Le trafic d’armes légères en Europe de l’Est – Les origines (1/3)

Les événements tragiques qui se sont déroulés ces derniers mois à Marseille et sur le marché de Noël à Liège viennent nous le rappeler: le trafic d’armes légères ou de petit calibre est croissant en Europe occidentale. Les raisons profondes de ce phénomène en pleine expansion sont à trouver dans l’effondrement, en 1991, du modèle politique soviétique, lequel a disparu après une longue course aux armements entre les deux blocs. 


Dans cette situation de bouleversement géopolitique, en quelques semaines, le trafic d’armes légères et de petit calibre (ALPC) originaires d’Europe de l’Est a pris son envol et les acteurs ont posé les jalons des filières qui perdurent jusqu’à nos jours. Fruits d’une production irrationnelle des pays socialistes, ces armes sont devenues, dans l’esprit de certains habitants est-européens, une sorte de bien de consommation propre à la vente.

Un arsenal démesuré et irrationnel derrière le Rideau de Fer

La production d’armes légères et de petit calibre durant les années 1980 avait atteint un niveau totalement démesuré après la course aux armements voulue par les deux Blocs. Dans le cadre de la Division internationale socialiste du travail (DIST, 1961), les pays du Pacte de Varsovie avaient chacun reçu une mission particulière en termes de production ou de stockage d’armements en tous genres.

Concernant les ALPC, la production –une manufacture nécessitant un faible savoir-faire technologique et un niveau de confiance restreint de la part de Moscou– était avant tout laissée à la Roumanie et la Bulgarie. Ces pays étaient chargés, grâce à leur position géographique privilégiée sur les bords de la mer Noire et non loin du détroit du Bosphore, d’exporter la révolution socialiste à travers le monde. La firme bulgare Kintex, créée de toutes pièces dans ce but, se chargeait d’armer et parfois même accueillir les principaux groupes terroristes mondiaux. Ainsi, le groupe Carlos, le FPLP palestinien ou encore Action Directe s’armaient et s’entraînaient à Bucarest et Sofia, parfois par l’entremise hongroise.

De son côté, la Tchécoslovaquie, proche de l’Occident diabolisé et placée sur la route d’une éventuelle expansion soviétique devant passer par Prague pour aboutir à Lyon, produisait et exportait également de telles armes, par le biais de la firme Omnipol.

Des républiques soviétiques, comme par exemple l’Ukraine, devaient stocker des armes et des munitions par millions en divers points de leurs territoires. Selon un document de l’OTAN déclassifié en 2003 et présenté par l’ancien vice-ministre ukrainien de la Défense Leonid Polyakov, le territoire ukrainien stockait encore à cette date un total de 634.483 lance-roquettes de type RPG-7, 175.671.877 cartouches pour AK-47 cal 7.62 mm, 366.044 mortiers de 82 mm et 13.982.132 cartouches de calibre 12.7 mm.

Localisation des stocks d’ALPC et de munitions sur le territoire ukrainien en 2003

Source: Dossier déclassifié NATO/DPAO/DCPD/2003, Leonid Polyakov, Aging stocks of ammunition and SALW in Ukraine: Risks and challenges, Bonn International Center for Conversion, 2003.

En parallèle à ces exigences de la DIST, il existait dans la zone balkanique une autre production d’armes légères et de petit calibre à des fins de distribution au sein des populations en cas de besoin. Les pays constituant la Fédération yougoslave ainsi que l’Albanie s’étaient effectivement libérés sans aide occidentale ou soviétique en 1945. Cette victoire populaire avait poussé –en plus des rivalités multiséculaires entre Serbes et Albanais– les dirigeants de ces deux États à instaurer des arsenaux importants sur l’ensemble de leurs territoires nationaux pour pouvoir réagir en cas de nouvelle invasion.

Le tableau ci-dessous présente approximativement le niveau de production et les stocks d’ALPC à la fin de la Guerre Froide.

Disponibilités en ALPC en Yougoslavie (1989)

Source: Ian Davis, Small Arms and Light Weapons in the Federal Republic of Yugoslavia, The nature of the problem, Saferworld, Belgrade, mai 2002, p.50.

L’importance des stocks albanais, quant à elle, en raison de l’irrationalité politique de la structure étatique mise en place par Enver Hoxha pendant des décennies à Tirana, n’a jamais été connue, mais les émeutes de 1997 qui se sont déroulées dans la capitale albanaise ont donné une idée du nombre d’armes stockées (dont un grand nombre provenait par ailleurs de Chine populaire).

