A l'heure où la consommation de vodka apparaît sévèrement ancrée dans les moeurs russes, il s'agit de voir dans quels autres domaines cette "petite eau"[1] peut faire des ravages. Les enjeux qu'elle a suscités après 1992 (fin du monopole d'Etat pour la production et la vente de la vodka) sont devenus considérables.
Vodka et tradition
Il est impressionnant de voir avec quelle facilité les lieux communs subsistent : lorsque la Russie est évoquée, elle est toujours associée à la vodka. Que ce soit dans les récits de voyage, les noms de cocktails (on ne compte plus les Ninotchka, Troïka, KGB et autre Popof Spécial[2]...) ou les informations les plus diverses, les Russes et la vodka sont devenus inséparables.
Il faut reconnaître qu'en Russie, la vodka est devenue omniprésente: elle est en vente partout (même dans la rue), et ce à des prix dérisoires. Elle accompagne bien sûr le caviar, mais aussi les hors d'œuvre de légumes, le poisson, la viande salée, le chausson tatar ou encore le khartcho ukrainien[3]Plus remarquable encore, elle a son musée (dans la région de Iaroslavl, d'où est originaire Smirnov); quant à la façon de la boire, des rites ont été instaurés. Enfin, la vodka fait partie intégrante de la convivialité des Russes, et chaque bouteille entamée doit être vidée... Plus concrètement, la "petite eau" représente 91% de la consommation d'alcool en Russie, et en 1998, on comptabilisait 14,5 litres d'alcool pur consommé par Russe (soit 170 bouteilles d'un demi litre par personne)[4].
Contrebande et Import-export
En considérant la consommation de vodka, il est aisé de se représenter les enjeux qui se cachent derrière une telle industrie. D'ailleurs, il faut préciser que 50% de cette consommation provient de distilleries clandestines: en 1997, cela a rapporté 1,5 milliard de dollars au crime organisé[5].
La raison de cette mainmise est assez simple: en 1992, après la dissolution de l'URSS, le gouvernement autorisa la production privée et l'importation de boissons alcoolisées, ce qui permit à la mafia de trouver facilement une vitrine légale à ses activités. En quelques années, le marché fut vite saturé par des alcools de très mauvaise qualité provenant de l'Ouest[6]ou de Corée[7], souvent contrefaits, et vendus à bas prix.
Les années 90 constituent un record quant à la consommation de cette boisson: c'est le début d'une véritable ère de la vodka, symbolisée par le Président Boris Eltsine lui-même qui, par ce penchant, n'aurait fait qu'accroître sa popularité politique.
La fin du monopole d'Etat provoqua un énorme manque à gagner pour le Gouvernement russe. Sous l'ère soviétique, la vodka représentait 35% des revenus de l'Etat; dorénavant sa part atteint difficilement les 3%. C'est pourquoi trois Premiers ministres[8]ont tenté, en vain, de récupérer ce monopole. Les démarches n'ont, bien sûr, pas abouti : l'Etat est encore trop faible pour lutter contre les puissants réseaux mafieux. De plus, les mesures envisagées étaient bien trop coûteuses et surtout, les distilleries clandestines responsables des deux tiers de la production annuelle, trop nombreuses.
Perestroïka et santé
Mais la vodka frelatée pose surtout un autre problème, d'ordre sanitaire. En effet, en 1999 elle faisait 24 000 victimes directes ou indirectes; les prévisions pour l'année 2000 prévoient un chiffre double. Les autorités ont même remarqué que quelques vodkas, vendues à très bas prix, résultaient d'un mélange douteux à base de carburant utilisé dans l'aviation, de lotion après-rasage ou encore d'alcool industriel. Lorsque les Moscovites ne les boivent pas, ils vont jusqu'à les utiliser pour le lave-glace de leur voiture...
Le seul à avoir tenté une action dans le domaine sanitaire demeure Mikhaïl Gorbatchev. Pendant la Perestroïka, des mesures radicales furent prises, pour lutter contre l'alcoolisme: augmenter artificiellement le prix de la vodka, emprisonner les producteurs illicites, et mettre aux arrêts toute personne ivre dans un lieu public. Selon l'Académie nationale russe des sciences, l'action aurait été salutaire puisqu'elle aurait épargné, de 1985 à 1988, plus de 600 000 vies.
Le succès fut aussi éphémère que la tâche était ardue. Car aux coutumes s'ajoutent surtout de nombreux facteurs sociaux comme la peur, l'instabilité économique, le chômage... De nos jours, en Russie, 50% des hommes et 17% des femmes souffrent d'alcoolisme à des degrés divers. Les démographes s'accordent à dire que la Perestroïka n'a été qu'un sursis "pour ces candidats à la mort qui ont sauté sur la première occasion, lorsque la vodka est revenue dans les magasins et sur les tables"[9]. Et malheureusement, ces habitudes ne changeront pas tant que le Gouvernement ne sera pas prêt à penser la démographie "en terme de qualité de vie et non en quantité de vivants"[10]. Ainsi, derrière son caractère folklorique et culturel, la vodka révèle des aspects plus tragiques de la vie quotidienne des Russes.
Par Elena PAVEL
[1]vodka est le diminutif de "voda", qui signifie "eau" en russe
[2]Cocktails à base de vodka :
- Ninotchka : 6 cl de vodka, 3 cl de crème de cacao blanc, 1,5 cl de jus de citron frais, glace pilée.
- Troïka : 4 cl de vodka, 3 cl de Cointreau, 3 cl de jus de citron.
- KGB :4 cl de vodka, 2 cl de liqueur Galliano, 2 cl de Vermouth Dry, quelque morceaux d'orange.
- Popof Spécial : 3 cl de vodka, 2 cl de jus de citron, 2 cl de jus de melon, 6 cl de jus d'orange.
- Perestroïka : 3 cl de vodka, 2 cl de crème de cassis, 5 cl de jus d'orange
- Import-Export : 4 cl de vodka, 1 cl de sirop de fruit de la passion, 1 cl de curaçao bleu.
- Châtiment : 2 cl de vodka, 1 cl de Get27, 1 cl de curaçao, 1 cuillère de crème fraîche.
[3] plats traditionnels
[4]d'après un rapport publié dans Moskovski Komsomolets, 1998
[5]ibid
[6]la vodka provient de France, Italie, Etats-Unis, Grande Bretagne, Allemagne, Pologne...
[7]en mai 1998, 700 caisses de vodka de contrebande sont saisies à la frontière est de la Russie, en provenance de Corée ; les saisies dans cette région sont très fréquentes.
[8]Viktor Tchernomyrdine, Serguei Kiryenko et Evgueni Primakov.
[9] GUERASSIMOV, Guenadi, "La nation russe en voie d'extinction ?", in Courrier International, n°513 du 31 août au 6 septembre 2000.
[10] ibid