A l’heure de la crise financière, il est de bon ton de souligner les faiblesses de l’Union européenne (UE). Attrayantes, tant commercialement qu’électoralement, les prédictions des Cassandre annoncent l’effondrement imminent de l’Europe. Les enjeux sont de taille. Jusque là épargnée, la politique d’élargissement de l’Union continue néanmoins d’être perçue comme une success story. Autrefois à la traîne, les pays d’Europe centrale sont en effet devenus des moteurs de dynamisme pour une Europe fragilisée. Beaucoup affichent une croissance solide et des taux d’endettement inférieurs à ceux de la « vieille Europe ». À contre-courant des tentations de repli nationaliste, certains aspirent à davantage de fédéralisme en Europe, à l’instar du Ministre polonais des Affaires étrangères, M. Sikorski[1]. Jadis redouté, l’élargissement de l’UE à l’Est semble aujourd’hui porter ses fruits, et apparaît de plus en plus comme une force. Qu’en est-il de l’adhésion à l’UE des pays des Balkans occidentaux ?
Le Conseil européen : la voix polyphonique des États membres
Les pays d’Europe du Sud-Est sont, depuis le Conseil européen de Feira en 2000, des « candidats potentiels » à l’adhésion à l’UE[2]. À plusieurs reprises, l’UE a d’ailleurs confirmé « son soutien sans équivoque à la perspective européenne qui s’offre aux pays des Balkans occidentaux », notamment lors du Sommet de Thessalonique en 2003[3]. Si l’objectif reste le même pour tous, l’approche devant les y conduire relève d’un processus différencié.
Alors que la Croatie fait figure de bon élève parmi les pays des Balkans occidentaux, et s’apprête en conséquence à rejoindre l’UE, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo ont encore un long chemin à parcourir avant d’entrevoir le bout du tunnel. Ces écarts importants s’expliquent par les progrès différents de chacun en matière de réformes démocratiques et d’adoption de l’acquis communautaire. Les perspectives européennes des pays des Balkans occidentaux sont en effet soumises à un régime de conditionnalité individualisé. Celui-ci promeut, de manière générale, les critères de Copenhague, et couvre, de manière plus spécifique, la totalité des champs d’action politique de l’UE (de l’agriculture à la politique étrangère). Contrairement à l’acquis communautaire, pour lequel peu de latitude est accordée à l’interprétation des obligations contractuelles des candidats, l’acquis démocratique de l’Union est formulé de manière plus vague, laissant aux acteurs européens une marge d’appréciation significative. Les progrès des futurs États membres font dans tous les cas l’objet d’une évaluation détaillée, consignée dans les rapports de suivi annuels de la Commission. Ces rapports pointent du doigt les progrès et les insuffisances des pays des Balkans occidentaux au regard de leurs aspirations européennes, et constituent une base de décision importante pour le Conseil.
Mais en matière d’élargissement, le Conseil, qui se veut la voix des États membres, demeure l’organe de décision par excellence de l’Union Européenne. Il est donc libre d’interpréter comme bon lui semble les recommandations de la Commission, ainsi que les résolutions du Parlement européen. Si l’Union, dans son ensemble, conçoit sa politique d’élargissement comme un instrument de stabilisation pour les Balkans de l’Ouest, les acteurs institutionnels qui la constituent ont par conséquent des responsabilités différentes. Et il arrive que leurs intérêts s’expriment de manière polyphonique.
Le désaveu du Conseil européen
Porteur de signaux contradictoires tant à l’encontre des pays des Balkans de l’Ouest que des institutions européennes, le dernier Conseil européen, réuni à Bruxelles les 8 et 9 décembre 2011, illustre ce phénomène. La Croatie, tout d’abord, s’est vu offrir un traité d’adhésion, qui devra encore être ratifié par les États membres, avant de prendre effet le 1er juillet 2013. Il s’agit d’une avancée majeure pour la jeune démocratie, et d’un « moment important pour l’intégration européenne »[4]. Pour le Monténégro, le Sommet de Bruxelles marque également une étape importante sur la route de l’intégration. Il prévoit l’ouverture de négociations d’adhésion en juin 2012.
