L’électrochoc russe

Officiellement la Russie possède 12% de la matière première servant à la production mondiale d’énergie. Pourtant, il pourrait bientôt faire très froid dans les intérieurs russes. La hausse prochaine des tarifs énergétiques est annoncée sur fond de crise : les infrastructures sont trop vétustes, l’investissement insuffisant. Un seul remède : le nucléaire.


En Russie, les immeubles, à l’exception d’une petite minorité de logements équipés de chauffe-eaux électriques sont tous reliés aux réseaux municipaux d’eau chaude, de gaz et de chauffage. Chaque mois, les habitants reçoivent une facture regroupant ce que l’on appelle les “kommunal’nye uslugi (charges) totalisant le coût de leur “consommation” mensuelle d’eau, d’électricité, de gaz, de chauffage, leur contribution individuelle aux frais d’entretien des abords de l’immeuble et des parties communes. Les personnes ayant quitté leur logement suite à un divorce, un déménagement ou en raison d’un simple déplacement peuvent obtenir le remboursement de leur part sur présentation d’un justificatif, et ce, alors même que l’appartement vide aura été chauffé.

La consommation est évaluée à partir d’un barème ne prenant en compte que le statut des personnes résidant dans l’appartement: un adulte paie une part, un enfant, un retraité une demi-part, certains invalides ou vétérans de la Grande guerre patriotique sont exonérés.

Sur cette base, la consommation soviétique était standardisée. Il était donc comptablement illogique et inutile de placer sur les radiateurs des thermostats régulant la température des pièces puisque chacun s’acquittait de la même somme. Aujourd’hui encore, aucun instrument ne permet de quantifier la consommation réelle des ménages (sauf celle de l’électricité). La facture du consommateur est donc le résultat d’une équation zinovienne dont les inconnues sont toutes déterminées par l’administration réunie en Commissions régionales (REK) et fédérale (FEK) en accord avec les filiales locales des compagnies énergétiques.

Une chaleur variable

L’usine de chauffage envoie partout la même vapeur, le même gaz. Pourtant, la température varie selon la qualité du bâti. Les immeubles d’habitation sont généralement très bien chauffés par de gros radiateurs placés sous les fenêtres. Quand il gèle à moins quinze dehors, la température intérieure atteint souvent les trente degrés. Ce zèle stakhanoviste aboutit ainsi à des situations absurdes où par un froid glacial, les habitants n’ont d’autre choix que d’aérer l’appartement pour trouver un peu d’air frais. Un homme torse nu devant une fenêtre grande ouverte regardant la neige tomber un verre de vodka à la main, voilà qui pourrait faire une image d’Epinal post-soviétique!

Une crise prochaine

Aujourd’hui, cette situation souffre cependant d’exceptions. Les épais murs de briques des immeubles de la période pré-soviétique et stalinienne retiennent infiniment mieux la chaleur que les fragiles cloisons des préfabriqués poussés un peu partout depuis les années 1960. Or ces barres de qualité médiocre qui abritent aujourd’hui une grande majorité de la population urbaine, se détériorent rapidement. Peu étonnant dès lors que les habitants utilisent parfois les plaques électriques pour réchauffer la cuisine, laissent couler l’eau bouillante dans la salle de bain une demi-heure avant de baigner les enfants et surtout calfeutrent les cadres des doubles fenêtres avec des bandes de papier et de la colle pour éviter une trop grande déperdition de chaleur.

Le vieillissement global des infrastructures malmenées par un climat difficile et le très faible renouvellement des équipements collectifs (notamment électriques) laissent penser que la qualité de l’approvisionnement en chauffage et en électricité va aller décroissant à court et moyen termes. Chaque année à l’automne, les régions sinistrées par le gel et les inondations de l’été s’alarment du manque d’entretien des équipements et redoutent un peu plus l’hiver suivant. Il y a deux ans toute la Sibérie orientale jusqu’à Vladivostok tremblait après les ravages d’un hiver et d’un dégel particulièrement dévastateurs; depuis les inondations survenues cet été, ce sont les régions du Sud (Stavropol Krasnodar, Novorossiisk et les Républiques du Caucase) qui craignent d’être les prochaines victimes du froid.

Le chantage des monopoles énergétiques

Coincées entre des monopoles énergétiques qui augmentent leurs prix et des consommateurs mauvais payeurs, les centrales thermiques sont prises en étau. Elles subissent un fort déséquilibre entre leurs recettes et leurs dépenses. Cette année par exemple, les centrales hydroélectriques ont dû s’acquitter d’une taxe sur l’eau majorée de 1400%. Le prix du fuel utilisé par les centrales thermiques a quant à lui augmenté de 35-40% environ. Les autres coûts ont suivi l’inflation, soit une hausse annuelle globale de 14 à 16%. Les prix pratiqués par les vingt-neuf centrales n’ont pourtant pas évolué depuis début 2001, ce qui les place en situation d’asphyxie comptable, pour ne pas dire de faillite. Si les prix n’évoluent pas rapidement les centrales sont menacées de fermeture. Les partisans d’une réforme soulignent trivialement que les dépenses moyennes d’une famille en électricité ne représentent que 1,4% du revenu familial soit environ 60 roubles par mois, le prix d’une bouteille de vodka!

