L’enjeu des réseaux de l’Est

Les perspectives d’intégration des marchés de l’électricité des Nouveaux Etats Indépendants Occidentaux (NEIO-Russie, Ukraine, Biélorussie et Moldavie) constituent un cas intéressant d’étude de régulations sectorielles communes dans la politique européenne de voisinage.


sphèreLa nouvelle architecture européenne du marché intégré de l’énergie se met en place dans le contexte d’interdépendance croissante entre les pays membres, mais également avec leurs nouveaux voisins et partenaires notamment en termes de sécurité d’alimentation en énergie. L’Union européenne (UE) est en effet confrontée aux problèmes de congestion de réseaux transfrontaliers, de grandes pannes de courant (Italie, Royaume-Uni en 2003), et enfin de sous-capacité de parcs de production d’électricité qui la menacerait au-delà de 2008. Cette interdépendance croissante a conduit la Commission européenne à se pencher sur la problématique d’interconnexions électriques Est-Ouest, notamment avec les NEIO.

L’intégration régionale des marchés électriques européens apparaît toutefois comme un phénomène à temporalité et à géométrie variables. La simultanéité des processus de transition énergétique à l’Est et de réorganisation des marchés électriques et gaziers à l’Ouest confère à cet événement une originalité sans précédent. La question consiste à savoir comment et sous quelle forme se mettra en place ce grand marché intégré de l’énergie tel qu’il est envisagé par la Commission.

La sub-régionalisation à l’Est

Pour les pays de l’Est, la coordination sub-régionale s’institutionnalise par le biais des associations de transporteurs d’électricité et la création du groupement de régulateurs est-européens de l’énergie (CENTREL pour l’Europe Centrale, BALTREL pour les pays Baltes, SUDEL pour l’Europe du Sud-Est). La typologie des objectifs que se fixent les trois associations se résume en quatre domaines. Des objectifs techniques: rétablissement et renforcement des infrastructures, interconnexions et échanges de courant entre les pays participants et avec l’UE, homogénéisation avec les standards de l’UCTE, coordination technique commune du système électrique régional; objectifs juridiques: déréglementation du secteur électrique en vue de sa libéralisation, harmonisation des régulations nationales entre elles et avec les règles communautaires; objectifs économiques: libéralisation, optimisation des ressources et des capacités existantes, harmonisation des prix et des tarifs de transport d’électricité, création d’un climat favorable aux investissements, création du marché de l’électricité concurrentiel et ouvert, respectueux de l’environnement; objectifs internationaux: intégration progressive dans le marché électrique de l’Europe des Quinze via notamment des interfaces d’interconnexions électriques est-ouest, recherche de solutions à la sécurité d’approvisionnement énergétique, à l’échelle paneuropéenne[1].

Cette stratégie adaptative permet de pallier les changements souvent trop radicaux, et de préparer le terrain pour une intégration énergétique plus poussée en Europe, car les questions d’instabilité géopolitique, de sécurité d’approvisionnement en énergie et de défi environnemental dépassent les frontières nationales et requièrent une réponse collective impliquant un partage des risques.

Vers une interconnexion Est-Ouest ?

Le processus d’intégration des marchés électriques en Europe qui s’opère malgré d’importantes disparités nationales et sub-régionales, s’appuie sur une forte contrainte communautaire. Le Conseil de l’énergie électrique de la CEI rappelle que, depuis 1999-2000, les réformes du secteur électrique sont engagées en Russie et dans tous les Etats membres de la CEI. Ces réformes s’inspirent des stratégies adoptées dans l’UE, ce qui constitue une plate-forme fondamentale de la poursuite du «dialogue électrique» entre les deux protagonistes[2].

La Commission a évoqué les relations avec son voisinage dans le domaine de l'énergie en mai 2003[3]. Le secteur de l’électricité fait pleinement partie de la politique de voisinage, et s’inscrit dans un jeu de contraintes et d’opportunités et appelant des solutions communes de type «gagnant-gagnant».

Les discussions sur la réforme du système électrique sont ainsi les plus poussées. En effet, il convient d’envisager la participation des électriciens ex-soviétiques au marché communautaire de l’électricité, compte tenu des besoins prévisibles en électricité du continent européen. Ainsi, l’interconnexion synchrone du réseau électrique russe avec le réseau continental de l’UE a été inscrite sur la liste des projets d’intérêt commun convenue au sommet UE-Russie d’octobre 2001 dans le cadre du dialogue énergétique UE-Russie[4]. En 2002, dans le cadre de ce dialogue et sur l’initiative de l’électricien russe RAO SEU, une proposition d’interconnexion synchrone entre IPS/UPS et l’UCTE, allant de Vladivostok à Lisbonne, a été formulée[5]. Pour ce faire, de nombreuses questions connexes devront être résolues, notamment celles relatives aux respects des règles environnementales comme de la sûreté nucléaire en Russie ou encore de la réciprocité de l’accès au marché dans le respect des obligations internationales incombant à chaque partenaire en la matière. Le dialogue bilatéral et le partenariat énergétique se sont également développés avec Kiev et se sont concrétisés par la signature du Mémorandum énergétique UE-Ukraine signé en décembre 2005.

