Le trafic d’armes légères en provenance d’Europe de l’Est – La banalisation et le renouveau dû au Printemps arabe (3/3)

L’année 2011 a permis l’expansion, dans une partie du monde arabe, de mouvements contestataires souvent violents. Déclenchée en Tunisie en décembre 2010, cette vague populaire a emporté avec elle les gouvernements de Ben Ali, de Hosni Moubarak et du colonel Mouammar Kadhafi, mais a également engendré la diffusion des armes entreposées dans ces pays. Les filières traditionnelles s’en sont vues pour partie bouleversées.


Rebelles libyens après la prise de Bani Walid, octobre 2011Dans la vague des révolutions arabes, des contestations de niveaux différents ont émergé au Maroc, à Bahrein et en Syrie selon des modalités totalement différentes et des paramètres géopolitiques particuliers. Sur le territoire syrien se déroule depuis presque une année un conflit interne civil aux alliances et aux motivations entrecroisées, laissant la porte ouverte à des besoins réels en armement et à la mise en place de nouvelles filières proprement incontrôlables qu’il sera un jour nécessaire de juguler.

Pour autant, l’Est européen demeure une source sûre d’approvisionnement en armes, notamment les pays d’ex-Yougoslavie, situés à proximité de l’espace Schengen, où les armes à feu circulent plus aisément et où la corruption facilite ce commerce illicite. Aux portes de l’Europe occidentale, cette filière participe à une certaine banalisation de ces armes au sein de la jeune criminalité ouest-européenne.

La banalisation de l’arme à feu dans les banlieues

Au même titre que la présence d’armes à feu volontairement disséminées ou pillées dans les arsenaux militaires paraît acceptable actuellement pour le renversement des dictatures arabes, une sorte de banalisation des ALPC s’opère depuis longtemps déjà dans les banlieues d’Europe occidentale, et plus particulièrement en France.
L’axe Lille-Paris-Lyon-Marseille est devenu majeur en termes d’attraction des armes à feu, du fait du poids que le trafic de stupéfiants y occupe. Les fusils d’assaut de type Kalachnikov prolifèrent dans les banlieues françaises de manière exponentielle et les fusillades et règlements de compte en région parisienne et dans les quartiers Nord de Marseille en novembre 2010 et novembre 2011 viennent régulièrement rappeler cette évolution criminelle.

Cette banalisation des armes au sein des sociétés européennes pousse les criminels locaux à mutualiser leurs armes, à former des tireurs et combattants et se conserver des caches d’armes facilement atteignables en cas de besoin. En janvier 2012, la plus grosse saisie de fusils Kalachnikov jamais réalisée a été effectuée dans un coffre de voiture, à Marseille, avec 10 fusils à l’état neuf, prêts à la vente. Ces armes permettent aux caïds de garder à disposition une sorte de mini-armée personnelle favorable à son expansion territoriale.
Les chefs criminels défendent ainsi leurs territoires, rendent justice à leur manière et utilisent ces armes comme produit de vente en cas de besoin, contre de la cocaïne notamment. Le niveau de dissuasion de ces armes à feu a pour corollaire d’empêcher souvent les convoitises directes, sous peine d’homicide vengeur. Par conséquent, ces mini-armées locales entièrement fondées sur la menace et la rétorsion immédiate permettent à des grands dealers ou fournisseurs de créer leurs propres mini-États locaux que les gendarmeries et polices nationales viennent combattre.
Il est possible que, comme en 1997 en Albanie, les organisations mafieuses italiennes voient l’opportunité que représente la Libye –ancienne colonie italienne, comme l’Albanie–, d’une part à des fins d’achats d’armes à bas prix (pour les revendre ou les conserver), d’autre part à des fins d’ouverture de marchés juteux de reconstruction ou de vente de produits stupéfiants. Car les États faillis ou en pleine transition ont toujours été des cibles de choix pour ces mafias et groupes criminels.

La banalisation de la présence d’armes dans les banlieues, quoique battue en brèche par les forces de sécurité, peut trouver un nouveau souffle par l’intermédiaire des connexions saheliennes dans le triangle du nord Mali, sud algérien et du Sahara occidental. Pour comprendre cette problématique, l’étude des nouvelles filières libyennes s’impose.