Une déstructuration politique et économique à l’origine du trafic

Il est crucial de se rappeler la surprise provoquée dans le monde entier par la disparition de l’URSS en 1991. Si, du côté occidental, le sentiment de la victoire est de mise, du côté de Moscou, de Varsovie, de Prague, de Sofia ou de Bucarest, passés les révolutions de palais ou les bouleversements politiques aux sommets des États, l’ambiance est rapidement plus morose, dominée par l’inflation galopante, le manque de produits de consommation et l’absence de rémunération pour les militaires ex-soviétiques délaissés. Il est courant alors de voir sur les marchés noirs des officiers supérieurs, voire des officiers généraux, vendre leur uniforme de l’Armée rouge, leurs médailles, leurs bottes ou les photos souvenirs de leurs batailles en Afghanistan ou ailleurs. Pour pouvoir nourrir leurs familles, les militaires (officiers et sous-officiers) vendent leurs armes, avec les munitions. Dans leur esprit, ils ne font qu’abandonner le matériel du pays qui les a abandonnés. L’heure est à la survie.

Politiquement, les nouveaux gouvernants et les structures étatiques ne sont pas, à ce moment, prêtes à se lancer du jour au lendemain dans une «thérapie de choc» économique sensée empêcher tout retour au communisme. Les États subissent une véritable déstructuration politique, mettant en scène de nouveaux hommes politiques et poussant les anciens apparatchiks à se reconvertir dans le commerce international, la sécurité privée, le recouvrement des dettes, le système bancaire -pour cacher leurs avoirs financiers passés- et la gestion des matières premières. Dans cet interstice de quelques mois, les filières déjà existantes sont ravivées et de nouvelles sont créées puisque la demande en armement léger croît sur les autres continents.

La Bulgarie et l’Albanie sont des cas très représentatifs. Placée sous la férule de Todor Jivkov de 1956 à 1989, la Bulgarie considérée comme docile par le Kremlin avait reçu pour mission, en termes d’armement, de multiplier les filières de dissémination d’ALPC sur tous les continents. En 1989-1990, alors que la vague de transition politique s’amorçait dans tout le Pacte de Varsovie, des milliers d’agents de la Sécurité d’État bulgare ont quitté le domaine public pour se lancer, avec des boxeurs, des haltérophiles et des sportifs de haut niveau en manque de subventions, dans l’aventure de la sécurité privée, bénéficiant par la même occasion du droit de détenir et porter une arme à feu. Ainsi, en une seule année, ont été créées pas moins de 5.200 sociétés privées de sécurité sur le seul territoire bulgare. Alors que les policiers, militaires et agents de renseignement quittaient leurs services parfois avec leurs armes de dotation, les directeurs de ces sociétés privées achetaient ouvertement des milliers d’armes à feu dans les entrepôts de l’armée nationale en pleine décrépitude. Les usines Arsenal de Sofia, Kazanlak, Plovdiv ou Stara Zagora pouvaient par conséquent vendre sans limite leurs produits manufacturés et éviter un chômage certain à des millions d’ouvriers spécialisés.

En Albanie, les élections de mars 1992 ont vu la classe politique albanaise se diviser en deux principaux partis. D’une part, le regroupement des anciens communistes s’est opéré au sein du nouveau Parti socialiste albanais aux côtés des membres influents de la Sigurimi (l’ancienne police secrète albanaise d’Enver Hoxha). D’autre part, le rassemblement d’anciens membres de la Nomenklatura devenus anti-communistes s’est effectué au cœur du Parti démocratique albanais. Le manque de financements a poussé le PDA à se tourner vers la criminalité organisée du nord du pays, à Shköder, pour favoriser l’arrivée au pouvoir de Sali Berisha, originaire de cette région à dominante guègue[1]. En guise de réponse, le PSA et la Sigurimi, dominée a contrario par la population sudiste tosque, a facilité le développement des clans criminels du port de Vlora, afin de contrebalancer le poids du PDA et obtenir à son tour un budget conséquent.

Ces deux exemples montrent à quel point la transition politique de tout l’ancien bloc de l’Est a favorisé en quelques mois l’émergence ou la renaissance de mécanismes criminels qui sentaient, dès la chute de l’URSS, toute l’opportunité que représenterait l’interconnexion entre toutes les mafias européennes pour entrer définitivement dans un monde de libre-échange.

L’expansion de systèmes mafieux et l’éclatement de conflits ethniques

Dans cette atmosphère de transition politique à marche forcée, des structures clandestines ont su perdurer à travers la crise économique. D’aucuns disent de nos jours à Sofia et Bucarest que ces mêmes structures, issues des filières illégales communistes, avaient su favoriser les changements de régimes et maintenir l’ordre alors vacillant. C’est une des explications données notamment par le TIM, regroupement informel à dominante criminelle d’anciens agents des services secrets bulgares ayant quitté le service courant en 1991 et installés dans la ville portuaire de Varna, sur les bords de la mer Noire.

La fin du communisme a donc facilité l’expansion fulgurante de filières clandestines dans les domaines du trafic d’êtres humains, de cigarettes et de voitures volées sur fond de prostitution et de flux de produits stupéfiants en provenance d’Amérique latine (cocaïne) ou d’Asie centrale (héroïne).

Le trafic d’armes a ainsi opportunément servi, pour partie, à protéger ces filières clandestines en permettant de dissuader tout rival de récupérer des parts de marché, pour une autre partie à pratiquer de larges bénéfices financiers en utilisant des armes délaissées en les vendant à des belligérants demandeurs et, enfin, pour une troisième partie à armer des agents de sécurité privée, des gardes-du-corps ou des hommes de main des mafias ou systèmes proto-mafieux.