Après le raccordement du système CENTREL au réseau UCTE, les interconnexions qui existaient précédemment avec les pays de la CEI ont été temporairement suspendues. Leur utilisation soulève des problèmes plus larges qui appellent une réponse: comment et jusqu’où interconnecter? Plusieurs études sont entamées ou prévues, couvrant les hypothèses de base et les installations techniques qui seront nécessaires pour permettre les échanges d’électricité entre, d’une part, les pays d’Europe occidentale, centrale et balkanique et, d’autre part, les pays d’Europe orientale.

Les contraintes matérielles à surmonter pour l'interconnexion des réseaux font l'objet d'études techniques auxquelles sont associés, pour l'UE, l’UCTE et, pour la Russie, l’IPS/UPS. Les réseaux transeuropéens (RTE) et les organismes compétents des pays de l’Est contribuent à ces études.

Les études de pré-faisabilité du projet

L’étude de pré-faisabilité technique, juridique et économique d’un tel projet à été engagée en 2002-2003 par l’UCTE/Eurelectric et RAO SEU. Cette étude concernait notamment les goulets d’étranglement existants et potentiels et les questions techniques relatives à d’éventuelles incompatibilités techniques entre les systèmes électriques russe et d’Europe continentale.

Une première étude de faisabilité a permis de montrer que le réseau européen est déjà exploité à ses limites et que les flux éventuels en provenance de l’Est seraient limités par des capacités aux frontières déjà congestionnées. En outre, des marges supplémentaires devront être prévues pour la participation du bloc synchrone de l’Est au réglage primaire de fréquence, les imports éventuels en provenance de l’Est devront se substituer aux échanges existants entre les pays d’Europe centrale et ceux de l’Ouest, et les flux entre l’Est et l’Ouest seraient inférieurs aux capacités physiques des lignes à l’interface. Les standards techniques d’exploitation des réseaux occidental et russe ne sont pas identiques, même si les différences se réduisent: ainsi, selon RAO UES, en 2002, 99.98% du temps, le réseau russe IPS/UPS a-t-il fonctionné selon les standards techniques de l’UCTE. La Russie estime que le fonctionnement synchrone constitue la meilleure solution technologique. Une deuxième étude de faisabilité, réalisée conjointement par les deux parties et lancée en 2005, durera 3 ans.

État d’avancement des interconnexions d’électricité : Biélorussie, Moldavie, Ukraine

En ce qui concerne les réseaux d’électricité, le système CENTREL a été raccordé de façon synchronisée au système UCTE à la fin de 1995. Le réseau interconnecté ainsi créé se nomme TESIS (Trans European Synchronously Interconnected System) et couvre aujourd’hui la majeure partie de l’Europe continentale, du Portugal à la Pologne et du territoire continental du Danemark à l’Italie.

En fait, dans certains cas, les NEIO sont déjà reliés aux réseaux de l’UE. Des mesures concrètes ont déjà été prises dans le domaine de l'électricité, en assurant l'approvisionnement de Bialystok (Pologne) à partir de la Biélorussie (800 millions de kWh en 2004) et de Zamosc et Rzeszow (Pologne) à partir de l'Ukraine en exploitation radiale. Depuis le 1er juillet 2002, via l’îlot de Bourchtyn, l’Ukraine de l’Ouest est synchronisée avec le réseau UCTE à travers la Hongrie et la Slovaquie. L’Ukraine exporte environ 3% de sa production électrique, dont 2% dans les pays de l’UCTE, contre 8-9% en 1990. Ainsi, les flux sont limités mais en augmentation. En 2006 l’Ukraine exportera 10 mlrd. de kWh soit la hausse de 20,3%, dont l’augmentation des exportations de 22% en Pologne, de 40% en Roumanie, de 20,3% en Hongrie et de 2,3 fois en Slovaquie[6].

Si la Moldavie ne génère que peu d’énergie (le pays dépend à près de 70% de Kiev et de Moscou pour ses importations, sa production hydro-électrique ne couvre que 10% de ses besoins), elle joue en revanche un rôle intéressant dans le domaine du transit de l’électricité russe et ukrainienne vers l’Europe du Sud-Est. Des mesures concrètes ont déjà été prises déjà avant 2002, en assurant l'approvisionnement de Dobruja (Bulgarie) à partir de la Moldavie. Le RAO SEU (Russie) a investi en 2004 dans la centrale de Cuciurgan (Transnistrie), la principale du pays, et négocie actuellement avec Chisinau les exportations en Roumanie. Les tentatives de synchronisation du système électrique moldave avec UCTE peuvent se faire par le biais de la Roumanie (une demande conjointe moldavo-roumaine du projet de faisabilité a été émis en novembre 2005).

