La Pologne fêtera bientôt le 25e anniversaire des élections semi-libres du 4 juin 1989, point de départ d’un processus de profonde transformation politique et économique qui aura mis fin à un demi-siècle de «démocratie populaire» et d’économie planifiée. Les leçons de cette transition pacifique peuvent-elles aujourd’hui servir à d’autres pays en voie de sortie de régime autoritaire ?
De la Tunisie à la Birmanie en passant par l’Ukraine, de nombreux États connaissent ces dernières années de grands bouleversements politiques qui les conduiront peut-être à adopter à terme un mode de gouvernement plus démocratique et une organisation économique plus transparente. Sans préjuger de l’issue de ces transformations qui révélera avec le temps si nous vivons véritablement une nouvelle «vague de démocratisation»[1], on peut d’ores et déjà déceler un certain activisme de la part de démocraties plus consolidées et désireuses de faire partager leur expérience.
Parmi elles, on compte la Pologne, sortie il y a vingt-cinq ans de la tutelle soviétique qui lui avait imposé après la Seconde Guerre mondiale la dictature de l’État-parti et un système d’économie planifiée. L’une des originalités de ce modèle de transition repose sur son caractère négocié qui a permis une passation pacifique du pouvoir entre les représentants du Parti communiste et l’opposition rassemblée autour du syndicat libre Solidarité (Solidarność).
La modération de chacun des deux camps a grandement contribué à assurer, dans le contexte de l’époque, la neutralité de Moscou alors que de précédentes tentatives de réforme et d'affranchissement (Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968) avaient été matées dans le sang. En 1981, l’instauration de l’état de siège en Pologne et la dissolution de Solidarité avaient d’ailleurs en partie été justifiées par le risque d’une intervention militaire du Pacte de Varsovie.
Sur le plan économique, la solution retenue par le premier gouvernement non communiste en Europe de l’Est depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est devenue un cas d’école. Face aux difficultés auxquelles étaient confrontées toutes les économies du bloc communiste (pénuries puis hyperinflation, déséquilibres de la balance des paiements, surendettement vis-à-vis des créanciers étrangers), la formule de la «thérapie de choc» postule, à la différence de la théorie de la transition graduelle, la nécessité de produire un choc de confiance par l’adoption simultanée de mesures de libéralisation soudaine des prix et des échanges.
En Pologne, cette thérapie a pris la forme du plan Balcerowicz, du nom du vice-Premier ministre et ministre des Finances qui l’a appliquée en 1989. Bien que les lourdes conséquences sociales des réformes –en particulier l’exclusion du marché du travail de centaines de milliers de personnes «inadaptées» au nouveau système– continuent d’être débattues jusqu’à aujourd’hui, la thérapie de choc de Leszek Balcerowicz a effectivement permis d’assainir l’économie polonaise et de restaurer les conditions de la croissance: depuis le début des années 1990, la Pologne est le pays de la région dont le PIB a le plus augmenté –en valeur absolue comme en valeur relative– et le seul dans l’Union européenne à n’avoir pas connu la récession, même durant la crise financière de 2008-2009.
Une transition à valeur d'exemple?
Si les trois grands succès de la transition polonaise (restauration pacifique de la démocratie, de la pleine souveraineté et d’une économie de marché fonctionnelle) ne sauraient être portés au seul crédit des autorités nationales, beaucoup de Polonais estiment néanmoins que leur expérience peut avoir valeur d’exemple pour d’autres pays qui démarrent un tel processus de transformation.
Ainsi, en 2009, à l’occasion du 70e anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale et du 20e anniversaire de la disparition du Rideau de fer, le gouvernement polonais avait lancé une campagne de communication autour du slogan «Zaczęło się w Polsce» («Ça a commencé en Pologne»), en référence à la fois à l’invasion de la Pologne en septembre 1939 et aux négociations de la Table ronde entre le pouvoir communiste et Solidarité. C’est ce dialogue qui a débouché sur l’organisation d’élections parlementaires «semi-libres» en juin 1989 –les communistes s’étant réservé un certain nombre de sièges– puis sur une réaction en chaîne aboutissant en novembre à la chute du Mur de Berlin.
Outre ce volet de promotion, l'État polonais mène des actions concrètes de soutien à la transition politique et économique dans différents pays du globe au travers de sa Fondation de solidarité internationale. Créé en 1997 sur l'initiative d\'Aleksander Kwaśniewski, alors président de la République, cet organisme a été mis en sommeil en 2005 avant d'être réactivé en 2011 par le ministre des Affaires étrangères Radosław Sikorski.
