L’Écriture qui sauve: rencontre avec Guéorgui Gospodinov, lauréat de l’International Booker Prize 2023

Guéorgui Gospodinov, écrivain et poète bulgare de renommée internationale, est l’auteur de l’œuvre acclamée Le pays du passé (Éd. Gallimard, traduit par Marie Vrinat-Nikolov). En mai 2023, son roman a remporté l’International Booker Prize, le prestigieux prix britannique décerné au meilleur roman traduit en anglais. Cette récompense a contribué à élargir la renommée internationale de G. Gospodinov mais aussi à souligner l’importance du travail de traduction, le prix étant de fait attribué à l’auteur et à sa traductrice, Angela Rodel.


Le pays du passéLe pays du passé nous plonge dans l’univers d’une « clinique du passé » destinée aux patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Chaque étage de l’établissement offre un voyage dans le passé à ceux qui ont perdu la mémoire. Ce roman brillant, plein d’ironie et de mélancolie, aborde une question contemporaine essentielle : que se passe-t-il lorsque nous perdons nos souvenirs ? Le livre explore notre rapport à l’avenir à travers une intrigue captivante.

G. Gospodinov, grande plume de la littérature européenne contemporaine, est parfois qualifié de « Proust de l’Est » par les médias. Il est l’écrivain bulgare le plus traduit, ses œuvres étant disponibles en 25 langues. Son succès et son impact au-delà des frontières de la Bulgarie mettent en lumière la richesse de la scène littéraire bulgare, qui peut s’enorgueillir d’une tradition poétique robuste.

Dans cet entretien exclusif accordé à Regard sur l’Est, G. Gospodinov partage ses réflexions sur l’écriture, la place des écrivains bulgares dans leur pays, les difficultés auxquelles ils sont confrontés et sa relation précieuse avec ses traducteurs. Son travail explore la mémoire, l’histoire et l’identité, et sa voix s’élève au-delà des frontières nationales pour toucher les lecteurs du monde entier.

Comment et pourquoi avez-vous commencé à écrire ?

Guéorgui Gospodinov : J’ai commencé à écrire avec une précocité inconvenante. J’avais environ 7 ans. Les raisons en étaient la peur et une certaine solitude. La première chose que j’ai écrite était un rêve horrible, un cauchemar qui se répétait nuit après nuit. J’ai remarqué qu’après l’avoir écrit, je ne l’ai plus jamais rêvé. Aujourd’hui, 48 ans plus tard, je pourrais ajouter que je ne l’ai jamais oublié non plus. C’est le prix de l’écriture, elle vous sauve des cauchemars, mais elle en crée aussi la mémoire.

Guéorgui Gospodinov

Quelle place et quelle attention sont accordées aux écrivains bulgares dans votre pays ?

Les écrivains bulgares ont toujours joué un rôle clé dans l’histoire de la Bulgarie et, en règle générale, ils ont eu une vie plutôt tragique. La plupart d’entre eux meurent jeunes ou se suicident, ce qui est particulièrement visible au début du XXe siècle. Mais si vous demandez quelle place l’État accorde aux écrivains bulgares, elle est très modeste et peu enviable. L’État n’aime pas beaucoup lire. Mais je dois dire que nous avons un merveilleux jour férié consacré à l’écriture slavo-bulgare, à l’alphabet cyrillique - le 24 mai, un jour aimé par des générations de Bulgares. Il se trouve que le prix international Booker m’a été décerné à Londres la veille de ce jour férié. Je n’oublierai jamais la joie et l’excitation des lecteurs bulgares pendant plusieurs jours. Une communauté qui célèbre la littérature et qui peut se rassembler autour d’un livre a, me semble-t-il, un avenir.

Un roman naturel

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez en Bulgarie ?

Il n’est pas facile d’être un écrivain bulgare à l’étranger. Mais il n’est pas non plus facile, et peut-être même plus difficile, d’être un écrivain bulgare en Bulgarie. Peu d’écrivains bulgares peuvent vivre de leurs seuls écrits. Les tirages ne sont généralement pas très importants. La situation politique est telle qu’elle ne permet pas à un écrivain de se plonger tranquillement dans ses propres écrits, surtout s’il a une position reconnue. Comme partout, la quantité de haine sur les réseaux est trop importante. Or la littérature exige autre chose, du temps lent et de la concentration, tant chez l’écrivain que chez le lecteur. Mais il n’y a pas qu’en Bulgarie que c’est difficile. Face à ce qui se passe dans le monde et aux guerres d’aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de nous plaindre.

