Le renouveau de la puissance russe face à l’Europe

La conjoncture économique favorable de la Russie a fait renaître le fantasme de sa puissance retrouvée. Elle renoue avec un désir d’étendre son influence et de redevenir un acteur majeur de la scène internationale, dont européenne.


Visite officielle du Secrétaire général du Conseil de l'Europe à Moscou (9 mai 2010).Encouragée par une croissance économique dynamique, la « puissance pauvre »[1] affirme aujourd’hui ses prétentions retrouvées de grande puissance et signifie aux occidentaux sa place incontournable dans le jeu des relations internationales. Pour Isabelle Facon, « la Russie a l’ambition de se faire reconnaître par ses partenaires internationaux comme une puissance à la responsabilité globale, détentrice d’un rayonnement planétaire »[2]. Mais où se placer vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Europe? La Russie fait-elle partie de la famille européenne ? Comment est perçue, par les Russes eux-mêmes, la « puissance européenne » ?

Le renouveau de la puissance russe ?

Le regain de puissance dans la nation russe fait écho aux relents identitaires de l’empire soviétique. La Russie se construit à travers un héritage basé sur une lecture civilisationnelle et non multiculturelle, comme pourraient le faire les Etats-Unis. La Russie s’identifie en outre à la nouvelle référence des puissances émergentes des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et la grille d’analyse des relations internationales du Kremlin n’est donc plus principalement occidentale. Elle s’oppose farouchement au concept de monde unipolaire dominé par les Etats-Unis et revendique au contraire sa place dans un monde multipolaire.

Dans ce contexte, le pays réaffirme sa diplomatie et entend imposer ses intérêts stratégiques. Trop impatiente d’obtenir une reconnaissance internationale, la politique étrangère, encore trop ancrée sur les logiques de Realpolitik post-impériale, est plus réactive qu’inventive. La Russie entend rester une puissance nucléaire, neutraliser les ambitions de l’Ukraine, continuer à alimenter un climat de domination sur la Géorgie, jouer le contrepoids de l’Union européenne et, surtout, limiter l’élargissement de l’OTAN entamé depuis 1999. Aujourd’hui, la négociation est l’un des moyens d’affirmer sa position incontournable (proposition Medvedev en 2008, processus de Corfou de 2009, négociation de la Charte de l’énergie en avril 2009, accords de Genève pour l’Abkhazie, traité START avec les Etats-Unis…). La multiplication des processus de négociation lui permet qui plus est d’identifier en temps réel la moindre crispation politique.

La nation russe est sans cesse « en quête de puissance internationale »[3]. La guerre des Cinq jours en Géorgie, par exemple, a constitué une démonstration de force pour Moscou. Le gouvernement russe a voulu ainsi démontrer sa faculté à gérer toute tension dans les anciennes républiques soviétiques. Cet objectif fut rempli grâce à une démonstration de force disproportionnée entre les deux armées. La réaction de l’Union européenne à cette crise sur son propre continent fut immédiate et le Sommet UE-Russie de novembre 2008 fut l’objet d’un exercice diplomatique complexe, dans un climat de tension : les pays membres de l’UE se voyaient partagés entre une volonté de sanction envers Moscou et le souhait de sauver l’Accord de partenariat et de coopération (APC) qui lie les deux partenaires depuis 1997. Le Kremlin, quant à lui, comprenait bien que la Russie ne devait pas se mettre en situation de marginalisation et a accepté la mission de médiation proposée par l’UE dans leur « voisinage commun »[4].

En effet, si la relance russe flirte avec les idéaux de puissance, elle a mis aussi en évidence l’archaïsme de cette économie, tout comme la guerre de 2008 a révélé l’obsolescence de son outil militaire et de son complexe militaro-industriel. L’État russe vit sur une économie de rente, malgré le développement d’une économie de marché depuis les années 1990. Les performances économiques de ce pays s’appuient principalement sur l’exploitation et la vente de ses hydrocarbures, rendant le pays très dépendant d’exportations énergétiques dont l’Union européenne est la première bénéficiaire. L’interdépendance qui s’est ainsi créée entre les deux partenaires a amené les instances européennes à œuvrer en faveur d’une diversification des approvisionnements énergétiques de l’UE et de la mise en place de mesure de protection pour leur secteur énergétique. Actuellement, entre 70 et 80 % des exportations russes de pétrole et de gaz se dirigent vers l’UE. Inversement, environ 45 % des importations de la Russie proviennent de l’UE. La Russie ne peut donc risquer de s’isoler et l’UE de froisser son partenaire commercial.