L’organisation de filières proche-orientales et subsahariennes

Comme en République de Transnistrie en 1992 ou en Albanie en 1997, le pillage des arsenaux et dépôts militaires a permis de récupérer des ALPC en grand nombre en Libye à des fins de prolifération interne.
D’un côté, le colonel Kadhafi a décidé de distribuer des armes de dotation militaire à des civils de Tripoli dès les premières semaines de la crise pour orchestrer la défense de son régime. D’un autre côté, la rébellion a rapidement su se servir dans les arsenaux des villes de Benghazi et Misrata, au fur et à mesure de leur avancée sur le terrain. Dès l’émergence d’une force rebelle sur le territoire libyen, les anciennes rivalités séculaires ont refait surface. Des milices se sont formées à Tripoli, Zintan, Syrte et Benghazi. Parallèlement à la constitution de ces milices, les rivalités habituelles entre les régions de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, très relayées dans les médias internationaux, ont engendré une course aux armements pour la conservation ou le gain du pouvoir, et pour la sécurité des populations elles-mêmes en raison du manque de confiance dans les forces de sécurité d’autre part.

La résolution 1973 votée en mars 2011 a autorisé l’aide aux rebelles libyens par la création d’une zone d’exclusion aérienne qui a permis une arrivée d’armes sur le terrain[1]. À partir de cette dissémination au profit des milices et des populations civiles, il devenait possible d’acquérir aisément des centaines d’armes en tous genres et de les exfiltrer du pays (AKM, AK-74, PKM, SA-7).
C’est ce qu’a visiblement fait le colonel malien Ag Najim, revenu dans son pays pour prendre la tête de la rébellion Touareg à la fin novembre 2011. Les filières d’approvisionnement des clans affiliés à l’AQMI ont ainsi pu se multiplier, des convois entiers partant de Libye pour rejoindre la zone sahélienne et permettre la vente «tous azimuts» dans les zones d’influence du «gangsterrorisme» local, selon les autorités maliennes. Les raisons sont en fait similaires à celles qu’a connues l’URSS en 1991, avec cela de particulier que la prolifération des armes au sein de la population libyenne a directement été désirée par le chef de l’État en poste, le colonel Kadhafi.

En Syrie, la donne est à peu près similaire. Des armes ont été récupérées par des rebelles et déserteurs qui forment désormais l’Armée Syrienne Libre. Les images de ces combattants de fortune sur les écrans du monde entier font état de l’utilisation de fusils AKM, de mortiers et de mitrailleuses PKM en dotation dans l’armée syrienne. Les filières deviennent difficiles à suivre tant les imbrications changent vite, au gré des saisies et des récupérations d’un clan vers l’autre.
Des armes sont disséminées au sein d’une partie de la population favorable au parti Alaouite au pouvoir. Des quantités de cargaisons arrivent par bateaux depuis le port de Benghazi, au profit des éléments rebelles syriens installés de l’autre côté de la frontière turque. À l’inverse, le port syrien de Tartous, ancienne base marine de la 5ème flotte soviétique en mer Méditerranée, sert vraisemblablement de porte d’entrée à de l’armement destiné aux forces loyalistes, au risque de voir cet armement finir entre les mains de combattants de tous bords.

Vers la privatisation de la récupération des armes?

Les crises libyenne et syrienne mettent en avant le besoin d’être capable, pour des organisations régionales ou internationales, de soutenir une faction rebelle considérée comme légitime. Par le passé, notamment durant la Guerre Froide, l’aide logistique par le biais de livraisons clandestines d’armes pouvait s’effectuer de manière extrêmement discrète, la Bulgarie en était un bon exemple. De nos jours, de nombreuses ONG de la société civile internationale, aidées par les nouvelles technologies, parviennent à supposer, comparer et connaître les flux légaux et illicites d’armement. Cette évolution réduit d’autant la marge de manœuvre des États désireux de s’engager toujours plus dans la Realpolitik pour la défense de leurs intérêts supérieurs. Aider une force rebelle en toute discrétion devient extrêmement difficile et l’action peut finir par décrédibiliser tant l’État aidant que la force rebelle aidée. Il devient important de réfléchir à une méthode de récupération des armes livrées afin d’empêcher toute prolifération dans les zones de conflits. Dans les années à venir, en fonction des besoins en armes et du soutien logistique au profit des rébellions arabes actuelles, les organisations internationales devront probablement mettre en place des mécanismes de récupération d’armes après leur livraison, mais dans des proportions bien supérieures à celles des collectes réalisées par le passé dans les Balkans.