Dans la première partie de la décennie 1990, dans une Europe occidentale vivant désormais au rythme de l’accord de Schengen, les filières de l’immigration clandestine ont commencé à faire transiter des armes par petites quantités par le canal d’Otrante entre les ports albanais de Vlora et Durrës, et les ports italiens de la région des Pouilles. Les candidats à l’Eldorado occidental devaient accepter d’emporter quasiment quotidiennement avec eux des sacs remplis de cinq ou six fusils d’assaut ou pistolets automatiques. Ces filières se sont simplement superposées à celles d’une toute autre importance et déjà existantes pendant la Guerre Froide: celles de Monzer al-Kassar, de Sarkis Soghanalian, d’Adnan Kashoggi (dont l'un des intermédiaires à l’époque était un jeune Saoudien nommé Oussama Ben Laden) ou encore de Manucher Ghorbanifar.

Au même moment, les conflits intra-yougoslaves entre la Serbie et ses voisins croate, bosniaque puis albano-kosovar, ont facilité la dissémination sur ce territoire des armes déjà produites par les usines serbes Zastava à Kragujevac. Ces filières servaient les intérêts de la politique de Slobodan Milosevic qui faisait distribuer des ALPC par camions entiers au sein des enclaves serbes pour faciliter l’épuration ethnique par la violence armée.

Aux besoins des troupes Serbes et pro-serbes en Bosnie-Herzégovine répondaient les filières «grises» mises en place par leurs adversaires soutenus par l’OTAN et la «filière Monsieur», soit en utilisant les armes produites à Konjic (pour les Bosniaques), soit en important des armes depuis la Moldavie ou l’Amérique latine (les Croates par voie aérienne ou maritime, notamment lors de l’affaire Carlos Menem, le président argentin).

Pour financer l’épuration ethnique et assurer la suprématie de la Grande Serbie sur les Balkans, les hommes au pouvoir à Belgrade avaient instauré tout un réseau international de trafic de cigarettes par l’intermédiaire de Mihajl Kertes, directeur général des douanes serbes, afin de financer l’achat d’armes au profit de Zeljko Raznatovic surnommé «Arkan», ancien gangster devenu chef paramilitaire de la Garde des Volontaires Serbes ou «Tigres d’Arkan». Pendant les trois années de la guerre en Bosnie-Herzégovine, les filières n’ont cessé de se mettre en place entre Belgrade, Zagreb et Sarajevo avec l’aide des diasporas respectives installées dans les grandes villes européennes.

À la même période, en 1992, le double conflit interne à la Moldavie, sur le territoire de la République autoproclamée de Transnistrie et en terre gagaouze avec la rébellion du Bataillon Bujac, a vu la dissémination d’ALPC de la 14ème Armée soviétique du général Lebed au sein des populations gagaouze et russophone et les pillages dans les entrepôts militaires de Ribnitsa, Dubosari, Grigoriopol et Tiraspol. Ce conflit, non encore abouti et latent depuis deux décennies dans une zone aux enjeux géopolitiques et géostratégiques sensibles sur un territoire coincé entre l’Union européenne, l’Ukraine et la Russie, demeure encore de nos jours un prétexte: d’une part pour positionner des forces d’interposition non européennes sur le sol européen et d’autre part pour utiliser des filières dont de nombreux pays voyaient dès 1992 les opportunités d’utilisation.

En quelques mois, au moment de la chute de l’URSS, des mécanismes criminels et des filières clandestines se sont mis en place, au plus grand profit d’une partie des nouveaux dirigeants politiques de ces pays. La structure de base de ce trafic d’armes à feu était alors solidement installée pour favoriser une dissémination sans précédent à travers tout le continent européen et sur l’ensemble des théâtres et conflits mondiaux.

Note:
[1] Les populations guègues, originaires de la partie nord de l’Albanie et présentes au Kosovo, en Serbie du Sud, au Monténégro et en Macédoine occidentale, sont un des deux groupes ethniques majoritaires albanais et membres de l’élite au pouvoir jusqu’en 1945. Anciens catholiques, ils se sont régulièrement opposés aux Tosques orthodoxes avant l’arrivée des Ottomans au 14ème siècle. Originaires du sud du pays et de la Macédoine méridionale, plus ouverts à l’Italie et à l’Europe, ces derniers ont pris le pouvoir à Tirana en 1945 avec leur leader Enver Hoxha et ont unifié l’Albanie. Les rivalités sont réapparues en 1991 à l’heure de la libéralisation politique et économique.

* Jean-Charles ANTOINE est docteur en géopolitique de l’Institut français de géopolitique (IFG, Paris 8). Il est expert sur le thème du trafic mondial d’armes légères et de petit calibre, et spécialisé sur l’émergence du crime organisé et sur l’espace régional de la mer Noire.
Ce sujet fera l’objet de trois contributions successives dans Regard sur l’Est.