Un négociateur de l'ombre, comme il en existe tant dans les conflits inextricables, expliquait l'an dernier : « En tant qu'Arménien, je peux vous dire une chose : la manière dont les Karabaghtsi et les Azéris raisonnent est exactement la même. Aucune séance de négociations ne commencent sans un inévitable 'Je pourrais demander çà, mais je ne demanderai que çà' du côté arménien, comme azéri » .
Majoritairement peuplée d'Arméniens, l'enclave du Karabakh avait été placée par Staline en Azerbaïdjan, tandis que le Nakhitchevan, majoritairement azéri, se trouvait ainsi séparé du territoire azéri par un isthme arménien.
En 1988, le Haut-Karabakh s'agite. Vont rapidement suivre des échauffourées dans le territoire, puis en février, des pogroms anti-arméniens dans une ville ouvrière proche de Bakou, Soumgaït.
La centaine de morts arméniens, l'absence de réactions des autorités soviétiques aboutit à un durcissement : le Soviet local du Karabakh vote la sécession et les combats, sous forme de guérilla, s'engagent. En 1991, la république autonome est définitivement proclamée tandis que s'écroule l'URSS et que les trois républiques de Transcaucasie accèdent à l'indépendance.
En 1992, les Arméniens reprennent la ville stratégique de Shushi, le 9 mai. Mais s'ils gagnent des territoires à l'Est et à l'Ouest, ils en perdent au Nord, avec la région de Chaoumian. La guerre fait de part et d'autre 30.000 victimes et laisse derrière elle un million de réfugiés. En mai 1994, un cessez-le-feu est proclamé. Depuis, les infinis pourparlers de paix sous l'égide du groupe de Minsk piétinent.
Rivalités territoriales et conflit identitaire
Les négociations entre Arméniens et Azéris achoppent avant tout sur la question du statut des territoires. Côté azéri, les territoires sont occupés -côté arménien, libérés. En tous cas, ils représentent pas moins de 20 % du territoire azéri, et personne en Azerbaïdjan n'a accepté la défaite de 1994.
De plus, les portions de terre reprises par les Arméniens pendant le conflit du Karabakh sont hautement stratégiques : il s'agit ni plus ni moins que d'une extension du territoire du Karabakh proprement dit jusqu'à celui de l'Azerbaïdjan. Agdham, ville aujourd'hui complètement en ruines, abritait plus de 40 000 personnes et son district constituait à proprement parlé un district purement azéri.
Tombée avec sa riche plaine agricole du côté arménien, elle est, à elle seule, le symbole de toute la complexité ambiante : rendre des territoires pour sauvegarder la paix est inacceptable pour les Arméniens. Accepter la perte non seulement du Karabakh, mais aussi de ces précieux kilomètres carrés conquis par les Arméniens - impossible pour les Azéris.
Si Heidar Aliev et Robert Kotcharian avaient l'an dernier, pour cause d'élections dans leurs pays respectifs, conclu une sorte d'accord tacite sur la non reprise de pourparlers trop audacieux sur le Karabakh, 2004 risque bien de ne pas se dérouler sous les mêmes auspices.
De plus, les donnes politiques de la région ont évolué. Ilham Aliev, fils d'Heidar, a été élu à la tête de l'Azerbaïdjan. Quant à Robert Kotcharian, il a été reconduit pour un deuxième mandat. Dénominateur commun à ces nominations: tous deux doivent leurs fonctions à des fraudes électorales massives, constatées par les observateurs internationaux.
Si Américains, Russes comme Européens recherchent eux-aussi paix et stabilité dans le Caucase, les motivations divergent. Le passage des oléoducs contourne aujourd'hui le Karabakh et l'Arménie, moins par volonté de priver les Arméniens des dividendes pétroliers que parce que les partenaires internationaux se demandent déjà comment ils vont sécuriser le passage du BTC {Bakou-Tbilissi-Ceyhan} par la Géorgie. Envisager des routes plus courtes par un territoire comme le Karabakh - ce qui était la préférence russe - est inimaginable pour les Européens.
