Le Président K. ou l’absurdité de la politique européenne tchèque

Malgré la défection du Royaume-Uni et de la République tchèque, le Conseil européen a signé le 2 mars 2012 le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire. Ouvrant la voie institutionnelle à une intégration économique plus profonde, ce texte vise à inscrire le retour à l’équilibre budgétaire dans les législations nationales et à appliquer des sanctions en cas de dérapages des déficits publics. 


Vaclav KlausEn refusant de se joindre au Pacte budgétaire, Prague apparaît une fois de plus comme le chantre d’un euroscepticisme virulent. Alors que l’Union européenne tente difficilement de se renforcer face à la crise, la République tchèque risque de se retrouver isolée et fait face à des divisions au sein même de sa coalition gouvernementale (ODS, TOP 09, Affaires publiques).

L’euroscepticisme, credo de la politique européenne de Václav Klaus et de l’ODS

L’euroscepticisme est un trait caractéristique de la politique européenne du Château –la résidence du chef de l’État tchèque-, mise en œuvre par le président Václav Klaus, à la tête du pays depuis 2003, et de son parti, l’ODS (Parti civique démocrate). Tout comme les conservateurs britanniques ou le parti polonais Droit et Justice, les libéraux de l’ODS sont en effet opposés à un renforcement de l’intégration européenne. Lors de la présidence tchèque de l’UE, au premier semestre 2009, la campagne nationale destinée au public tchèque s’était distinguée par un slogan quelque peu provocateur: «Evropě to osladíme». Clairement assumée par le Premier ministre de l’époque, Mirek Topolánek, cette phrase ne manque pas d’ambiguïté, signifiant «Nous allons rendre l’Europe plus agréable» mais sa construction syntaxique impliquant une idée de revanche, pouvant être interprétée par «Nous casserons du sucre sur l’Europe». Il faut ajouter à cela les manœuvres du Président Václav Klaus, pendant toute l’année 2009, pour retarder la signature du traité de Lisbonne qui consommait, selon lui, la souveraineté de la jeune République tchèque.

Dès le 30 janvier 2012, Prague est revenu à la une de l’actualité européenne, et a confirmé sa politique de retrait par rapport à l’UE en refusant d’adhérer au Pacte budgétaire. Selon le chef du gouvernement, Petr Nečas (ODS), ce traité n’apporte «rien de nouveau, ni d’utile à la République tchèque»[1] et les modalités techniques de ratification ne sont pas réunies. Le Premier ministre fait référence au refus formel de V.Klaus d’approuver cet accord budgétaire alors que la signature du Président est juridiquement nécessaire pour l’adoption de traités intergouvernementaux. En effet, dans son livre L’intégration européenne sans illusion[2], publié l’automne dernier, le chef de l’État affirme qu’il ne participera pas à la transformation tragique de l’Europe en union fiscale. Adversaire juré du transfert de compétence des États vers Bruxelles, il se prononce pour «l’arrêt de la liquidation des États européens». Suivant la ligne présidentielle, Petr Nečas affirme que la sortie de crise ne surviendra pas par une coordination des politiques budgétaires et un droit de regard des institutions européennes sur les politiques fiscales nationales, mais par la libéralisation du marché commun et la stimulation de la compétitivité.

V.Klaus assure que la crise de la dette n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le mal étant bien plus profond, il faut –selon ses dires– l’expurger à sa source. Comparant l’UE au système soviétique, il constate que «le dictat politique prévaut sur l’économie». Il prévoit que l’UE va s’engager dans une décennie perdue et vers la désintégration. La solution serait, dès lors, un retrait ordonné, comme le divorce de velours de 1993, qu’il avait en partie initié, entre la République tchèque et la Slovaquie. Pour prévenir un tel scénario, il souhaite que l’UE devienne un système de coopération entre États souverains, dont le but ne serait ni d’uniformiser le continent, ni de renforcer la gouvernance au niveau européen.

Les paradoxes du refus tchèque: une leçon de désolidarisation

La décision tchèque du 30 janvier 2012 peut néanmoins surprendre. En 2009, Prague a adopté une politique d’austérité pour résister aux impacts de la crise financière. La coalition de centre-droit (ODS, TOP 09 et Affaires publiques), arrivée au pouvoir en juin 2010, a confirmé cette tendance en se présentant comme un cabinet de «responsabilité budgétaire». La dette publique tchèque étant estimée à 38,5% du PIB en 2010, elle est donc en-deçà de la limite des 60% décidée lors du Conseil des chefs d’État et de gouvernement. De plus, la République tchèque n’est pas épargnée par la crise. Des incertitudes planent sur son économie du fait de sa dépendance vis-à-vis de ses voisins: plus de 80% de ses exportations sont destinées aux pays de la zone euro et son secteur bancaire est largement constitué de filiales de banques occidentales. C’est dans ce contexte que le gouvernement tchèque adoptera dans les semaines à venir un plan draconien de lutte contre le déficit public. Ce plan d’austérité vise à réduire d’un quart le montant du déficit public, qui s’élève à 4,1 milliards d’euros, pour le ramener à un taux inférieur à 3% du PIB; il prévoit une hausse de la TVA, un gel des pensions de retraites et des charges supplémentaires. Puisque Prague et Bruxelles semblent donc viser le même objectif, il faut chercher les raisons de la non-signature du pacte budgétaire non pas dans l’économie mais dans la politique, voire dans l’idéologie pour ce qui concerne Václav Klaus. C’est à ce niveau que se situe le premier paradoxe.

