La place Goudiachvili, dans la vieille ville de Tbilissi, est depuis peu au cœur d’une lutte pour sa défense et d’une réflexion sur la société civile géorgienne. Où l’on voit que la ville peut être l’instrument mais aussi le révélateur d’une prise de conscience militante, d’une nouvelle forme de politisation dans une Géorgie réputée bloquée.
La restauration de la vieille ville de Tbilissi est l’un des atouts de la mairie. Cette dernière mise en effet sur le tourisme pour relancer l’économie et attirer les investisseurs étrangers, échaudés par la guerre russo-géorgienne d’août 2008 comme par la crise économique globale. Or une petite place abandonnée est récemment devenue un enjeu non seulement urbanistique mais aussi citoyen et, qui sait, politique. Une nouvelle forme d’organisation émerge à peine que déjà un débat s’impose sur des questions de forme, de fond et d’objectifs. Il prend d’ailleurs de l’ampleur, quitte à risquer peut-être de démotiver l’initiative naissante.
Un square abandonné car peu rentable
La place Goudiachvili est un petit parc pavé situé en plein cœur de la vieille ville de Tbilissi. Elle est l’une des dernières de Tbilissi à avoir conservé son apparence d’origine, à quelques détails près. Avec sa fontaine contemporaine figurant un couple enlacé sous un parapluie, elle est entourée de bâtiments décrépis des XIXe-début XXe siècles. Les façades sont fissurées, des murs tombent en ruine, les balcons en bois qui en font le charme suscitent autant l’admiration que la pitié. La placette a tout d’un espace abandonné, n’étaient un restaurant et les joueurs de jacquet, derniers habitants de ce quartier fantôme. En effet, seules deux-trois familles résident encore dans ce lieu en décomposition lente mais sûre.
Les bâtiments encadrant la place ont presque tous été rachetés avant 2008 par le Fonds de développement de Tbilissi, organisation publique à but non lucratif, financé par la mairie. Ce Fonds de développement est le responsable légal de l’état des lieux, mais n’est pas doté d’un budget conséquent : à en croire ses responsables, l’endroit n’intéresse aucun investisseur, d’où le manque d’activisme du Fonds. Or son objectif est de réhabiliter l’ensemble –bâtiments, place et réseau urbain-, à l’instar de la restauration de l’avenue David-le-Bâtisseur, achevée en décembre 2011. Cette initiative de taille a été toutefois fortement contestée, tant pour son financement que pour sa méthode, taxée de «façadisme» ou de restauration de pacotille par économie de temps et de matériau. Entièrement investi dans cette avenue à fort potentiel commercial, le Fonds aurait, selon ses détracteurs, sciemment négligé d’autres espaces, telle la place Goudiachvili, sans impact économique mais pas moins importants historiquement et davantage nécessiteux en intervention lourde et urgente.
Bâtiment de la place Goudiachvili (Tsira Elisashvili, 2012)
S’il semble normal que le Fonds ait ses priorités économiques et s’il est compréhensible que la crise économique réduise sa marge d’action, certains citoyens estiment cependant qu’il n’est motivé que par la philosophie ultra-libérale du gouvernement et le culte du profit rapide, aux dépens de la culture et de la mémoire. Ainsi, la critique n’est pas uniquement fondée sur une constatation, elle est aussi doublée d’une accusation politique visant le parti majoritaire à la mairie de Tbilissi, le Mouvement national du Président M. Saakachvili.
Hamkari, ou le militantisme « concret »
Des citoyens révoltés par cette situation, principalement des habitants et amoureux de Tbilissi, se sont organisés en association de défense de la ville historique. L’ONG Hamkari, du nom (d’origine persane) des guildes professionnelles fort influentes dans la politique de la ville au XIXe siècle, s’insurge contre la gestion hasardeuse de l’héritage historique, mémoriel, architectural et urbanistique de la vieille capitale. Formée en 2006, l’association, légaliste et apolitique, n’a réellement émergé qu’à travers le « cas Goudiachvili ».
David Gogishvili, géographe de 23 ans, est l’un des représentants de l’association Hamkari. Il en parle comme d’une association « chien de garde » (watchdog) dont l’objectif est d’attirer l’attention des habitants sur la défense de la capitale.
« Notre association rassemble des architectes, des urbanistes, mais elle est ouverte à tous les habitants qui veulent préserver leur ville de la destruction. Notre groupe est fluide, une vingtaine de membres constituent son cœur actif sur le millier de participants. Tous sont des volontaires, ils militent sur leur temps libre. Nous avons connu une période de vide mais, avec le cas Goudiachvili, Hamkari prend de l’importance. Désormais, notre action attire du public grâce à son choix d’une approche joyeuse, ludique et non politisée de la question de sa réhabilitation. Elle a même récemment obtenu des résultats, ce qui est une première encourageante pour nous comme pour toutes les associations citoyennes de Géorgie ! Les Tbilissèles prennent conscience que leurs voix peuvent compter, qu’ils ne sont pas soumis aux décisions de la mairie ».
Le jeune homme, très actif dans diverses organisations citoyennes mémorielles, comme Sovlab qui recense les lieux de mémoire de la Terreur stalinienne à Tbilissi, s’est investi corps et âme depuis deux ans dans la défense de la place après avoir milité contre la démolition d’autres sites.
