Les élections locales au Kosovo, un «succès historique» à relativiser

Les 3 novembre et 1er décembre 2013, des élections municipales se sont tenues au Kosovo. Si ces élections ont de ce fait été perçues comme historiques, des incidents ont émaillé le scrutin, dont il convient de relativiser le succès. 


Affiches électorales du parti albanais LDK à Mitrovica SudVendredi 1er novembre, le vice-Premier ministre de la Serbie Aleksandar Vučić tient un discours à Gračanica, enclave serbe située à 10 kilomètres de Pristina, devant plusieurs milliers de Serbes du Kosovo. La foule agite des drapeaux serbes de toutes tailles sous des guirlandes de fanions tendues tout le long de la rue principale. A.Vučić, accompagné du ministre serbe de la Justice Nikola Selaković ainsi que d’Aleksandar Vulin, ministre sans portefeuille chargé du Kosovo et de la Métochie, appelle les Serbes à se rendre aux urnes et leur présente leur participation au scrutin comme un moyen d’affirmer la présence des Serbes au Kosovo.

À Mitrovica, un observateur de l’OSCE explique que, pour les Serbes du Kosovo, le programme politique passe au second plan: «Le message est symbolique: d’un côté il y a ceux qui s’alarment que, du fait du boycott, des Albanais pourraient être élus dans des zones à majorité serbe, de l’autre ceux qui voient la participation au vote comme une reconnaissance de facto de l’existence d’un État du Kosovo indépendant«»[1].

À quelques kilomètres de là, dans un complexe sportif de Pristina, des milliers de Kosovars albanais attendent les différents candidats de Vetëvendosje («Autodétermination»), parti opposé à l’ingérence internationale et prônant un rapprochement du Kosovo et de l’Albanie. La salle est comble, les drapeaux albanais ont remplacé les fanions serbes. Ici comme à Gračanica, c’est la ferveur de l’assistance qui marque: chants, applaudissements, huées.

Mais, à la veille du premier tour, dans un café de Pristina, Fehmi, maçon, explique dans un français mâtiné d’un léger accent suisse qu’il n’ira pas voter. À la télévision, Agim Çeku, président du Parti social-démocrate (PSD), dit vouloir construire une ligne de métro reliant Pristina à l’aéroport. Face au poste, Daniel s’esclaffe: «Comment veut-il construire un métro alors que tout le monde n’a pas accès à l’eau courante?»[2].

Utilisant ce sentiment d’exaspération comme programme politique, les jeunes Kosovars à la tête du tout nouveau Parti Fort («Partia e Forte») dénoncent la corruption et l’immobilisme de la scène politique. Leurs promesses, aussi absurdes qu’ironiques, vont de la construction d’un palais présidentiel invisible avec l’argent du contribuable à l’interdiction des mariages pour lutter contre l’augmentation des divorces. Suite aux élections, leur tête de liste a fait son entrée au conseil municipal de Pristina.

 Rassemblement des Serbes du Kosovo à Gračanica à l’occasion d’un discours d’Aleksandar Vučić, vice-Premier ministre serbe, le 1er novembre 2013 (Photo: Julia Druelle).

Un scrutin qui mobilise suivant les lignes ethniques

Des 38 municipalités qui constituent le Kosovo, 10 comportent une population majoritairement serbe: 6 enclaves et 4 municipalités situées au nord. Au Kosovo, les municipalités sont des entités basiques mais jouissant de larges prérogatives, touchant aux politiques culturelles, environnementales ainsi qu’à la santé publique. Ce haut degré d’autonomie rend le scrutin stratégique dans un pays où l’appartenance ethnique cristallise les luttes politiques.

L’enjeu principal du scrutin était en effet la participation des Serbes du Kosovo, qui représentent environ 10% de sa population totale, soit sa plus importante minorité. Ce scrutin local est le second organisé depuis la déclaration d’indépendance de 2008, et le premier soutenu par Belgrade. À l’inverse des élections de 2009 où elle avait appelé au boycott, la Serbie, cette fois-ci, a enjoint les Serbes à voter.

La Serbie n’a jamais reconnu l’indépendance du Kosovo, qu’elle considère comme une province serbe. Après le bombardement de Belgrade en 1999 par l’ONU mettant fin à la guerre du Kosovo et l’indépendance autoproclamée du Kosovo en 2008, elle n’a de facto plus le contrôle sur son ancien territoire mais continue à en clamer la souveraineté. Au Nord et dans les enclaves, la minorité serbe avait jusque-là boycotté des élections considérées comme illégales.

