Le masque diplomatique du Covid-19 : les dessous de l’aide sanitaire russe

La Fédération de Russie est venue en aide à plusieurs pays dans le cadre de la pandémie de Covid-19. L’Italie, la Serbie, les États-Unis et certains pays de l’ex-URSS ont reçu du matériel médical et de protection ou encore des virologues militaires qualifiés dans la lutte contre les épidémies. Cette aide, reçue avec reconnaissance par les populations et certaines autorités, a également suscité critiques et interrogations.


Cérémonie de remise de prix aux spécialistes militaires russes arrivés en Serbie pour aider à lutter contre le Covid-19 – Belgrade – 9 mai 2020 (photo : ministère russe de la Défense)Nombreux sont les hommes politiques ayant jugé que la lutte contre la pandémie de Covid-19 ne pourrait être remportée par un unique État et que seul le soutien mutuel entre les pays permettrait au monde de sortir de la crise. La Russie n’échappe pas à cette règle. Anatoli Antonov, ambassadeur de Russie aux États-Unis, a ainsi déclaré que les États devaient s’entraider dans ce combat(1).

La Fédération de Russie est intervenue auprès de plusieurs pays dans le besoin, à grand renfort de communication. La Russie ne s’est pas contentée d’envoyer du matériel de première nécessité, puisque le fret médical s’est accompagné, en Italie et en Serbie, de contingents de médecins militaires spécialisés dans la lutte contre les pandémies.

Mais le Kremlin serait-il allé trop loin dans son altruisme ? En Europe comme aux États-Unis, quand bien même cette aide a été accueillie avec soulagement par les autorités de santé, certaines élites politiques et certains médias se sont, eux, montrés très circonspects et méfiants, voire parfois hostiles. Les responsables de l’Union européenne (UE), en particulier, ont pu se trouver embarrassés par cette aide qui est venue révéler les prétendues lacunes de l’entraide au sein de l’Union. Les spécialistes militaires de l’OTAN, de leur côté, ont observé avec anxiété les allées et venues de militaires russes au cœur du dispositif de l’Alliance en Europe.

En Russie, d’autres questions se posent : le pays n’est pas épargné par la pandémie et, pourtant, le gouvernement russe envoie à d’autres du matériel qui serait bien utile à l’intérieur du pays.

Alors, altruisme, chantage ou stratégie diplomatique ? La question des intentions réelles de Moscou semble loin d’être résolue.

Par-delà les différends ?

Les relations américano-russes sont en berne depuis l’annexion de la Crimée et le déclenchement de la guerre dans le Donbass en 2014 mais également en raison des suspicions d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Depuis, la Russie est soumise à un régime de sanctions internationales de la part notamment, des États-Unis. Un assouplissement de ces sanctions ferait un grand bien à l’économie russe, entrée en récession en 2016. En dépit du dialogue bilatéral très dégradé qui prévaut, le Kremlin et la Maison Blanche ont toutefois convenu, lors d’un entretien téléphonique le 30 mars 2020, que la Russie enverrait une aide matérielle aux États-Unis. Chose faite dès le 1er avril avec l’atterrissage à Washington d’un avion russe apportant divers matériels, dont des respirateurs.

Lors d’une conférence de presse(2), le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a alors déclaré que la Russie n’agissait pas dans le but de débattre à nouveau des sanctions : la Russie prendrait des mesures équivalentes s’il était décidé d’une levée des sanctions par les Occidentaux, mais elle n’en ferait pas la demande. Moscou agirait donc de manière purement altruiste, sans attente de contreparties politique ou géopolitique, consciente que la crise mondiale actuelle ne peut se résoudre que par l’entraide. Au même moment, le journal russe Novaya Gazeta(3) rapportait avec fierté les propos du Washington Post notant que la Russie, pourtant sous sanctions américaines, livrait des cargos militaires géants remplis d’aide médicale au pays le plus puissant du monde et que cela semblait incroyable. Pourtant, le 26 mars, le Président russe avait suggéré en marge du G20 un moratoire sur les sanctions économiques opposées aux pays les plus touchés par la pandémie. Le même jour, la Russie soumettait une Déclaration de solidarité dans la lutte contre le Covid-19 à l’Assemblée générale de l’ONU, allant dans le même sens(4). En vain.

