Le sous-marin de la discorde russo-suédoise

En octobre 2014, un sous-marin non identifié a été repéré à proximité de Stockholm. Dans un contexte de hautes tensions entre Est-Ouest, cette affaire a agité la scène médiatique suédoise et la Russie a vite été désignée coupable. Mais, en coulisses, c’est un tout autre scénario qui se déroule. Une affaire provocatrice qui interroge la Suède sur son rôle dans la sécurité de la région.


Le 17 octobre 2014, la Suède a déclenché une opération militaire d’ampleur dans l’archipel de Stockholm. Plus de 200 militaires, des bateaux furtifs, des dragueurs de mines et des hélicoptères ont été déployés pour ce que le ministère suédois de la Défense a désigné comme la plus grande mobilisation de ce genre depuis la fin de la Guerre froide. Une semaine de recherches d’un mystérieux vaisseau… qui n’a peut-être jamais existé. À l’origine de cette agitation, tous les ingrédients d'un polar digne de la Guerre froide semblaient réunis: le cliché photographique amateur d’un objet émergeant de l’eau a nourri la thèse d’un mini prototype de sous-marin ayant la puissance d’un hors-bord; des rumeurs d’espionnage se sont répandues après qu’un énigmatique homme en noir ait été aperçu près d’une base militaire suédoise; enfin, les médias ont révélé l’interception d’un appel de détresse en russe entre un point situé au large de Stockholm et l’enclave de Kaliningrad, siège de la Flotte russe de la Baltique. D’autres preuves sont venues conforter les faits, comme des traces de vaisseau retrouvées sur le fonds marin. «Il n’y a aucun doute», a affirmé Sverker Göranson, commandant des forces armées suédoises, «la Suède a été sujet d’une grossière et inacceptable violation de son territoire»[1]. Mais l’origine du sous-marin reste encore une énigme. Tout comme les raisons d’une intrusion en Suède, ce pays prétendu neutre, membre de l’Union européenne, mais pas de l’OTAN. Plusieurs scénarios sont plausibles. Mais «la poursuite d’Octobre Rouge»[2] semble avoir débridé les imaginations.

Ce thriller militaire écrit par Tom Clancy et publié en 1984 débute lorsque, quelque part dans l’océan Atlantique, le commandant d’un sous-marin soviétique (l’Octobre Rouge) prend une décision fatidique: son navire ira vers l’Ouest. Les Américains veulent le capturer, les Russes, à leur tour, le récupérer et la chasse la plus incroyable de l’histoire est ainsi lancée. Réaliste et authentique, le roman exerce son emprise sur l’opération lancée en octobre 2014.

Une poursuite des Rouges en Octobre ?

Pour la Suède, l’affaire a le goût amer de la Guerre froide. À l’époque, les incursions avérées –mais aussi supposées– de sous-marins soviétiques près des côtes suédoises n’étaient pas rares, passées de 4 par an en 1960 à une moyenne de 17 à 36 opérations par an à partir de 1980. Le caractère et l’objectif opérationnel de ces incursions évoluaient. De plus en plus intrusives, elles employaient une flotte diversifiée et bien coordonnée, allant de sous-marins et mini sous-marins aux nageurs de combat. Un épisode a particulièrement marqué les esprits, surnommé «Whiskey on the Rocks»: la nuit du 27 au 28 octobre 1981, un sous-marin soviétique de type W (Whiskey) a heurté un rocher à 2 kilomètres seulement de la base militaire de Karlskrona. Malgré l’évidence, le commandant soviétique Piotr Gouchtchine a justifié la présence du vaisseau au large de la côte suédoise par une innocente erreur de navigation due à un équipement défectueux. Le ton de la Suède était, pourtant, beaucoup plus grave: le U-137 était soupçonné de transporter des armes nucléaires. L’enquête confirma ces craintes et les autorités suédoises qualifièrent l’incident de «violation flagrante» de l’intégrité territoriale du pays[3].