Pourtant, confrontés à une situation sociale tendue les responsables politiques locaux s’opposent dans leur majorité à une augmentation des tarifs. Ces conflits d’intérêts débouchent sur des crises ouvertes qui remontent parfois jusqu’au tribunal d’arbitrage. L’an dernier, la filiale d’EES (EDF russe dirigé par Anatoli Tchoubaïs) pour la région de Mourmansk a par exemple demandé au tribunal une révision du tarif pratiqué dans l’oblast (41,3 kopecks / kilowattheure), chose que la Commission régionale de l’énergie (organe étatique) lui refusait malgré les recommandations de la Commission fédérale. Le tribunal a répondu favorablement à cette demande et contraint la région à augmenter ses tarifs [1].

Pour autant, les conflits entre l’administration et EES restent le plus souvent en deçà de l’affrontement judiciaire. Les comptes sont réglés par des tours de force quotidiens, relevant davantage de l’intimidation psychologique et de la guerre médiatique. Pour réclamer les arriérés, les compagnies régionales n’hésitent plus à couper les vivres aux mauvais payeurs: qu’il s’agisse d’entreprises, de particuliers, voire de l’Etat lui-même. Depuis un an, EES se bat contre le ministère de la Défense jugé mauvais-payeur. La compagnie a coupé le courant à plusieurs garnisons de la région de Tchita, qui doivent un total de 75 millions de roubles à Tchitaénergo. Elle a également coupé le courant à la base de l’armée de l’air de la région privant d’électricité et de chauffage dix-neuf immeubles soit 5000 personnes.

Fin 2000, une base de missile dans la région de Moscou avait déjà été privée d’électricité et plus récemment Dalénergo, la compagnie de la zone Extrême Orient a coupé l’électricité et le chauffage à la base de la flotte du pacifique dont la dette s’élève à 121 millions de roubles. La compagnie a déjà prévenu qu’elle allait s’attaquer prochainement aux dettes du ministère de la Justice et menace de couper le chauffage dans les prisons et CIZO (centres de détention provisoire).

Le monopole russe de l’électricité recourt à cette méthode forte de plus en plus fréquemment. Même si l’armée ne tarde pas à rouvrir les vannes par la force, ces coups d’éclat, hautement médiatisés, mettent les mauvais payeurs en délicate posture. L’accumulation des arriérés de paiement qui s’est généralisée avant 1998 a rendu la situation très complexe. En réalité, EES est elle-même débitrice de l’Etat, auprès duquel elle a “oublié” de s’acquitter de sa dette fiscale, mais elle se garde bien de le rappeler. Personne ne voit d’issue à ce cercle vicieux.

Première solution: libéralisation des prix

Pour mettre fin à cette situation, le gouvernement propose une restructuration des monopoles énergétiques notamment électrique et le développement du potentiel nucléaire civil pour remplacer les usines électriques.

Le 9 octobre 2002, la douma a adopté en première lecture la loi très débattue “sur l’énergie électrique” posant le cadre de la restructuration. Le texte ne remet pas en cause le monopole de l’Etat dans ce secteur mais limite ses prérogatives. Il est désormais question de régulation et non plus de production étatique.

L’Etat reste propriétaire et gérant du réseau de distribution, tandis que les activités de production placées sur un marché concurrentiel composé de Rosenergoatom (organe de tutelle de onze centrales nucléaires russes), d’EES (soixante-douze entreprises publiques régionales d’électricité) et de quelques producteurs indépendants. Ceci devrait permettre une fixation libre du prix “selon la loi de l’offre et de la demande”.

Les auteurs de la réforme se félicitent d’avoir mis en place un système qui permettra une modernisation des infrastructures en favorisant un alignement des tarifs sur les coûts réels. De leur côté, les opposants crient gare à la libéralisation des prix de l’énergie en rappelant la terrible inflation qui ravagea l’économie nationale après la libéralisation des prix en 1991.

La presse spécule et annonce des hausses de prix importantes de l’ordre de 20 à 60% (pour une inflation annuelle d’environ 14%). Le patron d’EES, Anatoli Tchoubaïs, libéral invétéré, critique pourtant ce texte qui selon lui octroie encore des pouvoirs exorbitants à l’Etat qui ne devrait plus être qu’un organe régulateur. Ces critiques visent directement les prérogatives concédées à l’Agence fédérale de l’énergie (FEK). Elle peut en effet imposer un plafond à l’augmentation des prix pour éviter des conséquences sociales trop graves.