Par ailleurs, la Turquie frappe de plus en plus fort à la porte de l'Europe. Or, les Arméniens de diaspora ont toujours espéré que son entrée dans l'Union serait subordonnée à la reconnaissance du génocide de 1915 - et ce alors même qu'en 1987, le Parlement européen a reconnu officiellement le génocide, une décision de moins en moins évoquée aujourd'hui .
Désormais, la pression s'articule surtout autour d'un règlement rapide du conflit du Karabakh, conflit qui vaut à l'Arménie de vivre depuis plus de dix ans sous embargo de ses voisins pro-azéris, notamment la Turquie, avec laquelle sa frontière demeure fermée.
L'Union européenne pourrait jongler avec l'intégration de la Turquie en faisant pression sur les droits de l'homme, la question kurde ou chypriote, voire même celle du génocide arménien. Mais peut-elle réellement inciter la Turquie à lever l'embargo et à appeler le cousin azéri à régler le sort du Karabakh dans les meilleurs délais ?
Le statu quo sur le Karabakh ne pose pas seulement un problème politico-économique pour le Caucase. Il concerne très directement l'Europe. A l'époque de la guerre, l'Europe devait gérer celui de l'ex-Yougoslavie. Un peu rapidement, on a baptisé celui du Karabakh de " conflit ethnique " entre deux ennemis séculaires, des Arméniens chrétiens d'un côté, des Azéris musulmans de l'autre.
Surtout, personne ne s'attendait vraiment à la victoire arménienne. 120 000 habitants arméniens du Karabagh contre un pays de 7 millions de personnes , des fédays, c'est à dire des combattants sans armée organisée jusqu'en 1992, contre l'armée d'un pays soutenu internationalement : peu en effet aurait parié sur le camp arménien.
Mais au-delà d'une possible négociation « paix contre territoire » , François Thual(1) le fait remarquer, la question du Karabagh n'est pas seulement un problème de rendre ou de garder des portions conquises de territoire ennemi. Pour Bakou, il est vital d'obtenir le retour de réfugiés, tandis que la république du Karabagh repeuple autant les villages azéris désertés du Karabagh que le district de Kelbadjar, techniquement arménien aujourd'hui et sans aucune présence azérie.
Des négociations à l'épreuve de force ?
Les conséquences du conflit sur les deux économies et les deux sociétés, azéries comme arméniennes, continuent de peser de tout son poids, et de guider les politiques domestiques comme internationales des deux pays.
Côté arménien, le président Kotcharian reconduit dans son mandat l'an dernier est directement arrivé au pouvoir parce que la rue jugeait le premier président de l'Arménie indépendante, Levon Ter Petrossian, trop disposé à « lâcher » le Karabagh. Mais ce qui, en 1988 - une première en ex URSS - avait fait défiler dans les rues d'Erevan plus d'un million d'Arméniens est loin de faire aujourd'hui l'unanimité. « Il n'y en a que pour le Karabagh de Kotcharian expliquait en aparté pendant les élections un des militants de Demirdjian, candidat de l'opposition. Pendant que l'on reconstruit le Karabagh, nous, ici, en Arménie, nous mourrons lentement » .
Un sentiment largement partagé dans les couches populaires arméniennes. Toujours pendant la campagne électorale de l'an dernier, pas un village qui n'accueille Demirdjian sans son lot « toi, tu es un vrai arménien, Kotcharian, le Turc, qu'il s'en aille » . Lorsque l'on connaît le degré d'amitié qui lie Turcs et Arméniens, on aura tôt fait de comprendre que l'insulte ainsi jetée à l'envie n'a rien d'innocent. Beaucoup en Arménie ont le sentiment d'avoir payé cher - trop cher - le conflit. De sorte d'union sacrée de la nation arménienne au moment de l'indépendance, le Karabagh est devenue un sujet de division entre Arméniens. Tandis que l'Arménie se méfie du Karabagh, la diaspora, elle, soutient le territoire et sa reconstruction (2).