La Fondation de solidarité internationale réalise ses missions dans le cadre de la politique polonaise d'aide au développement et c'est de là qu'elle tire l'essentiel de ses moyens financiers: en 2012, son budget s'élevait à environ 10 millions de złoty, soit 2,5 millions d'euros. Parmi les projets soutenus ou directement mis en œuvre par la Fondation, on peut citer la création d'un Centre d'information pour les autorités locales en Moldavie, des formations pour des ONG en Tunisie ou bien pour des journalistes en Ukraine et en Birmanie.
Une action qui ne se limite plus au voisinage immédiat
Si les pays couverts par le Partenariat oriental de l'Union européenne (Arménie, Azerbaïdjan, Bélarus, Géorgie, Ukraine, Moldavie) demeurent la zone prioritaire pour les actions de la Fondation, on remarque que la Pologne s'intéresse de plus en plus à des États comme la Birmanie ou la Tunisie, avec lesquels les liens historiques sont pourtant moins évidents. Cet élargissement de son champ d'activité peut être interprété comme la conséquence d'une montée en puissance sur la scène internationale et de la volonté du gouvernement de rendre sa politique étrangère moins «provinciale».
L'affirmation des valeurs démocratiques dans le monde passe aussi par des instances multilatérales comme la Communauté des démocraties, une coalition d'États née en 2000 sur proposition conjointe de Madeleine Albright, ancienne secrétaire d'État américaine, et de Bronisław Geremek, à ce moment-là ministre polonais des Affaires étrangères. Elle rassemble actuellement vingt-cinq États membres et son secrétariat permanent se trouve à Varsovie.
La Communauté des démocraties constitue avant tout un espace d'échanges et de dialogue mais elle conduit néanmoins quelques projets plus concrets comme le Democracy Partnership Challenge qui établit des jumelages entre démocraties consolidées et celles plus récentes, afin de faciliter le partage d'expérience et le suivi de la mise en œuvre des réformes. Preuve de la complémentarité entre les niveaux bi- et multilatéral, la Moldavie et la Tunisie ont été les premiers pays à bénéficier de ce programme.
Au sein de l'Union européenne, la Pologne a fortement joué de son influence pour obtenir la création d'un Fonds européen pour la démocratie (FEDEM) comparable à la Fondation américaine pour la démocratie (National Endowment for Democracy, NED). Ces mécanismes présentent l'avantage de reposer sur un statut de fondation privée afin de pouvoir fournir des soutiens souples et discrets et ne pas mettre en danger les récipiendaires face à des régimes autoritaires.
Le FEDEM, dont le directeur général n'est autre que le diplomate polonais Jerzy Pomianowski, était doté en 2013 d'un budget d'environ 14 millions d'euros versés par la Commission européenne, plusieurs États membres et la Suisse. Il a par exemple financé la création d'une chaîne de télévision indépendante en Azerbaïdjan ou des dons directs pour aider les victimes des répressions qui se sont produites récemment en Ukraine.
La justice transitionnelle, point faible du modèle?
La Pologne, forte de sa propre expérience réussie en matière de transition, investit donc tous les canaux à sa disposition pour se positionner aux yeux du reste du monde comme un acteur incontournable du «conseil» en démocratisation. Toutefois, et de façon paradoxale sans doute, l'un des traits les plus distinctifs de son modèle de transformation, c'est-à-dire son caractère pacifique, est depuis quelques années source de contestation à l'intérieur même du pays et pourrait affaiblir la valeur du «produit» à l'exportation.
La passation sans heurt du pouvoir entre le régime communiste et les représentants de Solidarité résulte en effet d'un compromis parfois surnommé la politique de la «gruba kreska» (littéralement «gros trait»), en référence à l'expression employée en 1989 dans le discours de politique générale de Tadeusz Mazowiecki, premier chef de gouvernement non communiste dans la région depuis un demi-siècle.
Cette politique a consisté, au nom de la préservation de la paix civile, à tirer un trait sur le passé communiste et à ne pas chercher à régler les comptes avec les anciennes élites. L'amnésie volontaire, qui a débouché sur une amnistie de fait, a perduré jusqu'en 1999 et la création de l'Institut de la mémoire nationale (Instytut Pamięci Narodowej, IPN), organisme en charge d'enquêter sur les «crimes contre la nation polonaise».