Inspirés sans doute par la ressemblance remarquable entre les deux affaires et sous l’effet du contexte actuel, les médias nationaux et internationaux n’ont pas tardé à livrer leur verdict: le vaisseau recherché ne pouvait qu’être russe. Dans des déclarations subtilement dosées, l’armée suédoise s’est abstenue de confirmer cette hypothèse, tandis que le Kremlin déniait formellement toute implication dans un nouvel incident. La Russie n’a pas manqué, en revanche, de jeter les soupçons sur un sous-marin à propulsion diesel-électrique néerlandais Bruinvis, tandis que les Pays-Bas, à leur tour, se défendaient de toute incursion (le pays avait participé jusqu’au 17 octobre à un exercice militaire en mer Baltique mais, au moment du repérage du mystérieux vaisseau, le sous-marin néerlandais était déjà ancré à Tallinn, en Estonie. Une information confirmée par Marloes Visser, porte-parole du ministère néerlandais de la Défense: «Ce n’est pas un de nos vaisseaux même si tout le monde tourne le regard vers nous. Interrogez plutôt les Russes.»[4]

Des manœuvres d’intimidation russes…

Aujourd’hui, si la menace d’armes nucléaires paraît éloignée, la Russie montre qu’elle s’est mal accommodée du pluralisme géopolitique post-soviétique. Certaines de ses stratégies résultent de sa frustration par rapport au nouvel ordre mondial de l’après-Guerre froide, sentiment exacerbé par les intégrations euro-atlantiques. Ainsi, la Russie «navigue» en mer Baltique, en quelque sorte, à contre-courant. Ses deux sorties sur la mer, Saint-Pétersbourg dans le golfe de la Finlande et l’enclave de Kaliningrad, sont séparées par trois pays, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, membres de l’UE et de l’OTAN. Confrontée à l’instabilité de l’environnement géopolitique en Europe, l’alliance euro-atlantique est capable de mettre en œuvre des ripostes graduées très efficaces. Mais la région baltique n’est pas facile à défendre. Concrètement, pour renforcer les États baltes, l’OTAN devrait avoir accès au territoire suédois.

Face à ce qu’elle perçoit comme un risque, la Russie semble vouloir opter pour une continuité de sa stratégie militaire soviétique au large de Stockholm. Si le pays a réellement relancé les opérations qu’il avait menées dans les années 1980, on peut penser qu’elles répondraient à des objectifs d’intelligence militaire, d’entrainement, de déploiement d’équipements et de surveillance. Mais, avant tout, il s’agirait d’intimider la Suède. En effet, la «diplomatie de la canonnière» est l’approche préférée de la Russie pour ses coups de théâtre. L’annexion de la Crimée en est une preuve magistrale. Le pays poursuit, en outre, sa politique de réarmement. Dotée d’une côte aussi longue que celle des États-Unis, la Suède dispose, elle, d’«une flotte aussi miniature que le sous-marin qu’elle cherche»[5]. Stockholm n’a d’ailleurs pu mobiliser un hélicoptère durant toute une semaine, ce qui lui aurait coûté environ 20 millions de couronnes (2,2 millions d'euros), d’après la Marine. Construite sur l’idée de «paix éternelle», la politique suédoise de défense semble être tombée en désuétude. La Russie pourrait vouloir en profiter pour extorquer l’«amitié» du pays, à ses propres conditions. Certains spécialistes évoquent par exemple la signature d’une Déclaration de neutralité ou l’obtention d’un droit de déployer des observateurs dans les ports et les aérodromes. Du point de vue de la Russie, l’équation serait ainsi résolue puisque, avec la Suède dans son camp, l’OTAN serait frappée de plein fouet.