Côté azéri, les conséquences du conflit sont aussi assez lourdes, et généralement, utilisées par le pouvoir. Selon une Européenne vivant à Bakou, le fait que des centaines de réfugiés s'entassent encore un peu partout dans des préfabriqués est un calcul du pouvoir autant que la résultante de la crise économique. « A tout moment, histoire de souffler sur les braises, Aliev (père) avait ainsi la possibilité de montrer » ses « réfugiés, et automatiquement, de formater l'opinion publique dans un credo anti arménien plus que jamais vif » . Une haine si bien ancrée, qu'en février dernier, des officiers d'anciens pays de l'URSS réunis dans le cadre d'un stage de l'OTAN ont vu un jeune officier arménien, Gurgen Markarian, se faire décapiter à la hache en pleine nuit par un collègue azéri, Ramil Safarov. Alors même que l'on allait célébrer à Erevan l'anniversaire des pogroms de Soumgaït…
Pressions internationales
Alors qu'en mai prochain, on marquera les dix ans du cessez-le-feu, le conflit du Karabagh, aux portes de l'Europe, peut prendre un jour nouveau. L'espace commercial européen regarde vers la Turquie, et parie sur son attachement européen qui aurait l'avantage indéniable de contrer un peu ses (trop) bonnes relations avec les Etats-Unis.
A en voir les difficultés traversées par les négociateurs chypriotes, on comprendra facilement que le conflit du Karabagh sera encore long à régler. Les diverses grandes puissances ont proposé en l'espace de dix une pléthore de solutions qui n'ont jamais reçu l'agrément des deux parties.
Les chancelleries européennes, russes et américaines s'agitent pour le Karabakh, mais aucun des partenaires n'a vraiment le même intérêt dans le règlement du conflit. Les Américains pensent avant tout aux oléoducs et à contrer la puissance russe, toujours forte. Les Européens se soucient bien du pétrole, mais ils ont aussi affaire à une forte diaspora arménienne dans leurs Etats, notamment en France. Quant aux Russes, ils ne veulent en fait ni des uns ni des autres sur ce territoire qu'ils ne considèrent tout compte fait que comme vaguement émancipé de leur tutelle.
Le conflit du Karabakh ne pourrait ainsi espérer que deux issues. Soit un échec des négociations, qui verrait se rouvrir les hostilités. Soit, si les négociations aboutissent, un échange de territoires suivi d'une énième modification des frontières disputées du Sud-Caucase. L'idée jetée il y a quelques années - dont l'existence a d'ailleurs toujours été férocement démentie par Erevan - a par exemple été de « troquer » le sud de l'Arménie, autour de Meghri contre la sécurisation du Karabagh. Il s'agirait en fait d'ouvrir aux Azéris un corridor situé au sud de l'Arménie le long de la frontière iranienne - le dit corridor permettant au passage l'installation d'une force internationale en lieu et place des gardes-frontières aujourd'hui russes, ce qui ne manque d'intéresser hautement les Etats-Unis.
A en voir le tollé provoqué en Arménie comme dans la diaspora dès cette proposition, connue, il est clair qu'il faudra aux négociateurs trouver sans doute une autre formule…En attendant, comme on l'explique en coulisses côté européen, « le statu quo arrange finalement un peu tout le monde » . On se rend de Erevan à Stépanakert par la plus belle route du Caucase, asphaltée par les soins de la diaspora et du Fonds arménien, la capitale du Karabagh est flambante neuve, on paye avec la même monnaie, le Dram arménien, l'émigration n'a pas touché aussi violemment les Karabaghtsis que les Arméniens d'Arménie. Et comme les Karabaghtsis le déclarent eux-mêmes, chacun est prêt au Karabagh à redevenir Féday du jour au lendemain si la situation l'exigeait.
(1) Voir François Thual, La crise du Haut Karabakh, une citadelle asiégée ? PUF, Iris, 2002.
(2) Robert Kotcharian, comme l'actuel ministre de la défense, Serge Sarksian, sont tous deux Karabaghtsis, ce qui fait d'ailleurs dire François Thual qu'on assiste sans doute depuis le début du premier mandat de Kotcharian à une « Kharabaghsisation de l'Arménie » (F. Thual, op. cit).