Le rock tchécoslovaque dans les années soixante

Le 20 août 1968, les chars de cinq armées du Pacte de Varsovie franchissent la frontière tchécoslovaque, mettant ainsi fin à une expérience poussée de libéralisation au sein du Parti communiste tchécoslovaque (PCT). Le "cours d'après janvier", qui débute avec l'élection de Dubcek à la tête du Comité Central, n'aura finalement été possible que grâce au travail d'opposition des sphères culturelles et politiques réformistes engagé dès 1963.


L'opinion publique occidentale, quant à elle, aura surtout retenu l'image d'une société civile active et solidaire face à l'occupant ainsi que l'immolation de Jan Palach, dont la photo fait le tour du monde. 1968 éclipse ainsi les cinq années fondatrices qui la précèdent en même temps qu'elle tend à figer l'image (erronée) d'une révolution politique.

Or l'essentiel fut peut-être ailleurs: durant les années soixante, la libéralisation politique aboutit avant tout à un renouveau culturel et artistique, à une réconciliation avec elle-même de la société tchécoslovaque. La qualité et la rapide répercussion européenne de la nouvelle vague cinématographique tchèque est bien connue ; l'explosion du bigbeat[1], qui touche autant les pays tchèques que slovaques, l'est moins (c'est un euphémisme). Elle est pourtant significative du retour de la Tchécoslovaquie au sein de la culture occidentale durant les années soixante.

Lever de Rideau : le rock s'installe en Tchécoslovaquie

"Il y avait d'abord la Célébration de l'Eau, ou Fête du Poisson : les musiciens jetaient des bacs remplis d'eau puis des poissons vivants sur le public. Puis venait la Célébration de l'Air, ou Fête de l'Oiseau, mettant en scène de jeunes filles dont les vêtements étaient remplis d'oiseaux qu'elles laissaient s'envoler. Habillés de manière extravagante, les visages peints de maquillage vif et provocant, les Primitives incorporaient régulièrement l'une de leurs célébrations lors de leurs concerts"[2].

Non, nous ne sommes pas à San Francisco mais bien à Prague, en 1968. A cette date, la culture hippie fait déjà de nombreux émules et les mêmes Primitives, dont les affiches de concert voient inscrit en gros et en gras "Be stoned!", semblent avoir d'autres soucis que l'avenir du socialisme. Le terme de contre-culture est particulièrement ambigu dans le contexte du régime communiste: il englobe, par définition, toute forme d'expression artistique en rupture avec les modèles officiels. A ce titre, dès 1963, le rock tchécoslovaque, alors en pleine gestation, est déjà contre-culture. Il le sera d'autant plus que la scène locale reçoit la nouvelle mouvance musicale dans toute sa diversité. Il faut mentionner ici le rôle pionnier de Jiri Suchy : au sein de l'Akord Club puis du Sémaphore (1956-1963), il s'impose comme le chef de file du rock'n'roll et du twist, montrant la voie aux jeunes loups qui, dès 1964, tournent leurs regards vers Liverpool.

La Beatlemania déferle sur Prague, puis sur tout le pays. Le groupe Olympic est très vite le plus populaire de Prague. Ses reprises des Beatles apparaissent particulièrement crédibles à un public "dans le vent". Olympic imite à la perfection le groupe fétiche de la décennie : Frantisek Cech Star, le batteur d'Olympic, s'attache à mériter son pseudonyme en jouant le comique du groupe, à l'instar de Ringo. De même, en 1967, le groupe s'affiche dans des vêtements bariolés évoquant de manière évidente les habits portés par les Beatles sur la pochette de Lonely's Heart Club Bands. Le rock tchécoslovaque, représenté à partir de 1965 par environ vingt groupes professionnels, évolue au même rythme que le rock anglosaxon qu'il prend pour modèle: à côté de la tendance Beatles, le rock californien (Beach Boys, Marbles…) se retrouve, à Prague, chez les Rebels, tandis que le blues électrique inspiré des riffs de Jimi Hendrix et de John Mayall acquiert ses lettres de noblesse tchèques avec les Matadors (Prague). Une comparaison avec la situation du rock en Pologne au même moment permet de mieux cerner la spécificité tchèque. Ici, le nouveau style musical s'intègre moins profondément.

En effet, le régime polonais tolère les groupes de rock à condition que ceux-ci s'engagent à jouer du rock "polonais". Des éléments folkloriques reviennent ainsi dans les reprises ou les compositions des Blues and the Black. Néanmoins, si le rock polonais doit s'adapter aux conditions de l'Etat, il bénéficie en contrepartie du sponsoring des agences officielles. Rien de tel en Tchécoslovaquie, où l'on assiste à une véritable autonomie des groupes de rock par rapport aux organes du régime.

Le rock tchécoslovaque: un exemple d'auto-organisation en système socialiste

Les conditions politiques et économiques auront obligé les jeunes groupes de rock à faire preuve d'un esprit de débrouillardise et d'une ingéniosité remarquables. La difficulté de se procurer des enregistrements étrangers était contournée, depuis les années cinquante déjà, par l'écoute de radios occidentales diffusées illégalement en Tchécoslovaquie, telles Radio Free Europe ou encore Radio Luxembourg, qui diffusent dans les années soixante les Doors, les Who, les Stones, F. Zappa… Plus impressionnante fut l'aptitude à faire face aux conditions matérielles de création. S'il était possible de trouver des guitares électriques sur le marché local, le reste de l'équipement nécessaire (basses, amplificateurs…) était inexistant et dut être construit de main propre par des personnes recrutées au petit bonheur la chance dans les milieux de l'électronique ou de la musique. Cela aboutit à de véritables "miracles", comme ces copies (artisanales!) d'amplificateurs Marshall sur lesquelles on peut jouer encore aujourd'hui.