À la différence d'autres modèles de «justice transitionnelle», en particulier celui des commissions Vérité et réconciliation mises en place en Afrique du sud et en Amérique latine, l'IPN combine le travail des historiens et les pouvoirs d'un procureur afin d'établir une «vérité historique» et de rendre la justice sous la forme d'un procès. Il ne cherche donc pas à construire une «justice négociée» acceptable à la fois par les victimes et les accusés dans une optique de réconciliation nationale.
La création de l'IPN avait pour but de répondre au ressentiment d'une importante partie de la population polonaise vis-à-vis des responsables de l'ancien régime. Malgré de multiples crimes commis en particulier par les services de sécurité (enlèvements, violences voire assassinats), les dirigeants du système communiste semblaient non seulement bénéficier d'une relative impunité devant la justice, mais certains avaient même su utiliser leur position pour tirer profit des privatisations et bâtir des fortunes colossales dans la nouvelle Pologne capitaliste[2].
Une amnésie-amnistie nécessairement temporaire
L'exploitation de ce thème de campagne a été l'un des facteurs de l'élection de Lech Kaczyński à la présidence de la République en 2005. Pourtant lui-même issu des rangs de Solidarité, il s'est détaché de la politique du «gros trait» et son parti Droit et justice (PiS), devenu la même année majoritaire au Parlement, a fait adopter des lois de lustration et de décommunisation pour faire la lumière sur l'éventuelle collaboration que des personnalités politiques ou des hauts fonctionnaires actuels ont entretenue avec les services secrets du régime communiste.
Cependant, l'instrumentalisation des révélations en vue de disqualifier des adversaires politiques a sapé la crédibilité de ces mesures qui ont vite pris des airs de chasse aux sorcières. Le changement de majorité parlementaire et de gouvernement en 2007, puis le renouvellement des instances dirigeantes de l\'IPN en 2010-2011 ont également conduit l'Institut à se recentrer sur ses missions de recherche et d'éducation. Néanmoins, certaines «grandes affaires», comme celle du général Wojciech Jaruzelski, proclamateur en 1981 de l'état de siège, sont toujours pendantes.
Quels enseignements peut-on en définitive tirer du modèle polonais de justice transitionnelle? Au regard des exemples d'autres pays qui ont fait le choix de l'amnésie-amnistie comme l'Espagne, il semblerait que ce type de solution ne peut fonctionner qu'un temps avant que ne resurgisse tôt ou tard le besoin des victimes de voir leurs souffrances reconnues. Parmi les cas récents, la Tunisie a opté pour la commission de la Dignité et de la Vérité plutôt que pour le gros trait.
Pour autant, on ne saurait nier qu'en Espagne comme en Pologne, l'amnésie-amnistie a permis d'éviter la guerre civile et une épuration des cadres de l'État qui aurait très certainement ralenti le processus d'intégration aux structures européennes. Bien que la situation sur place ne soit pas encore consolidée, c'est la voie sur laquelle pourrait s'engager la Birmanie.
La question se pose avec encore plus d'acuité pour l'Ukraine où le choix géopolitique d'arrimage à l'UE ne connaît pas la même unanimité qu'en Espagne ou en Pologne en leur temps. Si le risque de guerre civile, voire de conflit armé avec la Russie, semble pour le moment laisser à l'arrière-plan la justice transitionnelle, l'expérience polonaise en matière de décentralisation administrative et de redressement économique pourrait en revanche contribuer dans un horizon proche à renforcer la légitimité du gouvernement à Kiev et à apaiser les minorités séparatistes pro-russes de l'est du pays. C'est d'ailleurs ce point, plus que les sujets diplomatiques ou militaires, qui a occupé l'essentiel des échanges le 20 mars dernier entre le président polonais Bronisław Komorowski et le vice-Premier ministre ukrainien Volodymyr Hroïsman.
Notes :
[1] Samuel Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, 1991.
[2] Voir notre article précédent, «Pologne: Construire un "patriotisme familial"», Regard sur l'Est, 1er novembre 2013.
Vignette : Inspiré de Solidarité, le logo de la présidence polonaise du Conseil de l'UE en 2011 est devenu celui de la Fondation de solidarité internationale.
* Rédacteur en chef du Courrier de Pologne (http://www.courrierpologne.fr). L'auteur s'exprime à titre strictement personnel et ses propos ne sauraient engager en aucune façon les institutions auxquelles il est affilié.