L’attitude tchèque est donc proche de la désolidarisation à l’égard de ses partenaires européens. Les responsables de l’ODS considèrent que la crise européenne ne concerne pas leur pays, tout en déclarant, à l’instar de V.Klaus en février 2012, que l’état actuel de l’UE entrave le développement économique tchèque. Il s’agit, en substance, d’un refus de participer à la cogestion de la crise au niveau européen. À terme, la République tchèque –qui souhaite adopter l’euro– risque de se trouver isolée. Une conséquence directe de cette posture sera l’impossibilité d’assister aux sommets de l’Eurogroup comme pays observateur, ce qui était rendu possible par la ratification du Pacte budgétaire. Il existe donc un contraste entre l’approche de Prague et celle de Varsovie, auparavant eurosceptique et qui a appuyé cet accord: selon le ministre polonais des Affaires étrangères Radek Sikorski, la résolution de la crise mènera d’ailleurs à un renforcement de l’intégration européenne[3].

En outre, la question est de savoir quel rôle la République tchèque souhaite jouer au sein de l’UE. Tandis que Prague se met volontairement à l’écart, le second paradoxe de sa politique européenne tient à sa volonté d’être considéré comme un acteur à part entière de l’UE. La décision du 2 mars est ainsi en contradiction avec la nouvelle doctrine de politique étrangère tchèque, publiée en juillet 2011 par le ministère des Affaires étrangères dirigé par Karel Schwarzenberg (TOP 09)[4]: le document indique que la République tchèque doit œuvrer et soutenir la capacité d’action et le renforcement de l’UE, tant dans les domaines économique que politique. Il considère en effet que l’UE est porteuse d’un projet politique pragmatique et qu’il est important, dans ce contexte, d’y promouvoir les intérêts et objectifs tchèques.

Conscient des lacunes tchèques, le document revient sur les premières années de l’adhésion qui se sont soldées par des difficultés à se mouvoir dans le système institutionnel européen. Il appelle, dès lors, à bâtir une stratégie d’influence efficace à Bruxelles. Ces orientations ont, d’ailleurs, été définies par le nouveau gouvernement en août 2010 dans le cadre d’une déclaration de politique générale[5]: dans le chapitre consacré à la politique étrangère, celle-ci exprime la nécessité de mettre fin à la perception négative qu’ont les partenaires européens de la République tchèque, due à l’absence d’une stratégie claire, à la ratification tardive du Traité de Lisbonne et à la démission de Mirek Topolánek au cours de la présidence tchèque du Conseil de l’UE. Il s’agit, dès lors, de «promouvoir une politique active, réaliste et lisible», alors que «les priorités tchèques devront être comprises par les citoyens et les partenaires européens»[6]. C’est pourquoi le gouvernement a été chargé de proposer un document sur l’action de la République tchèque dans l’Union européenne. Ce dernier met notamment au rang de ses priorités la coordination des politiques budgétaires. Toutefois, l’adoption de ce texte par le Parlement a été reportée en raison de l’impossibilité de s’engager, selon l’ODS, dans une démarche de long terme en pleine période de crise.

Le refus du Pacte budgétaire, un facteur de divisions

Il existe donc une ligne de césure au sein de la coalition, notamment entre le chef de la diplomatie et son Premier ministre. La tenue, en octobre 2012, d’élections sénatoriales et régionales cristallise les prises de position. Le principal rival de l’ODS de Petr Nečas à droite de l’échiquier politique est le TOP 09. Dotés du même programme économique, ils se distinguent l’un de l’autre sur la question européenne. À l’image de son président et ministre des Affaires étrangères Karel Schwarzenberg, le TOP 09 a désapprouvé la décision du Premier ministre et du Président sur le Pacte budgétaire. Pour ce parti, la République tchèque va perdre une partie de sa capacité d’agir et va rencontrer des difficultés à faire valoir ses intérêts au sein de l’UE. Critiquant la naïveté, voire l’imprudence de Petr Nečas, le président du TOP 09 a raillé la stratégie de son propre gouvernement ainsi que le suivisme tchèque par rapport à la position britannique: «David Cameron est un dirigeant politique très compétent. Ce qui lui tient surtout à cœur, ce sont les intérêts de son pays. Les autres dirigeants européens ici présents défendent, eux aussi, les intérêts de leur pays. Nous, nous sommes une exception»[7].