Malgré tous ces bons sentiments, plusieurs difficultés, voire irrégularités, sont à relever. Tout d’abord, on note que, quelques semaines après cette livraison, la Russie elle-même a retiré ce type de respirateurs (Aventa-M), mis en cause à la suite de plusieurs incendies provoqués par ces équipements et qui ont causé la mort de six personnes en Russie. Par ailleurs, il semblerait que, au vu de l’urgence de la situation, les responsables américains n’aient pas fait passer les tests et vérifications nécessaires à l’importation de matériel médical. En l’occurrence, les respirateurs russes n’ont pas été utilisés sur le sol américain en raison du voltage, différent de celui pratiqué en Russie. Ensuite, il se trouve que la société russe Ural Instrument Engineering plant (UPZ) qui fabrique ces respirateurs défectueux est la filiale d’une entreprise sous sanctions américaines, le groupe KRET, qui travaille avec le conglomérat Rostec(5). Aucun des deux pays n’a tenu à médiatiser l’affaire mais 30 respirateurs Aventa-M ont été renvoyés à l’expéditeur alors que, simultanément, les États-Unis ont envoyé à la Russie 50 respirateurs de facture américaine. Comme l’a souligné Maria Zakharova, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, « dans les deux cas, il s’agit de gestes humanitaires sérieux en réaction à la situation d’urgence ». Enfin, la Russie a officiellement présenté sa livraison aux États-Unis comme de l’aide humanitaire. Certaines déclarations américaines, elles, évoquent le fait que les États-Unis avaient payé l’aide russe. M. Zakharova affirme de son côté que le coût de l’aide a été partagé entre le gouvernement américain et le fonds russe d’investissement direct. Or certains se demandent si ce fonds ne serait pas lui aussi sous sanctions américaines depuis 2015 (et ceci, bien que les sanctions ne portent pas sur le domaine médical).

La frontière OTAN - Russie s'amenuise

En Europe, l'image des camions militaires russes estampillés de cœurs enlacés aux couleurs des drapeaux nationaux a marqué les esprits. En Italie comme en Serbie, le Kremlin a ajouté à l’aide matérielle la participation de virologues militaires dépêchés sur place. La Russie, ancrée dans la lignée diplomatique d’Evguéni Primakov, s’appuie sur les « temps longs géopolitiques » et adopte une politique (historique et pratique) qui repose sur ses amitiés plus ou moins anciennes pour forger les alliances de demain. Ainsi, le choix de l’Italie et de la Serbie n’est pas anodin.

L’Italie est un des pays du « bloc occidental » qui a été le plus proche de l’URSS. Elle avait alors profité de sa position relativement éloignée des centres de décision de l’Ouest pour nouer des relations privilégiées pour ses échanges commerciaux avec les pays du camp socialiste(6). Cette amitié entre les deux pays a perduré, notamment durant l’ère Berlusconi où l’Italie a entretenu des relations chaleureuses et étroites avec la Russie de Vladimir Poutine.

