azerbaïdjanais sont massacrés par la Fédération arménienne révolutionnaire en Arménie, en Azerbaïdjan, au Haut-Karabakh et au Nakhitchevan. En 1920, l’armée azerbaïdjanaise massacre des Arméniens à Shusha au Haut-Karabakh.
[4] Le groupe de Minsk, créé dans le cadre de l’OSCE, est composé des Etats-Unis, de la Turquie, de la France, de l’Italie, de la Biélorussie, de l’Allemagne, de la Russie, de la Suède et de la Hongrie.
[5] Le processus de Prague désigne la nouvelle forme de négociations du conflit du Haut-Karabakh lancé en avril 2004. Il ne s’agit plus de trouver une solution globale au conflit mais de régler les différents enjeux les uns après les autres, dans le cadre d’une approche dite incrémentale.