« Hamkari cherche à recenser, protéger de la destruction ou prévenir de fausses restaurations des bâtiments dotés d’un capital historique ancien ou contemporain, comme l’IMELI, l’ancien Institut Marx-Engels-Lénine, héritage de l’architecture soviétique. Ce cas était problématique, car la mémoire de l’URSS est un sujet épineux ici. Toutefois, notre action a été un demi-succès: l’investisseur, un groupe hôtelier, a dû geler son projet de démolition; il doit désormais respecter la façade de l’imposant immeuble stalinien. Demi succès, car l’IMELI a été partiellement démoli. Cette expérience nous a servi pour mieux nous organiser par la suite. Aujourd’hui, Hamkari expérimente pour la place Goudiachvili une nouvelle recette plus ouverte aux interventions du public, ce qui contribue à promouvoir l’activisme citoyen d’une manière inédite, libre et non contraignante », ajoute-il. De fait, la place accueille, outre des concerts et un stand de vin chaud, des happenings divers et surprenants: vide-greniers, concours de danse et vente de lait maternel par une jeune mère un brin provocatrice. L’argent récolté sert à financer les prochaines occupations de la place.
Ce mouvement a une histoire: en juin 2011, Hamkari se procure le contrat de vente de la place par la mairie à un investisseur inconnu, et décide d’empêcher la destruction non concertée de cette partie de l’héritage historique de la ville au profit d’une utilisation certes moderne mais irrespectueuse de l’histoire et de l’harmonie architecturale locale. Le document révèle le projet d’un cabinet d’architectes autrichien, selon lequel la place disparaîtrait au profit d’un centre commercial, où rien ne subsistera plus de l’esprit ni de l’histoire locale. Suivant le document, les travaux doivent commencer en mars 2012. Aussitôt, c’est le branle-bas le combat, mais les tentatives de dialogue avec les autorités municipales ne mènent nulle part.
« Elles nient la vente, le projet, les destructions, déclarent ne rien savoir sur l’investisseur, voire affirment qu’il n’y en a pas, malgré le contrat pourtant bien réel », raconte D. Gogishvili. « L’association décide alors d’agir: dès fin décembre, nous nous rassemblons sur la place et organisons des petits événements pour attirer l’attention des habitants et des médias. Facebook et Youtube sont nos moyens de communication. Nous décidons de revenir sur la place un dimanche sur deux et de multiplier les actions de divertissement pour sensibiliser davantage le public et les médias. Fin janvier 2012, la place est pleine de monde et joyeuse comme jamais auparavant, la question de son sauvetage se popularise et, coup de théâtre, la mairie admet la présence d’un investisseur. En outre, celui-ci a désormais obligation de restaurer la place avant d’entamer les travaux. Ces résultats sont un succès, ils peuvent même constituer un précédent et inciter la population à réagir davantage, à croire en son pouvoir d’influer sur les centres de décisions quand cela est nécessaire ».
Un succès qui attire les médias, mais qui suscite bien des interrogations sur la méthode employée et le but recherché. Hamkari ferait-il du militantisme édulcoré ou représenterait-il la génération post-politique, celle des actions citoyennes libérées du « poison » politique ?
La politique, un concept dépassé ou un mal nécessaire ?
À la question « Pourquoi pas de discours politique ? », D. Gogishvili répond simplement : « Cela est hors sujet. Et c’est bien le problème des actions citoyennes en Géorgie. La société civile est souvent frustrée, déçue par l’absence ou le peu de résultats obtenus malgré ses actions. Au lieu d’être ciblés et efficaces, les militants noient leur propos dans des considérations certes pertinentes mais générales et ils loupent leur objectif». Le refus de politiser leur action vient aussi de la crainte d’être instrumentalisés par un parti, or «les partis d’opposition sont tous marginaux, et nous voulons être indépendants ». Hamkari se veut ouverte à tous, elle tient à ses contours mouvants et à la liberté d’action de ses membres. Une organisation liquide…
Cette position apparemment neutre n’a pas l’heur de plaire à tous. Des organisations issues de la société civile critiquent ce choix tout en soutenant Hamkari. Les étudiants de Laboratoire 1918 et les urbanistes d’Urban Reactor, deux associations ouvertement d’opposition (de gauche), déplorent le manque de courage et l’a-politisation d’Hamkari.
Levan Assabachvili, d’Urban Reactor, précise : « Je pense qu’ils [les membres d’Hamkari] n’envisagent la politique que sous l’angle étroit de la politique conjoncturelle. Alors que nous poursuivons les mêmes objectifs, nos voies divergent. Ils se concentrent sur le résultat à atteindre dans l’immédiat, ils restent à la surface alors qu’il faudrait avoir en vue les raisons profondes du problème. La politique néolibérale du gouvernement se traduit, en termes de gestion urbaine, par une recherche du profit maximal à tirer de la vieille ville, laissant de côté les populations à petits revenus ».
Dans une tribune publiée sur le site du webzine Liberali, Mikheil Svanidze et Lela Rekhviachvili se posent la question de la possibilité d’une société civile faisant l’économie de la politique et s’interrogent sur le sens de la place publique, expression physique s’il en est de l’espace public, au sens d’Habermas. Selon les auteurs, la société civile, par essence politique, est un nouveau contre-pouvoir rééquilibrant les forces politiques classiques en place. Le sujet n’est pas nouveau, mais il a le mérite de la publicité: le débat est enfin lancé sur la place publique -et sur la place Goudiachvili- à propos du but, de la méthode et de la philosophie des actions citoyennes. Happenings, actions ciblées et efficaces, ou processus général et de fond ?
Liens des associations citées :
Laboratoire 1918 : http://laboratoria1918.wordpress.com/
Urban Reactor : http://www.urbanreactor.blogspot.com/
SovLab : http://sovlab.ge/en
Hamkari : http://www.hamkari.ge/index.php/en/about-us
Note:
[1] M. Svanidze, L. Rekhviachvili, « Ce qui nous fait peur : Politicophobie – contexte, objectifs, symptômes, issues », Liberali, 30 janvier 2012.
Vignette : Place Goudiachvili, © George Gogua, 2012.