Les nombreux clubs qui fourmillent à Prague (nous citerons le F-Club ou encore le Lucerna) ont quant à eux joué un rôle déterminant dans la production et la médiatisation des groupes de rock. En effet, étroitement contrôlée par le régime, Supraphon - la seule maison de disques - ignore à peu près complètement le phénomène rock et il faut attendre 1968 pour que soit enregistré officiellement le premier album de rock tchèque (Zelva, d'Olympic). Dans ces conditions, les petites salles de Prague servent tout à la fois de studio de répétition et d'enregistrement ainsi que de relais de diffusion. Comme le dit significativement Ales Opekar, musicologue et directeur du musée de la musique populaire à Prague[3] : "Les clubs constituaient pour les groupes un véritable lieu de travail (…). Tendant, sur scène, à imiter le son studio, [les] concerts [de ces groupes] sonnaient parfois encore mieux que ceux des groupes qu'ils reprenaient".

Aux contraintes matérielles s'ajoute la pression politique: la police intervient fréquemment lors des concerts tandis que les revues du Comité Central s'acharnent à présenter le rock comme une musique subversive et facile.

Rock et contexte politique

L'actualité politique n'est jamais évoquée dans les textes des compositions, bien qu'il semble possible de déceler des motifs politiques plus ou moins cachés dans le répertoire de certains chanteurs folk comme Vladimir Merta. A défaut d'un contenu idéologique, le rock a une portée idéologique intrinsèque. D'une part, il est un symbole (particulièrement vivant) de la culture occidentale: il s'agit de l'anglais, que les groupes adoptent pour les reprises, mais qu'ils délaissent de plus en plus au profit du tchèque, généralement dans le cadre de compositions originales. Il s'agit d'autre part du thème de l'amour ou de la vie quotidienne, en rupture avec la phraséologie puritaine et idéologique de la propagande.

En fait, le régime prend rapidement conscience du danger que représente un phénomène qui rencontre un écho particulier au sein de la jeunesse tchécoslovaque. Les revues officielles ne s'y trompent pas lorsqu'elles stigmatisent le rock comme un phénomène relevant plus du fait social que de la musique. Dès 1964, l'ambiance des clubs de Prague n'a rien à envier à celle des salles parisiennes ou londoniennes : les filles s'arrachent les cheveux, les chaises volent et les vitres se brisent. Notons qu'il y avait au moins un concert de rock par salle et par semaine jusqu'en 1969. Pierre Philippe, lors de son séjour à Prague en 1967, décrit l'adolescent moyen que l'on croise dans les rues de la capitale : "Le jeune Novak s'apprête à sortir : il porte le cheveu long[4], le blue-jean et la chemise voyante de rigueur. On a du mal à imaginer qu'il ait suivi, dans l'après-midi, un cours de marxisme-léninisme à son collège technique".

Un phénomène fondateur

L'influence du rock sur la jeunesse ne doit cependant pas être réduite à ses manifestations les plus visibles. L'intensité de la pratique amateur montre en effet que les jeunes intègrent en profondeur la nouvelle musique : Sabrina P. Ramett estime qu'il existait 1 000 groupes de rock amateurs dans toute la Tchécoslovaquie durant les années soixante. Pour P. Philippe, la seule ville de Prague comptait 700 formations non professionnelles.

La naissance et le rapide développement du rock en Tchécoslovaquie fut avant tout un phénomène fondateur pour toute une génération de tchèques. Les groupes survivent d'ailleurs (difficilement) à la normalisation opérée dès 1969. En 1989, l'engouement retrouvé pour le son sixties ainsi que la mode hippie démontrent peut-être que pour de nombreux tchèques, le temps s'était arrêté en 1968. La vie musicale et nocturne de l'après-Velours est emblématique de ce retour aux sources : les clubs sont à nouveau des lieux d'expérimentation et chacun rivalise d'originalité et d'inventivité. Si la diversité des styles représentés par le rock tchèque actuel est à l'image de celle du bigbeat des années soixante, l'uniformisation et le conformisme tendent à gagner de plus en plus les clubs pragois - question d'époque peut-être. Face à cette autre "normalisation", il ne semble pas inopportun de se pencher à nouveau sur les années d'or du rock tchèque.

 

Par David ALON

Vignette : Vladimir Merta en 1977 (Domaine public)

 

[1] Le terme de bigbeat, employé en Tchécoslovaquie mais aussi en Allemagne, désigne le rock tel qu'il évolue de 1963 au début des années soixante-dix.
[2] RAMETT, Sabrina P., "Rock music in Czechoslovakia", in Rock music and politics in Eastern Europe countries, Westview, 1994.
[3] Le musée de la musique populaire est un exemple unique et original d'exposition permanente dédiée au rock local. De nombreuses archives peuvent être consultées. La visite se déroule aux sons des groupes tchèques de bigbeat. Avis aux musiciens amateurs: il est possible de jouer sur des guitares électriques d'époque (avec des ampli d'époque!).
Muzeum a archiv popularni hudby: Besedni ulice, Praha 1 (Mala Strana).
[4] Les hippies tchèques étaient appelés "manicky", littéralement : "Petites Marie".