Il existe en effet l’illusion, au sein de l’ODS, de pouvoir bâtir une réflexion commune avec le Royaume-Uni. Fondé sur une position contestataire à l’égard de l’UE, ce désengagement fait fi de la place historique et géographique de la République tchèque au cœur de l’Europe. Afin de faire face à une marginalisation menaçante, Petr Nečas table sur la préparation d’une initiative avec Londres, La Haye et Stockholm qui se focaliserait sur la relance de la croissance et de la compétitivité par une libéralisation accrue du marché européen. Prague souhaite ainsi apparaître comme un acteur à part entière capable d’apporter des réponses alternatives.

Les médias, l’élite économique et la société civile tchèque ont également réagi avec inquiétude à la non-signature du Traité. Des analystes, à l’image du directeur du centre de recherche Europeum David Král[8], déplorent l’absence de réflexion stratégique et de débat de fond sur les problématiques européennes dans le pays. Le refus du Pacte budgétaire par Prague a indigné une partie de l’élite tchèque et de la société civile. C’est ainsi que la pétition «Ne nous excluons pas de l’Europe»[9] a été signée par trois cents personnalités (dont le cardinal Miloslav Vlk, l\'ex-ministre des Affaires étrangères Josef Zieleniec, l\'ancien rocker et ex-ministre en charge des Droits de l\'homme Michael Kocáb, le mathématicien Ivan Havel, ainsi que l\'acteur et écrivain Zdeněk Svěrák). Ils expriment la crainte d’une marginalisation de leur pays ainsi que de l’émergence d’une Europe à deux vitesses.

Néanmoins et même si l’euroscepticisme y est grandissant, la société tchèque reste divisée sur la question européenne. Selon un sondage publié en février 2012 dans le quotidien Lidové Noviny, 52% de la population soutiendrait la décision du gouvernement. Jusqu’à présent, la question européenne n’a jamais été un enjeu électoral déterminant et ne le sera sans doute pas lors des prochains scrutins régionaux et sénatoriaux ou présidentiels (qui auront lieu en février 2013, au suffrage universel). En outre, la contestation monte dans la rue tchèque suite à la mise en œuvre de réformes impopulaires initiées par la coalition au pouvoir: début mars 2012, près de 80% de la population se disait mécontente de l’action du gouvernement. Dans ce contexte, le TOP 09, qui partage une grande partie des idées de l’ODS, n’a pas intérêt à provoquer la chute de la coalition en utilisant le motif d’une marginalisation de Prague dans les institutions européennes. Il y a fort à parier que le parti de K.Schwarzenberg y perdrait beaucoup et que cette décision serait suivie de la création d’une coalition gouvernementale emmenée par le Parti social-démocrate tchèque (ČSSD)[10], coalition dont le TOP 09 serait vraisemblablement exclu.

Notes :
[1] Paul Bauer, «Pacte budgétaire: la Grande-Bretagne et la République tchèque se tiennent en marge de l’intégration européenne», Radio-Prague, 31 janvier 2012.
[2] Václav Klaus, Evropská integrace bez iluzí, Knižní klub, 2011. En cours de traduction dans plusieurs langues.
[3] Discours de Radek Sikorski à Berlin. http://www.ceuropeens.org/photorama/le-plaidoyer-europeen-de-radoslaw-sikorski-berlin.
[4] http://www.businessinfo.cz/files/zahranicni-obchod/koncepce_zahranicni_politiky_Ceske_republiky_2011.pdf.
[5] http://www.vlada.cz/assets/media-centrum/dulezite-dokumenty/Programove_prohlaseni_vlady.pdf.
[6] http://www.euractiv.cz/cr-v-evropske-unii/clanek/vlada-chce-skoncovat-s-necitelnym-vystupovanim-v-bruselu-007789.
[7] http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/pacte-budgetaire-europeen-la-republique-tcheque-mouton-noir-de-leurope.
[8] http://www.epin.org/new/europeum.
[9] http://www.ft.com/intl/cms/s/0/0da764ee-5731-11e1-869b-00144feabdc0.html#axzz1nJpPNNxV.
[10] Le ČSSD est le premier parti représenté à la Chambre des députés avec 56 sièges sur 200; l’ODS en détient 53 et TOP 09 – 41.

Vignette : V.Klaus (www.hrad.cz)

* Benjamin Gutmann est titulaire d’une licence de tchèque et du Master en Relations internationales de l’INALCO (HEI), spécialiste de l’Europe centrale et des questions de défense européenne.