… à une redistribution des cartes de l’OTAN en Europe du Nord

Mais l'explication à ce mystère pourrait être tout autre. Selon certains médias, les Suédois recyclent la Guerre froide et inventent simplement des croque-mitaines russes pour créer un sentiment de menace et justifier leur défiance envers la Russie. Une sorte d’hystérie conspirationniste qui servirait une cause bien précise: l’affaire du sous-marin permet de faire pression sur le gouvernement suédois pour augmenter le budget militaire, un budget qui est passé de 3% du PIB en 1980 à 1,2% en 2013. Le nouveau ministre des Finances a promis une hausse d’environ 5,5 milliards de couronnes (0,55 milliard d’euros) dans les dix prochaines années. Les effets de cette croissance ne se feraient sentir qu’à long terme. En réalité, le mystère du sous-marin a permis surtout de relancer le débat sur la potentielle adhésion de la Suède à l’OTAN.

Aujourd’hui, les tensions Est-Ouest ravivées ont fait de la Russie le principal suspect de l’affaire. La Suède et ses voisins craignenten outre que la Russie ne tente de s’emparer de l’île de Gotland, idéalement située d’un point de vue géostratégique puisqu’elle se trouve à 90 kilomètres à l’est de la Suède et à 130 kilomètres à l’ouest de la Lettonie, ce qui peut faire d’elle une base militaire idéale. Elle est en outre longée par le Nord Stream, le gazoduc sous-marin qui permet d’acheminer 55 milliards de m3 de gaz naturel russe par an vers l’Europe. En 2006, V.Poutine avait promis de défendre ce tube stratégique. En 2013, deux bombardiers russes accompagnés de chasseurs ont mené un exercice de simulation d’attaque contre l’île, en contournant l’espace aérien suédois. On comprend bien qu’il serait dans l’intérêt de la Russie que la Suède reste en dehors de l’OTAN.

Pour l’instant, le gouvernement suédois, composé de représentants du parti social-démocrate et de Verts, exclut l’idée d’une adhésion. Mais cette position est susceptible d’évoluer. Depuis 1994, le pays participe au Partenariat pour la Paix (PpP) de l’OTAN. Il est un membre actif du Conseil de partenariat euro-atlantique depuis sa création, en 1997. En 2009, la signature de la Déclaration de solidarité a renforcé les liens du pays avec ses voisins. En septembre 2014, la Suède a également signé un Accord de pays hôte qui confère aux forces de l’Alliance le droit de stationner sur le territoire suédois et d’user des infrastructures. Le pays envisage même de signer un pacte renforçant sa collaboration avec l'OTAN et qui lui permettrait de demander l’aide de l'Alliance atlantique en cas d'urgence. En outre, les trois États baltes mènent une forte campagne de lobbying pour l’adhésion du pays (ainsi que celle de la Finlande) à l’OTAN.

Ironiquement, la crise du «sous-marin non identifié» n’a pas intimidé la Suède, mais a plutôt accéléré son rapprochement de l’OTAN. Les derniers sondages montrent en effet un infléchissement net de l'opinion publique en faveur de l’Alliance. Bien que le mystère n’ait pas été percé, certains estiment qu’à long terme la position géostratégique de la Suède rend son adhésion à l’OTAN presque inévitable. L’incursion énigmatique au large du Stockholm a au moins eu le bénéfice de clarifier ce point.

Notes :
[1] «Sweden finds definitive evidence of submarine, Russians call them unmanly», Foreign Policy, 15 novembre 2014.
[2] Tom Clancy, The Hunt for Red October, Collins/libri, décembre 1994, 518 p.
[3] Gordon W. Mcomick, Stranger than fiction – Soviet Submarine Operations in Swedish Waters, A project AIR FORCE Report prepared for the United States Air Force, RAND, janvier 1990, 88 p.
[4] «Sous-marin recherché en mer Baltique: La Haye dément toute implication», AFP, 20 octobre 2014.
[5] «The Guardian view on Sweden’s defences: is Nato inevitable? », The Guardian, 20 octobre 2014.

Vignette : Sous-marin russe à Kronstadt (photo: Céline Bayou, 2014).

* Étudiante en géopolitique, spécialité Europe-Eurasie, Master 2, Inalco.