Le GUUAM en quête d’un second souffle

Alliance créée en 1997 et regroupant la Géorgie, l'Ukraine, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan et la Moldavie, le GUUAM peine à résoudre les problèmes de sécurité qui affecte ses pays. Ce qui réjouit la Russie voisine, qui voit le groupe d'un très mauvais œil. Retour sur l'histoire de ce partenariat.


Dans un monde contemporain en plein repartage, la nouvelle lutte d'influence a lieu en Eurasie. Les alignements régionaux et alliances stratégiques entre États se cristallisent dans cette région, depuis la disparition du monde bipolaire à la fin des années 1990. Le G.U.U.A.M, une union informelle d'États eurasiens éparpillés entre l'Europe orientale, le Caucase et l'Asie centrale, reprend les initiales des noms anglais de ses pays membres : la Géorgie, l'Ukraine, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan et la Moldavie.

Créée en 1997, cette alliance à vocation économique fait l'objet d'une quasi-controverse : les avis divergent et des mystères subsistent. Pour les uns, il s'agit d'une " alliance de revers " inventée et financée par les États-Unis pour contrecarrer la domination russe en Eurasie. Pour les autres, la main de Bruxelles est derrière le groupe. D'autres encore pensent que le GUUAM est à la fois l'acteur volontaire de sa démarche (s'affranchir de l'influence russe) et l'objet de l'instrumentalisation américaine. Mais tous se demandent jusqu'où le GUUAM ira et à quoi il est voué : restera-t-il une alliance économique, ou se transformera-t-il en une alliance militaire ?

A l'origine, le groupe est fondé clairement comme alliance politique, économique et stratégique, destinée à renforcer l'indépendance et la souveraineté de ses pays membres. C'est un organe informel et consultatif, un forum de discussions. Il est créé d'abord à quatre, avec la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan, et la Moldavie : le 10 octobre 1997 à Strasbourg, en marge du sommet du Conseil de l'Europe, les présidents Edouard Chevarnadze, Leonid Koutchma, Heydar Aliev et Peter Luchinsky signent le " Communiqué de Strasbourg ". Deux piliers de coopération sont définis : l'économie et la sécurité.

Le document annonce tout d'abord l'adhésion au projet du " corridor de transit Asie-Caucase-Europe ", le corridor TRACECA (TRAnsport Corridor Europe Caucasus Asia), pour le transport du pétrole de la mer Caspienne vers l'Europe. Ce projet de pipeline devient la face visible du GUAM. Et déjà l'enjeu est grand. Alors que les pays du GUAM sont sous la dépendance quasi-absolue de la Russie pour leur approvisionnement ou leurs débouchés en ressources énergétiques, le corridor TRACECA doit faire la liaison entre ces pays riverains des mers Caspienne et Noire en contournant la Russie. Il permettrait donc à la fois l'approvisionnement pour les uns (Ukraine, Géorgie, Moldavie) et les routes d'exportation pour les autres (Azerbaïdjan et Ouzbékistan).

Mais cette face visible du GUAM est ambiguë : le TRACECA, qui fait partie du projet TACIS, est un projet de la Commission Européenne, faisant partie d'un vaste " projet parapluie " pour développer des routes alternatives de transport et de commerce dans les pays de l'ancienne URSS jusqu'à l'Europe occidentale, et qui rappelle la mythique Route de la Soie. Il dépasse le cadre du GUAM . De nombreux pays y participent : les trois républiques du Caucase et les cinq républiques d'Asie centrale dès 1993, puis depuis 1996 l'Ukraine, la Moldavie et la Mongolie, et enfin, depuis 1998 la Turquie, la Roumanie et la Bulgarie. En outre, les textes officiels du projet TRACECA ne font nulle part référence au groupe GUAM. Il n'y a pas de relations officielles entre l'UE et le GUAM, seulement des relations bilatérales entre l'UE et chaque pays.

