Le Musée Sergueï Essenine à Tachkent recherche un conservateur

Le Musée Sergueï Essenine est le second musée littéraire à Tachkent, après le musée Alicher Navoï, grand poète ouzbek du XVème siècle (1441-1501). Malgré sa petite superficie, à peine 183 m², le musée Essenine contribue pour beaucoup à la vie culturelle de la capitale ouzbèke.


L’avenue Pouchkine, centrale et proche de ce musée, a récemment perdu son nom déjà pourtant bicentenaire. Son nom actuel est inconnu de la quasi-totalité des Tachkentois. En revanche, l’impasse dans laquelle se trouve le musée lui-même a conservé son appellation d’origine, à savoir « Léon Tolstoï ».

A première vue, ce musée n’a aucune raison objective d’exister : Sergueï Essenine[1] n’a passé qu’une vingtaine de jours, du 14 mai au 3 juin 1921, à Tachkent et à Samarcande, et n’a rien écrit sur son voyage au Turkestan[2]. Néanmoins, cette institution existe et, qui plus est, en tant que musée académique fonctionnant grâce aux deniers de l'État ouzbek.

Selon ses deux conservateurs, Olga Tchebotariova et Boris Golender, c’est justement Tachkent, et non pas Bakou, où Essenine s'est rendu assez souvent en 1924 et 1925, qui a influencé la composition de ses fameux « Motifs Persans » (1925), réminiscence des « Motifs Turkestanais » de son ami, le poète paysan Alexandre Chiriaïevets[3] résidant au Turkestan.

Tachkent, la ville du pain

« Je vais en Orient pour m’instruire », a dit Essenine en partant pour Tachkent, chez A. Chiriaïevets. « Essenine, comme tous les poètes du Siècle d'Argent (Serebrianyï Vek), s’intéressait à l’Orient et c’est à Tachkent et à Samarcande, qu’il a trouvé son Orient, et non pas à Bakou, qui, déjà dans les années 1920, était une ville industrielle. C’est ici qu’il rencontra la mélodie de la poésie soufie à travers la vie quotidienne des villes ouzbèkes, mais aussi lors de soirées poétiques traditionnelles (mouchoïra), organisées dans les maisons de mécènes locaux », explique O. Tchebotariova. Ce n’est pas un hasard si les « Motifs persans » commencent par un poème sur le salon de thé (tchaïkhana) « aux fleurs bleues », comme une réponse à « Tchaïkhana turquoise » d’A. Chiriaïevets et au tableau « Tchaïkhana de grenade » (1924), d’Alexandre Volkov, peintre tachkenti avec qui Essenine se promenait dans la Vieille Ville de Tachkent.

C’est aussi à Tachkent, surnommée la « ville de pain » à l’époque de la grande famine en Russie des années 1920, que Essenine composa sa « Chanson du pain » :

La voici, l'austère atrocité
Où tout le sens est : « Souffrances pour les gens ! »
La faucille coupe au cou les épis pesants,
De même que sous la gorge les cygnes sont étranglés[4].

Des « esseninophiles » actifs

Le musée a été créé en 1975, lorsque l'œuvre de Essenine sort d’une période de disgrâce commencée dès 1925. Mais cette censure n’a jamais fait oublier ce poète. Son 80ème anniversaire a été largement fêté en Ouzbékistan et ses admirateurs, qui se sont appelés eux-mêmes esseninophiles, ont saisi cette occasion pour parler de leur idole.

« Parmi eux figuraient des personnalités très différentes comme le bibliophile Koliada, exilé à Tachkent pour nationalisme ukrainien, le colonel Donate Moukhin, membre de la commission d’enquête sur les crimes hitlériens commis en territoire soviétique; Ferouz Achrafi, vice-ministre de la Culture et fils du compositeur ouzbek Moukhtar Achrafi, Tamara Khanoum, la grande danseuse ouzbèke d’origine arménienne, et Serguey Zinin, doyen de la faculté de philologie. La force motrice de ce mouvement était Vadim Nikoluk, jeune journaliste et peintre, 'victime de esseninophilie' », se souvient Boris Golender.