État d’avancement des interconnexions d’électricité : Russie

Actuellement, le réseau de distribution d'électricité russe n'est connecté que dans une faible mesure aux pays de l'UE; la seule connexion directe passe par un poste de conversion haute tension AC/DC/AC situé dans la région de Saint-Pétersbourg, près de la frontière avec la Finlande dans le réseau NORDEL. Moscou n’a pas de frontière commune avec le pays du réseau UCTE, alors la Biélorussie, l’Ukraine et les pays baltes jouent un rôle important dans le domaine du transit de l’électricité russe. Par conséquent, il faut considérer comme une priorité le renforcement de l'interconnexion entre le réseau européen continental exploité dans le cadre du système de l'UCTE et le réseau IPS/UPS, afin que les échanges puissent se dérouler librement une fois que les problèmes d'accès au marché, de protection de l'environnement et de sûreté nucléaire auront été résolus.

Parmi les projets d’intérêt commun, on étudie le développement des connexions électriques avec les pays tiers, contribuant ainsi à l’interopérabilité, à la fiabilité et à la sécurité de fonctionnement des réseaux d’électricité ou à l’approvisionnement en électricité dans la Communauté[7]. Plus concrètement, il s’agit du réseau électrique du pourtour de la mer Baltique: Allemagne -Pologne - Russie - Estonie -Lettonie - Lituanie - Suède – Finlande - Danemark – Biélorussie, du réseau électrique du pourtour de la mer Noire: Russie - Ukraine - Roumanie - Bulgarie - Turquie – Géorgie ainsi que UE - Pays balkaniques - Biélorussie - Russie – Ukraine.

Ainsi, un régime de l’électricité, fondé sur une réciprocité d’intérêts certaine entre les pays de l’UE, se forme en Europe et s’étend progressivement au voisinage. Les efforts d’adaptation et d’apprentissage déployés par les PECO-ESE pour la reprise et la transposition de l’acquis communautaire en matière d’énergies se sont cristallisés au travers de la sub-régionalisation de ces marchés. L’incorporation des pays de la périphérie dans le marché européen unique de l’énergie, encore en gestation, implique la restructuration de l’industrie de l’électricité de même que l’amélioration de la situation énergétique globale. S’il est probable qu’à long terme, cette intégration aboutisse à une convergence progressive Est-Ouest en matière d’énergie, dans l’immédiat, c’est une sub-régionalisation des marchés électrique qui se profile en Europe de l’Est. Le processus de sub-régionalisation laisse alors présager une structure hiérarchisée puis progressivement harmonisée (sur le plan institutionnel et économique) des marchés électriques en Europe.

 

 

* Vitaliy Denysyuk est docteur en sciences économiques, université de ¨Paris XII et université de Zaporojié (Ukraine). Florent Parmentier est doctorant en science politique à l’Institut d’études de Paris.

 

[1] Engoian Alda, “Enjeux et perspectives de la transformation énergétique en Europe de l’Est”, Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 36, n 2, 2005, pp. 1-32.
[2] The electric power Council of CIS, “Progamma about combined actions on the preparation of the multiple operation”, , < //energo-cis.org>
[3] Commission européenne, « Sur l’élaboration d’une politique énergétique pour l’Union Européenne élargie, ses voisins et partenaires », COM (2003), 262 final, le 26.5.2003.
[4] «Dialogue énergétique Russie-UE» http://europa.eu.int/comm/energy/russia/overview/index_en.htm, Commission européenne, “Le dialogue énergétique entre l’Union européenne et la Fédération de Russie de 2000à 2004”, COM (2004), 777 final, le 13.12.2004.
[5] Par sa taille, ce projet rassemblant 18 entreprises de 16 pays est sans équivalent dans le monde. L’interconnexion des systèmes électriques s’étendrait sur 13 fuseaux horaires pour une capacité totale d’environ 800 GW et 800 millions de clients. Près de 100 experts travaillent sur l’étude conduite par l’UCTE sur le projet joint. Le seul réseau comparable à celui est l’interconnexion de l’Amérique du Nord. Ainsi, la charge maximale du réseau nord-américain est de 480 GW, tandis que celle d’UCTE+IPS/UPS serait de 520 GW.
[6] Interfax-Ukraine, « L’Ukraine augmentera ses exportations d’électricité de 20,3% », le 7.03.2006. www.interfax.kiev.ua
[7] Commission européenne, « Réseaux transeuropéens d’énergie- critères supplémentaires pour les projets d’intérêt commun », Journal officiel de l’Union européenne E/282/FR, le 18.3.2004.