Des pays en proie à des conflits gelés

Dès le début, la sécurité du corridor de transport pose problème, parce qu'il traverse des pays en proie à des conflits latents. En effet, les pays du GUAM veulent défendre leur indépendance et leur souveraineté acquises en 1991. Hormis l'Ukraine, le GUAM regroupe des pays qui ont un problème commun : sur leur territoire, ils font face au séparatisme soutenu en sous-main par la Russie et à la présence militaire russe. L'Abkhazie et l'Ossétie du Sud en Géorgie, le Haut-karabakh en Azerbaïdjan et la Transnistrie en Moldavie sont, depuis les guerres civiles de 1992, des mini-états de facto indépendants, non reconnus par la communauté internationale. Dans les quatre cas, les négociations sont gelées. En outre, les quatre régimes " parias " abritent des bases militaires russes et la Russie tient sous son commandement les Forces tripartites pour le Maintien de la Paix (FMP), déployées dans les zones de sécurité depuis 1992. États-fantômes, ils échappent à tout contrôle international, et sont le paradis des trafics clandestins, comme celui des armes.

Ces conflits fixent la Géorgie, l'Azerbaïdjan et la Moldavie dans l'instabilité politique permanente, dans ce que l'analyste ukrainien Paul Goble nomme " l'instabilité gelée ". Ces trois pays deviennent ainsi des États faibles, vulnérables, dépendants de l'extérieur, gouvernés par des élites prédatrices et corrompues, des nations en déclin économique sévère où la démocratie est faible ou inexistante. Ils perçoivent de fait le nationalisme " agressif ", le séparatisme et le terrorisme international comme des menaces et des risques pour la stabilité et la sécurité dans la région. Le " Communiqué de Strasbourg ", qui annonce que " le processus d'intégration dans les structures Transatlantiques et Européennes pourrait réduire considérablement ces menaces et ces risques ", propose de coopérer avec l'OSCE et l'Otan, et notamment avec le Conseil Otan du Partenariat Euro-Atlantique (CPEA) et le programme Otan de Partenariat pour la Paix (PFP). Le chef de la diplomatie azéri propose lors de la première réunion des ministres GUAM des Affaires étrangères le 25 novembre 1997 à Bakou (Azerbaïdjan) un dialogue avec l'Otan sur la sécurité régionale sous la formule 16+4 (les 16 de l'Otan et les 4 du GUAM).

Ainsi dès la création officielle du GUAM, ses projets impliquent une dimension de sécurité. C'est elle qui a d'ailleurs fait émerger le groupe un an auparavant. En 1996, les quatre pays avaient exprimé en effet pour la première fois leurs problèmes de sécurité, à l'occasion des négociations sur le Traité des Forces Conventionnelles en Europe (FCE) à Vienne. Ils y avaient défendu un modèle de sécurité fondé sur le consentement libre et s'étaient opposés à la concentration excessive de troupe russes sur leur territoire. Ils avaient finalement obtenu satisfaction : l'augmentation des forces russes dans leur pays avait été restreinte. En même temps, ils avaient reconnu le rôle majeur de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), mais critiqué son inefficacité sur les violations d'intégrité territoriale et de souveraineté. Ainsi, dès 1996, les quatre avaient proposé l'idée de forces de Maintien de la Paix de l'OSCE, placées sous commandement international et non russe, pour la prévention et la gestion de crises.

La création du GUAM provoque de fait une faille profonde dans la Communauté des États Indépendants (CEI), fondée en 1991 sur les ruines de l'URSS avec douze pays membres (Russie, Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan et Kirghizstan). Premier groupement volontaire d'États indépendants dans la zone de l'ancienne URSS et de la CEI, le GUAM perçoit la Russie comme toujours plus dominatrice dans la CEI et résiste à tout renforcement d'intégration aux dépens de la souveraineté de ses États. La CEI se divise alors en deux groupes : le groupe russophile et le groupe pro-occidental. De son côté, la Russie n'arrive pas à consolider et étendre à l'intérieur de la CEI sa propre alliance de sécurité, le Traité de Sécurité Collective (TSC), signé en 1992 à Tachkent (Ouzbékistan) par neuf pays. En 1998, ce Traité est renégocié : la Géorgie, l'Ouzbékistan et l'Azerbaïdjan retirent leur adhésion. Ainsi, le succès du GUAM participerait à la désintégration de la CEI. Et, sur une carte des axes d'alliances émergentes, l'animation des combinaisons d'axes est éloquente (entre l'élargissement à l'est Européen de l'Otan, la tentative de solidification par la Russie du TSC, l'émergence du GUUAM et " l 'axe " des 4 mini- États parias): on y voit le jeu d'encerclement et de contre-encerclement à l'œuvre entre Washington et Moscou. Le groupe GUAM serait-il une " contre-alliance " organisée de l'extérieur, donc une alliance masquée, opérant au sein même des systèmes d'alliance visés : la CEI et le TSC ?