La Serbie, quant à elle, reste au cœur du discours diplomatique russe au sujet de l’Europe. Moscou garde une certaine rancœur envers « l’Occident » depuis la guerre du Kosovo et la « séparation » de ce territoire de la Serbie. La Russie rappelle souvent cet épisode qui a eu lieu à un moment où, trop affaiblie, elle n’était pas en mesure d’intervenir. L’indépendance du Kosovo est même brandie par la Russie comme un élément légitimant l’annexion de la Crimée en 2014. La présence militaire américaine et de l’OTAN dans les Balkans reste illégitime pour la Russie. Augmenter sa présence auprès d’un vieil allié slave pourrait donc être un moyen pour le Kremlin de revenir sur la scène géopolitique balkanique après avoir indéniablement réalisé son grand retour dans l’arène internationale. De plus, les Balkans sont souvent présentés comme une région à risque, où les conflits peuvent resurgir rapidement ; être installée dans la région permettrait à la Russie d’être présente pour d’hypothétiques prochains événements et éviter que l’histoire ne se répète. L’ambassadeur de Russie à Belgrade Alexandre Botsan-Khartchenko confirme l’importance des relations avec la Serbie lorsqu’il affirme que « l’aide russe reflète le plus haut niveau de relations bilatérales et le caractère véritablement stratégique de ce partenariat »(7).

Dès lors, malgré la communication rassurante des élites russes, les responsables politiques européens sont restés hostiles à ce déploiement d’activisme, d’autant plus qu’il s’est accompagné d’éléments de langage dénigrant l’action de l’UE. Les représentants européens n’ont pas caché leurs sentiments, à l’image de Josep Borrell, le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, qui a estimé que l’aide russe ou chinoise serait distribuée dans l’objectif d’un renforcement du rôle géopolitique du pays émetteur. En réponse, S. Lavrov a déclaré qu’il était « regrettable que des gens tentent de faire une tempête dans un verre d’eau et de présenter ce qui a lieu, disons, en Italie, pratiquement comme une invasion sur le territoire de l’OTAN et de l’UE »(8).

À l’occasion de cette pandémie, la Russie aurait-elle révélé une faille en Europe ? L’Union européenne est indéniablement invitée aujourd’hui à repenser sa relation face à un voisin qui, avec ou sans son accord, souhaite prendre sa place sur la scène régionale. S. Lavrov va même jusqu’à dire que la Russie est engagée « sur une voie basée sur nos propres forces face à tous les changements d’humeurs éventuels de nos collègues occidentaux. Cela ne signifierait en aucun cas un isolement. Nous sommes toujours ouverts à une coopération à part entière, équitable et mutuellement avantageuse »(9). L’Europe ne devrait-elle pas prendre les devants, en redéfinissant elle-même ses relations avec son voisin russe afin d’éviter que celui-ci ne la mette encore devant le fait accompli sur son propre terrain ?

 

Notes :

(1) « Gosdep prokommentiroval goumanitarnouïou pomochtch ot Rossii » (Le département d’État a commenté l’aide humanitaire russe), Izvestia, 2 avril 2020.

(2) Conférence de presse de Sergueï Lavrov, site officiel du ministère russe des Affaires étrangères, 14 avril 2020.

(3) Alexandre Panov, « Otkrytye Ameriki » (L’ouverture de l’Amérique), Novaya Gazeta, 2 avril 2020.

(4) Inna Sovsun, « Covid-19 as an excuse for lifting sanctions on Russia? », Euractiv, 17 avril 2020.

(5) Matthew Bodner & Abigail Williams, « Firm under sanctions made Russian ventilators shipped to U.S. », NBC News, 3 avril 2020.

(6) Nadejda Arbatova, « Italie, la voix de la Russie en Europe ? », Russie. NEI. Visions, n° 62, IFRI,septembre 2011.

(7) « Dostavka goumanitarnoï pomochtchi iz Rossii v Serbiiou zaverchitsia 4 aprelia » (La livraison d’aide humanitaire russe à la Serbie se terminera le 4 avril), TASS, 3 avril 2020.

(8) Op. cit. note 2.

(9) Op. cit. note 2.

 

Vignette : Cérémonie de remise de prix aux spécialistes militaires russes arrivés en Serbie pour aider à lutter contre le Covid-19 – Belgrade – 9 mai 2020 (photo : ministère russe de la Défense).

* Henri Jullien est étudiant en Master de Relations Internationales et langue russe à l’INALCO.

 

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