La Serbie, par contre, n’a pas obtenu le statut de candidat, malgré « des progrès considérables ». Or la Commission, dans son opinion exprimée auprès du Conseil et du Parlement, recommandait l’octroi du statut de candidat à la Serbie, bien qu’elle conditionnât l’ouverture des négociations d’adhésion à de plus amples efforts en matière de coopération avec Pristina. Passant outre cette recommandation de la Commission, le Conseil européen fit valoir sa décision, par la nécessité de vérifier et de confirmer que la Serbie met en œuvre les accords récemment conclus entre Belgrade et Pristina. C’est à l’aune de cette vérification que le Conseil se prononcera à nouveau lors de sa prochaine réunion, au mois de mars 2012. Quant à la Macédoine[5], officiellement candidate depuis 2005, elle n’a, lors de ce Sommet de décembre, toujours pas obtenu l’ouverture des négociations devant la mener à l’adhésion. Elle reste donc dans l’antichambre de l’UE, prise dans une inertie institutionnelle de plus en plus pesante. Cette décision du Conseil s’oppose d’ailleurs aux recommandations que la Commission formule depuis 2009[6], et à la résolution du Parlement européen qui, en 2010, enjoignait déjà le Conseil de « confirmer sans plus attendre » l’ouverture des négociations d’adhésion[7]. Les conséquences de ce double blocage sur la stabilité et l’ancrage européen de la Serbie et de la Macédoine peuvent être lourdes.
L’intégration européenne n’est pas seulement substantiellement conditionnée par l’adaptation des futurs États membres aux cadres politiques et légaux de l’UE. Elle est également une question de rythme et de timing. Le rythme désigne la vitesse à laquelle les perspectives européennes se matérialisent ; le timing, la fenêtre d’opportunité ou le moment durant lequel des avancées sont proposées. Prononcé tant à l’encontre de la Serbie que de la Macédoine, au mépris des recommandations de la Commission et du Parlement européen, le désaveu du Conseil européen de décembre 2011 fait malheureusement fi de ces deux dimensions, pourtant essentielles au succès de la logique de conditionnalité. Car l’octroi à la Serbie du statut de candidat ne signifie pas l’ouverture des négociations d’adhésion ; et l’ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine ne signifie pas l’adhésion de celle-ci à l’UE. Le processus d’intégration des pays candidats prévoit de nombreux points de véto institutionnels, dont, en dernier recours, le refus (ou l’ajournement conditionnel) par un État membre de la ratification d’un traité d’adhésion. Ces points de véto institutionnels rendent la décision du Conseil européen de décembre 2011 d’autant moins nécessaire, qu’un signal inverse n’aurait pas dépourvu l’Union de tout moyen de pression. Mais au lieu de tirer profit du timing favorable aux réformes en Serbie, et de parer le ralentissement du rythme de la dynamique européenne en Macédoine, le Conseil européen semble avoir cédé aux particularismes nationaux de certains États membres, qui ne garantissent pas de meilleures perspectives pour la région.
* Diplômé de l’Académie diplomatique de Vienne, l’auteur est aujourd’hui chercheur associé à la chaire de recherche en études parlementaires auprès du Parlement du Luxembourg. Il travaille également au sein des Universités de Vienne (Autriche) et du Luxembourg à une thèse de doctorat sur les questions européennes dans les pays non-membre de l’UE.
Notes :
[1] Radek Sikorski, « Poland and the future of the European Union », Discours de Berlin, 28 novembre 2011.
[2] Conclusions de la Présidence, Conseil européen de Santa Maria da Feira, 19-20 juin 2000.
[3] Déclaration de Thessalonique, Conseil européen de Thessalonique, 21 juin 2003
[4] Conclusions du Conseil européen, Bruxelles, 9 décembre 2011
[5] La référence de « Macédoine » est ici utilisée par souci de simplicité. Elle désigne la même entité que République de Macédoine et l’Ancienne république yougoslave de Macédoine.
[6] « Enlargement Strategy and Main Challenges 2009-2010 », communication de la Commission au Parlement et au Conseil, COM (2009) 533 final, 14 octobre 2009.
[7] Résolution du Parlement européen du 10 février 2010 sur le rapport de suivi 2009 concernant l’ancienne République yougoslave de Macédoine, P7_TA(2010)0024.
Photographie : Sommet européen, 9 décembre 2011, Source « Le Conseil de l'Union européenne ».