La présente loi doit maintenant être adoptée par le Conseil de la Fédération. Or les gouverneurs qui jusqu’ici détenaient la prérogative de fixer les prix sur leur région ne voient pas d’un bon œil cette concession au profit du pouvoir fédéral (FEK). Dans cette affaire, ils perdent un important moyen de pression, nécessaire pour leurs petits arrangements avec les entreprises et les institutions locales.

Seconde solution: le nucléaire

Le développement de la production énergétique nucléaire constitue le second objectif du gouvernement. Ce programme a deux justifications.

Tout d’abord, le gaz vendu sur le marché international est une source importante de revenus pour l’Etat (1000 mcu de gaz sont vendus environ 1000 dollars sur le marché international contre seulement vingt dollars sur le marché intérieur) qui souhaite donc maintenir les volumes d’exportation de gaz. Or les gisements ne sont pas intarissables. Il faut donc trouver un moyen de réduire la consommation intérieure de ce combustible précieux qui sert aujourd’hui à chauffer 80% de la Russie occidentale.

D’autre part, l’énergie nucléaire civile peut être un moyen rapide de palier les déficiences des infrastructures électriques existantes notamment dans le Grand Est. Le projet du gouvernement prévoit de doubler la production nucléaire (qui devrait passer à 30-35% de la production totale d’énergie en Russie) en construisant trois nouvelles centrales à Kalinine, Balakovo et Koursk, et en prolongeant la durée de vie de celles existantes.

Parallèlement, fleurissent nombres de petits projets comme celui de la construction de mini- centrales flottantes pour résoudre les problèmes d’approvisionnement en énergie des régions éloignées du Grand Nord et de l’Extrême Orient et plus particulièrement de trois villes : Severoding, Pevek et Viliouchinsk. L’usine Severmach, constructeur de sous-marins nucléaires a proposé de monter ces unités à partir des réacteurs KLT-40C utilisés pour les brise-glaces depuis trente cinq ans, pour un coût quatre fois inférieur à celui d’une centrale terrestre de puissance équivalente. Rosenergoatom devrait rendre sa décision sur ce projet au premier trimestre 2003. Les associations écologiques ont déjà fait connaître leur opposition.

La solution la plus innovante a été trouvée au Kamtchatka où pour la première fois et après vingt ans de recherche, une station géothermique a été mise en service cette année aux abords du volcan Mutnovski à 120km au sud de Pétropavlovsk-Kamtchatski. Elle devrait prochainement produire 50 mw/heures et subvenir à près de 25% des besoins énergétiques de la ville, ce qui permettrait de réduire de 90 000 tonnes (sur 480 000 tonnes de fuel au total) le volume de fuel importé à grand coût sur la péninsule chaque année. Cette station devrait aussi éviter de renvoyer deux tonnes de déchets toxiques dans l’atmosphère.

Les adaptations locales

Localement, les administrations ont déjà dû réagir à l’augmentation tendancielle du coût de l’énergie constaté ces dernières années. Certains gouverneurs, dans les régions les plus pauvres, ont opté pour la démonstration de force obligeant parfois manu militari les usines énergétiques à produire à perte. D’autres répercutent périodiquement la hausse des prix sur les tarifications aux entreprises et aux particuliers comme à Saratov ou à Samara[2].

La ville de Moscou a, elle, opté pour un changement de politique progressif et pédagogique. La mairie souhaite en effet que ses habitants (qu’ils soient propriétaires ou non de leur appartement) paient la totalité du coût réel de l’énergie mais aussi de l’ensemble des charges. Elle a réformé dans ce but leur mode de calcul. Depuis le 1er janvier 2002, les Moscovites reçoivent une double facture : une première élaborée à la mode ancienne et une seconde, plus élevée de 60% en moyenne, qui prend en compte les modifications de l’administration. Pour l’instant, les habitants sont libres de payer la somme qu’ils souhaitent, mais ils sont déjà tenus informés de la future politique tarifaire de la ville.

Il est intéressant d’observer que ces réformes ont initié une remise en cause radicale de l’ancien système. Une frange de la population, et pas nécessairement la plus aisée, se plaint aujourd’hui de payer des charges toujours croissantes calculées à partir d’estimations qu’elle juge contestables. Ces personnes avancent en effet un argument difficilement récusable car invérifiable à l’heure actuelle, à savoir qu’elles consomment moins d’eau ou d’électricité que ce que la ville a évalué. Nombreux sont les habitants à réclamer la pose de compteurs individuels pour ne pas “se faire avoir par l’Etat”. Les coupures récurrentes d’eau chaude et de chauffage dans certains quartiers de la capitale sont d’ailleurs liées à la pause de ces compteurs et non plus seulement à des travaux cosmétiques de réparation des canalisations!

 

Par Aurore CHAIGNEAU

 

 

1 Izvestia 26 novembre 2001.
2 A Samara par exemple une heure de consommation d’électricité coûte soixante-trois kopecks au lieu de quarante et un ou quarante-six ailleurs en Russie. Une augmentation à soixante-dix kopecks est prévue pour 2003.