Le premier musée, instauré par des amateurs, occupait d’abord un appartement de deux pièces dans un quartier périphérique de Tachkent. Néanmoins, il attirait ceux qui avaient rencontré Essenine et assisté à ces concerts et conférences, ainsi que des bibliophiles et des collectionneurs. Les uns lui ont confié leurs archives, les autres leurs collections de livres édités avant la mort du poète. Les familles que Essenine avait fréquentées ont offert des meubles de l’époque pour recréer une ambiance « authentique ».

La fille du poète Tatiana Essenina (1917-1992) a transmis toutes ses archives au musée. Elle a vécu à Tachkent depuis son arrivée en 1941 de Leningrad jusqu’à sa mort. Elle travaillait comme journaliste pour l’agence TASS et le quotidien local « Pravda Vostoka ». « Elle était toujours nerveuse et fumait beaucoup », se souvient O. Tchebotariova. Ce qui peut se comprendre étant donné son vécu : son père Essenine s’était suicidé selon la version officielle, ou fut assassiné, selon d'autres sources, et sa mère Zinaïda Raikh, artiste du théâtre de Meyerhold, poignardée en 1939, l'année où son beau-père Vsevolod Meyerhold a été fusillé comme « ennemi du peuple ».

En 1981, les « esseninophiles » tachkentis se voient attribuer une ancienne bibliothèque d’arrondissement au centre ville pour y constituer leur musée. Celui-ci acquiert le statut de «musée populaire», «ce qui permettait de payer un gardien de nuit», se souvient en souriant B. Golender. En 1988, le musée devient national. C'est le troisième dédié à S. Essenine dans l’espace ex-soviétique, après celui de Konstantinovo (du nom de son village natal), aujourd’hui dans l’oblast de Riazan, et celui de Moscou.

A présent le musée possède près de 3 000 pièces de collection : 25 livres d’Essenine sur les 31 édités jusqu’en 1925, ses manuscrits, ses livres dédicacés, les affiches de soirées où il déclamait ses poèmes à Tachkent, les photos de ses proches, la carte de Tachkent de l’époque qui marque les déplacements du poète et une nécrologie signée de... Trotski. En outre, le musée possède une bibliothèque pour les étudiants et les chercheurs en littérature russe du XXème siècle. « Tous ces livres ont été offerts au musée par des amateurs d’Essenine et de la poésie russe », explique B. Golender.

Quel avenir pour le musée ?

Essenine est le seul poète russe du XXème siècle que le ministère ouzbek de l’Education nationale a laissé au programme de l’enseignement de la littérature russe soviétique. Le musée accueille 5 000 visiteurs par an, essentiellement des écoliers et des étudiants en littérature, mais aussi des artistes, des diplomates et de simples amateurs. « L’entrée au musée et les visites guidées sont gratuites, ainsi que toutes les manifestations que nous organisons dans notre salle de conférences », explique O. Tchebotariova. Et le musée organise beaucoup d'expositions de peinture, soirée musicales et poétiques, conférences, festivals... « Au printemps 2009, nous avons organisé une soirée avec la compagnie française Lire autrement et le Centre Culturel français Victor-Hugo de Tachkent », note la conservatrice.

Ce tableau paraît idyllique, mais les conservateurs du musée sont inquiets: à qui laisser ce musée ? « Je ne vois personne. Les jeunes ne veulent pas y travailler, car les salaires ne sont pas du tout intéressants, à peine 100 dollars », s’attriste O. Tchebotariova qui termine la visite par le poème que Essenine a consacré à son ami Alexandre Chiriaïevets, en se rendant sur sa tombe au cimetière Vagankovo, deux semaines avant sa propre mort:

Au revoir, mon ami, au revoir,
Mon tendre ami que je garde en mon cœur.
Cette séparation prédestinée
Est promesse d’un revoir prochain.[5]

[1] poète russe (1895-1925)
[2] Turkestan - appellation de l’Asie Centrale actuelle à l’époque de l’Empire Russe
[3] Alexandre Chiriaïevets (1887-1925)
[4] Traduction d’Armand Robin
[5] Traduction de Christian Mouze
[6] O. Tchebotariova a aujourd’hui démissionné de son poste.

 

Par Farida CHARIFOULLINA

Vignette : © Aleksandr Volkov, Chaïkhana

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