En 1999 à Washington, l'Ouzbékistan, pays de la mer Caspienne producteur de pétrole, frontalier de l'Afghanistan, et qui se sent menacé par l'instabilité que le régime des Talibans à Kaboul fait régner dans la région, rejoint l'alliance. Les cinq présidents du GUUAM signent le 24 avril 1999, en marge du Sommet des 50 ans de l'Otan, la " Déclaration de Washington " qui consolide le groupe et officialise l'adhésion ouzbek. Cet événement est significatif, car il coïncide avec les renégociations sur le Traité de Sécurité Collective (TSC) de la CEI. La Déclaration rappelle les projets de coopération pour le corridor eurasien et avec l'Otan, qui sont énoncés en 1997. Elle y ajoute le projet de forces GUUAM pour le Maintien de la Paix. En réponse, la Russie exprime en août 1999 pour la première fois officiellement sa colère et son hostilité envers l'alliance, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Igor Ivanov, qui déclare qu'il s'agit d'une " organisation politique qui tend à évoluer en une union politico-militaire ". Les pays du GUUAM le nient, mais de toute évidence, il se peut qu'il poursuive des buts militaires. L'année suivante en 2000, le groupe trouve son " parrain ".

Trois ans de dialogue avec les États-Unis

Avec la signature présidentielle du " Mémorandum de New York ", le 06 septembre 2000 en marge du sommet de l'Onu, le GUUAM fait un progrès sans précédent. Le Mémorandum entérine le " Communiqué de Strasbourg " et la " Déclaration de Washington ". On discute aussi de la préparation du premier sommet officiel des chefs d'États du GUUAM prévu pour 2001, en vue d'institutionnaliser l'organisation. Cette année-là, les cinq trouvent leur futur " parrain ". Ce n'est ni l'Otan, ni l'OSCE et encore moins l'Onu ou l'Union Européenne. Devant l'émergence du GUUAM, un seul pays, mais une méga-puissance planétaire, va agir et initier un dialogue : les États-Unis. Le Mémorandum de 2000 pose d'ailleurs explicitement Washington comme partenaire stratégique.

En décembre 2000, un " cadre consultatif GUUAM-États-Unis " est inauguré en tant que nouveau forum réunissant les ministres des Affaires étrangères. On y discute du corridor eurasien et de sécurité régionale. Dès lors, il ne se passe rien dans le GUUAM sans les États-Unis. Le premier sommet officiel du GUUAM se tient à Yalta , en Ukraine les 6 et 7 juin 2001. Deux jours auparavant, dans une interview organisée par le Département d'État américain, le nouveau secrétaire d'État Richard Armitage réaffirme le soutien américain au GUUAM. Pour ce premier sommet, la signature de " la Charte GUUAM " donne une base légale au groupe. La Charte fonde ses piliers dans le Communiqué de 1997, la Déclaration de 1999 et le Mémorandum de 2000, et établit une structure organisationnelle, avec des sommets annuels des chefs d'États, des sessions des ministres des Affaires étrangères, et le Comité des Coordinateurs Nationaux (CCN).