Un tel marché pourrait permettre l’émergence de nouveaux départements au sein des sociétés privées de sécurité européennes, sur la base de financements et budgets mixtes (ONU, UE, Ligue Arabe, entreprises privées). L’optique d’un nouveau mode de gestion des missions de Désarmement-Démobilisation-Réinsertion (DDR), regroupées désormais dans le processus onusien de Désarmement-Démobilisation-Rapatriement-Réintégration et Réinstallation (DDRRR) laisserait la place à une récupération contractuelle des armes, et non plus à une collecte fondée sur le volontariat (Sierra Leone, République Centrafricaine, RDC). Ces sociétés privées pourraient éventuellement participer à ces contrats dès la livraison, sous le contrôle des États, afin de mieux suivre la dissémination locale et la création des filières sur le terrain, une fois les armes livrées. L’étude de la géopolitique interne et le suivi de la crise par ces sociétés, reliées officiellement aux ONG volontaires et aux États eux-mêmes, augmenterait l’efficience de ces missions.
Ce système novateur apparaîtrait logiquement comme un service aux populations mais exclurait de la mission de «Désarmement» la volonté de détruire les armes. En effet, celles-ci pourraient être récupérées à des fins de constitution de stocks stratégiques disposés à travers la planète, comme le pratiquait l’URSS en Transnistrie avec les dépôts de la 14ème armée soviétique, basée à Tiraspol, pendant la Guerre Froide.
Les besoins en production d’armes dans les usines de fabrication ne seraient nullement réduits en raison de la nécessité absolue et permanente de maintenir un haut niveau de disponibilité des stocks et du fait des pertes inévitables. En revanche, ce dispositif réduirait probablement à leur minimum les risques de dissémination radioconcentrique (la dissémination interne favorisant la dissémination externe par petites quantités) d’ALPC.

Le chemin que parcourt une arme à feu durant la soixantaine d’année que dure son existence la fait transiter sur plusieurs continents, au gré des crises et des conflits armés. Nier les filières et les besoins en armement léger ou de petit calibre de certaines populations en quête de démocratisation ou de résistance à un dictateur consiste à fermer les yeux sur les conséquences de ces disséminations voulues ou tolérées.
Or, par le truchement des imbrications géopolitiques mondiales et des diasporas -dont les membres sont désormais reliés entre eux par des réseaux numériques performants-, une crise peut engendrer des conséquences jusqu’à l’intérieur du pays fournisseur de l’aide pour le pays en crise. Plus concrètement et pour prendre un exemple, un État européen peut décider d’aider une population arabe en phase de rébellion à des fins de démocratisation et voir une partie des armes offertes revenir bien plus tardivement sur son territoire. Ainsi en sera-t-il probablement de la crise nord-africaine qui verra certains fusils Kalachnikov revenir dans les banlieues françaises ou italiennes.
Les États producteurs ou fournisseurs d’armes vont donc devoir faire de plus en plus face aux exigences d’une Realpolitik matinée de cynisme, pour apporter des solutions efficaces mais humainement plus acceptables à des situations géopolitiques complexes.

Note :
[1] Dans son livre La guerre sans l’aimer (Grasset, 2012), le philosophe Bernard-Henry Levy explique que des États occidentaux et moyen-orientaux ont fourni 40 tonnes de matériel et armement léger aux forces rebelles identifiées comme le futur pouvoir à reconnaître en Libye.

* Jean-Charles ANTOINE est docteur en géopolitique de l’Institut français de géopolitique (IFG-Paris 8). Il est spécialisé sur le thème du trafic mondial d’armes légères et de petit calibre, sur l’émergence du crime organisé et sur l’espace régional de la mer Noire.

Vignette : Rebelles libyens après la prise de Bani Walid, octobre 2011. © Flickr/Magharebia