À quoi ressemble la scène littéraire bulgare ?

La scène littéraire bulgare est bigarrée et vivante, et se déploie dans de nombreuses directions. Traditionnellement, nous avons une poésie très puissante, je pense que c’est même le genre le plus fort historiquement dans notre littérature. J’ajouterais à cela le récit. C’est probablement lié à la riche culture orale des deux derniers siècles. L’un des meilleurs conteurs et auteurs de nouvelles est Yordan Raditchkov, qui a également été publié en français il y a quelques années.

Quel effet cela fait-il d’être un auteur reconnu internationalement, en particulier en France ?

Je suis heureux que mon tout premier roman, Un roman naturel (Éd. Phébus, traduit par Marie Vrinat-Nikolov, réédité chez Intervalles poche, 2017), ait été remarqué et apprécié par les critiques français. Pour le roman Physique de la mélancolie, je me souviens de quelques critiques très fortes, dont celle du célèbre philosophe Jean-Luc Nancy. Mon nouveau roman, Le pays du passé, publié chez Gallimard, suscite également de l’intérêt, surtout depuis l’International Booker. J’ai la chance d’avoir une très bonne traductrice française, Marie Vrinat-Nikolov. Mais je ne pense pas que mes livres aient eu beaucoup de succès en France, ou du moins pas le même succès que dans d’autres pays.

Quelle est votre relation avec vos traducteurs ?

Mes traducteurs sont les meilleurs lecteurs que j’ai jamais eus. Je suis ami avec la plupart d’entre eux. C’est le cas de ma traductrice française, mais aussi de ceux qui traduisent en italien, en danois, en allemand, en espagnol, en polonais, etc. J’aime aussi être en dialogue permanent avec le traducteur, l’aider si je le puis. Nous échangeons constamment des lettres contenant des questions et des commentaires sur la traduction. Je fais confiance aux traducteurs qui ont des questions.

Guéorgui Gospodinov et Marie Vrinat-Nikolov (Inalco, Paris, 25 novembre 2021. Photo Assen Slim).

Quel est le livre dont vous êtes le plus fier, et pourquoi ?

Chacun de mes livres a été une source d’émotion et j’y ai laissé une partie de moi-même. Un roman naturel, le premier roman que j’ai écrit, était très spécial pour moi. C’est Le pays du passé qui m’a apporté le plus de joie et de reconnaissance. Je considère le roman Physique de la mélancolie comme l’un de mes livres les plus importants. Mon genre préféré est la courte nouvelle. J’ai trois livres de nouvelles, dont certaines ont été traduites en français et sont épuisées [et rééditées en poche]. J’espère un jour faire un volume de mes nouvelles tirées de différents livres pour les proposer au lecteur français. Je pense qu’il y a un retour au genre de la nouvelle et de l’essai. L’essai est le genre naturel de la période de crise dans laquelle nous vivons.

Quel est le livre qui vous a demandé le plus d’efforts ?

Celui qui m’a pris le plus de temps à écrire est Physique de la mélancolie. Peut-être parce qu’il tente de raconter et de mêler une histoire familiale couvrant tout le vingtième siècle et une histoire du chagrin depuis le Minotaure jusqu’à aujourd’hui. On n’écrit pas facilement des livres de ce genre.

Quels sont vos projets ?

Je me prépare à écrire un roman. Il faut juste que je trouve le temps et un refuge. Sinon, je continue à réfléchir à ce qui se passe dans le monde, à écrire des essais, il faudra un jour que je trouve le temps de les réunir dans un livre.

Traduction du bulgare : Assen Slim (remerciements à Marie Vrinat-Nikolov pour sa relecture et ses conseils précieux).

 

* Assen Slim est professeur d’économie à l’Institut national des langues et civilisations orientales - Inalco. (Blog)

Lien vers la version anglaise de l’article.

Lien vers la version bulgare de l'article.

 

Pour citer cet article : Assen SLIM (2024), « L’Écriture qui sauve : rencontre avec Guéorgui Gospodinov, lauréat de l’International Booker Prize 2023 », Regard sur l’Est, 26 février.

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