Le 11 septembre 2001 accélère largement l'implication des États-Unis dans les pays du GUUAM. Dans leur guerre contre les Talibans et dans la lutte anti-terrorisme, ces derniers obtiennent des arrangements militaires spéciaux avec l'Ouzbékistan et la Géorgie. Le dialogue GUUAM-États-Unis se poursuit entre les ministres des Affaires étrangères du GUUAM et le Département d'État américain. Les participants discutent du " programme cadre GUUAM-États-Unis " et du projet commun de " Law Enforcement " avec la création d'un centre virtuel, ainsi que de la préparation du troisième sommet des chefs d'États du GUUAM. Entre-temps, la Russie transforme en mai 2003 le TSC de la CEI en Organisation de Sécurité Collective (OSC), consolidant ses six membres russophiles.

Le troisième sommet du GUUAM, tenu les 3 et 4 juillet 2003 à Yalta, entérine officiellement la collaboration du groupe avec les États-Unis, par la signature du " programme cadre GUUAM-Etats-Unis ", bien que trois chefs d'État soient absents. Seul le noyau dur est là , avec le président ukrainien Leonid Koutchma et son homologue géorgien Edouard Chevardnadze. Deux initiatives sont évoquées, avec tout d'abord , la protection militaire du corridor pétrolier eurasien : on prévoit l'entraînement par l'armée américaine d'unités locales mobiles, pour sécuriser les pipelines, les frontières et le contrôle des douanes. En Géorgie et en Azerbaïdjan, le Consortium chargé du corridor pourrait exiger la militarisation de la zone de pipelines par les armées géorgienne et azérie. La deuxième initiative est la lutte antiterroriste, avec la création à Kiev d'un centre virtuel de lutte anti-terroriste et anti-criminelle, et à Bakou d'un centre de système d'échange d'information inter-étatique.

Pourtant, le GUUAM échoue à devenir une organisation sur la scène internationale. Le groupe reste opaque en soi, et ambigu sur ses véritables intentions. Mais son apparence masquée fait peut-être écho au fait que les quatre conflits gelés (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du sud et Haut-Karabakh) sont eux-même des conflits indirects, qui ne disent pas leur nom.

L'alliance, vulnérable, souffre aussi d'un malaise organisationnel, avec des sommets toujours retardés et des attaques répétées de la part de la Russie sur les pays membres. En outre, les gouvernements des pays d'Europe occidentale et les grandes compagnies pétrolières préfèrent soutenir des projets de corridors de transport hors Ukraine, notamment en Turquie, où les pipelines sont déjà en construction.

D'autre part, sans l'aide des États-Unis, le GUUAM n'existerait pas. En tant que nouvel axe d'alliance sans la Russie, il a indiscutablement des intérêts communs avec Washington. Les tendances pro-américaines de la Géorgie, de l'Azerbaïdjan ou de l'Ouzbékistan ne sont pas nouvelles et n'ont fait que se confirmer depuis les années 90. Toutefois, l'accélération de l'implantation américaine en Eurasie a davantage de rapport avec le changement d'attitude à Washington qu'avec le GUUAM.

Cela dit, l'émergence et le développement du GUUAM participent au mouvement du " basculement des influences " qui est à l'œuvre aujourd'hui en Eurasie et plus particulièrement en Transcaucasie et Asie centrale. D'une zone sous influence militaire russe, l'ensemble de la région pourrait bientôt devenir une zone sous influence militaire américaine, et le GUUAM ressemble à un pion dans cette gigantesque manœuvre qui pourrait faire basculer le monde. En effet, pour la première fois dans l'Histoire, un État unique, non-eurasien et puissance maritime - les États-Unis - est en passe de dominer la scène principale du monde : une zone de l'Eurasie, la zone pivot des relations internationales, le " heartland " des géopoliticiens, le massif continental eurasien où les terres sont inaccessibles aux navires des puissances maritimes .

Reste que l'idée du GUUAM présuppose la résolution des conflits latents, donc des négociations avec la Russie. Or l'hostilité de la Russie et l'opacité même du groupe ne présagent rien de bon. Serait-il en train de disparaître ? Depuis le dernier sommet en 2003, il ne donne plus aucune nouvelle.

Par Lorraine GILLET

Photo : Timbre ukrainien à l'effigie du Sommet du GUAM, 22-23 mai 2006.

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