Le dilemme identitaire russe

Dans ce contexte de réaffirmation de la diplomatie, la Russie a tendance à s’arrêter sur des positions de principe qui peuvent sembler déconnectées de ses intérêts[5]. Sur les dossiers délicats mettant en rapport le Kremlin avec la puissance américaine, la grille de lecture russe redevient souvent celle de la guerre froide. Sur les dossiers militaires, la position reste rigide (Kosovo, bouclier antimissile, élargissement de l’OTAN…). Le Kremlin a ainsi tendance à percevoir l’Organisation atlantique comme un outil dépassé, dont l’existence et les souhaits d’élargissement ne seraient qu’une offense à la Russie qui, elle, prône un dialogue d’égal à égal…

Les relations avec l’UE, quant à elles, oscillent entre attrait et répulsion. Tout comme l’OTAN, l’Union n’est pas considérée comme un acteur fiable, en raison cette fois des dissonances entre pays membres et de leur pusillanimité. De plus, aux yeux des Russes, les Européens restent avant tout les alliés des Américains. La réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN ne fait que renforcer cette perception. La crise économique que l’Europe traverse est perçue comme un signe de faiblesse, tout comme la désunion entre les Etats membres. L’UE ne représente pas un gouvernement fort et indépendant mais, surtout, elle n’est pas une puissance militaire. En matière de sécurité européenne, la référence est l’OTAN. Le regard russe sur l’Europe a une dimension américaine. Les infrastructures militaires de l’OTAN sur le territoire européen qui se rapprochent des frontières russes (armes nucléaires, défense anti missile…) créent une source de tension et une entrave à la négociation.

Ainsi, le Partenariat oriental de l’UE, qui s’inscrit dans la continuité de la politique européenne de voisinage, est jugé aussi inopportun que l’élargissement de l’Alliance. Ce partenariat ouvert à six pays de l’Europe de l’Est et du Caucase du Sud a pour ambition de promouvoir la démocratie et la bonne gouvernance, ou encore de renforcer la sécurité énergétique. Le Partenariat confirme surtout la volonté européenne de poursuivre sa démarche d’influence dans le voisinage postsoviétique. Il est, du coup, perçu par Moscou comme une intrusion dans sa sphère d’influence, d’autant que les soutiens les plus forts à cette politique sont souvent les plus opposés à Moscou. Qui plus est, la Moldavie et l’Ukraine revendiquent parfois leur volonté d’appartenir à l’Union.

Là aussi, les dirigeants du Kremlin opposent une position de principe, le mode de gouvernance occidental, notamment celui proposé par l’UE, étant rejeté. Si la Russie accepte le capitalisme économique, elle est moins convaincue par le modèle social européen, d’autant que les Russes ont tendance à adhérer à l’idée d’une position incontournable de leur pays sur la scène internationale. Le rôle attribué à l’histoire (notamment à travers l’entretien de la mémoire de Pierre le Grand, la réhabilitation du Tsar Nicolas II en 2008 ou l’officialisation de la place de l’Eglise orthodoxe avec la restitution de ses biens) y contribue. Si le président D. Medevdev prône la modernisation de son pays, c’est également dans un but de renforcement de la puissance russe et pas seulement de démocratisation. Les récents décrets du chef de l’Etat pour réformer le système de la fonction publique dans le cadre de la lutte contre la corruption ne remettent pas en cause l’interventionnisme étatique sans réelle contrepartie démocratique: la séparation des pouvoirs reste très théorique, la protection sociale aléatoire, les droits de la presse et les concepts environnementaux inexistants…

Avec les pays de l’UE, la Russie a tendance à favoriser les relations bilatérales. C’est le cas tout particulièrement avec l’Allemagne, avec laquelle s’est construite une relation privilégiée (fortement activée durant le mandat du chancelier Gerhard Schröder de 1998 à 2005). Ces relations bilatérales relèvent essentiellement de l’économie et n’engagent pas un affrontement de valeurs (c’est ainsi que la France a récemment vendu à la Russie des bâtiments de projection et de commandement Mistral, qui seront construits par les chantiers de St Nazaire). Le Kremlin porte en outre un regard intéressé sur les pays non membres de l’UE et de l’OTAN, non seulement parce qu’ils constituent une ouverture dans sa sphère d’influence mais aussi peut-être parce qu’ils peuvent s’avérer un moyen d’affaiblir la cohésion occidentale.

L’Union Européenne est-elle, finalement, pour la Russie un partenaire ou un concurrent ? Il semble que cet Etat ait beaucoup de mal à se positionner dans le monde euro-atlantique : tout en souhaitant éviter l’isolement de cet espace, la Russie rejette l’idée d’une convergence totale avec l’Ouest. Elle hésite entre méfiance naturelle et volonté d’intégration. Ainsi exige-t-elle de participer à l’architecture de sécurité européenne en soutenant l’idée d’indivisibilité de la sécurité. Tout en excluant le retour du traité FCE, elle se dit prête à participer à un régime modernisé de contrôle des armes conventionnelles en Europe. Le positionnement politique à venir de la Russie va donc largement dépendre de son image perçue par les puissances occidentales.

Notes :
[1] Georges Sokoloff, La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Fayard, Paris, 1993, 937 p.
[2] Isabelle Facon, Russie, les chemins de la puissance, Artège, Paris, 2010, 190 p.
[3] I. Facon, Op. cit..
[4] Isabelle Facon, « Le Sommet UE/Russie à la lumière de la crise géorgienne », Questions d’Europe, n°117, 10 novembre 2008.
[5] Laure Delcour, « Les points de crispation de la politique étrangère russe », Note de l’IRIS, février 2008.

* Marianne VANDENBERGHE est doctorante en Relations internationales à l'université de Lille II, chargée de mission pour la Mission Lille Eurométropole Défense sécurité (MLEDS)

Photo : Visite officielle du Secrétaire général du Conseil de l'Europe à Moscou (9 mai 2010). © Conseil de l'Europe