Le soutien de Belgrade: un revirement prévisible

On assiste donc à un revirement dans la politique de Belgrade à l’égard du Kosovo. Ce tournant était prévisible et s’inscrit dans la droite ligne de la politique de normalisation des relations de la Serbie avec Pristina. Il avait été amorcé par la signature à Bruxelles le 19 avril 2013, d’un accord prévoyant d’une part l’intégration des municipalités du Nord Kosovo encore de fait sous le contrôle de Belgrade dans le système électoral kosovar; et d’autre part une extension de leur degré d’autonomie dans le cadre d’une «Association des municipalités serbes». Les municipalités légalement constituées étant les seules à pouvoir établir l’Association, la participation des Serbes à ce scrutin était perçue comme vitale[3].

Au second plan se profile la volonté serbe d’intégrer l’Union européenne. De l’aveu même de Petrit Selimi, vice-ministre des affaires étrangères du Kosovo, «la motivation [de la Serbie]d'adhérer à l'UE a joué un rôle important dans la conclusion d'un accord»[4]. Bien que la reconnaissance du Kosovo ne conditionne pas officiellement l’ouverture des négociations d’adhésion, Belgrade sait que la normalisation de ses relations avec sa province sécessionniste, et plus largement la réconciliation dans la région, faciliteront la procédure.

Pourtant, en dépit du soutien appuyé de Belgrade, peu nombreux ont été ceux qui se sont déplacés pour voter. Dans les rues de Mitrovica Nord s’étalaient aux murs les appels au boycott. Si la participation a été meilleure dans les enclaves, traditionnellement plus enclines à collaborer de par leur isolement géographique, les municipalités serbes n’ont pas réellement suivi Belgrade. D’après les estimations de l’OSCE, la participation au premier tour s’est chiffrée à 22% à Leposavić et Zubin Potok, et à 11,21% à Zvečan[5]. Des résultats qui montrent tout de même une amélioration par rapport à la participation de 2009, où les élections avaient été boycottées dans une très large mesure.

Un succès mitigé, un vote émaillé d’incidents

99 listes étaient en lice pour ces élections locales, dont 18 serbes. Dans l’ensemble, c’est un succès pour la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) qui gouvernera 9 municipalités, soit deux de plus que lors du dernier mandat. Le Parti démocratique du Kosovo (PDK) gagne quant à lui 10 municipalités mais seulement une d’importance: Prizren. L’Alliance pour le futur du Kosovo (AAK) sort vainqueur dans 3 municipalités mais en perd 4 qu’elle gouvernait jusqu’alors. Quant au mouvement Vetëvendosje mené par Shpend Ahmeti, il crée la surprise en remportant une seule municipalité mais pas des moindres: la mairie de Pristina. Vetëvendosje est considéré comme un mouvement ultranationaliste, eurosceptique, opposé à l’OTAN ainsi qu’à toute discussion avec Belgrade[6] .

Si l’OSCE et l’UE se sont dites satisfaites du déroulement du scrutin (le secrétaire général de l’OSCE, Lamberto Zannier, l’a qualifié de «pacifique et régulier»[7]), les violents incidents qui ont émaillé le premier comme le second tour amènent à relativiser ces propos. Ainsi, le premier tour fut répété dans 3 bureaux de vote de Mitrovica après que des hommes masqués en aient détruit les urnes. La veille, le candidat local de l’Initiative citoyenne Srpska était agressé à l’arme blanche. Le second tour dut également être répété dans 2 municipalités, à Parteš et à Srbica: la première pour dégradation criminelle de l’urne, la seconde du fait que le candidat du PDK, sorti vainqueur, est actuellement détenu car suspecté de crime de guerre[8]. En outre, les soupçons de corruption, la campagne d’intimidation orchestrée par des groupes d’extrême droite à l’encontre des Serbes se rendant aux urnes ainsi que les pressions directes exercées par les organismes serbes sur leurs employés pour les faire voter montrent le besoin de mettre ce «succès» en perspective[9].

En outre, la multiplication des listes, de 37 en 2009 à 99 en 2013, est interprétée par certains analystes comme le signe du mécontentement des électeurs à l’encontre des partis traditionnels. Ce fait est également souligné par la faible participation au scrutin, à hauteur de 39,87% selon les chiffres de l’OSCE. La situation économique du Kosovo explique aisément ces développements: un taux de chômage extrêmement haut (30,9% pour l’ensemble de la population, plus de 55% chez les moins de 25 ans), une faible croissance économique (2,7% en 2012), une corruption omniprésente et près de 30% de la population vivant sous le seuil de pauvreté sont des facteurs peu favorables à l’expression apaisée de la démocratie.

Enfin, si les élections locales de 2013 ont profondément changé la donne politique, leurs conséquences sont toutefois à relativiser. Le scrutin peut en effet conduire à de profondes modifications des politiques locales, mais ces changements sont cantonnés au niveau des municipalités. La conséquence majeure concerne en réalité la création à venir de l’Association des municipalités serbes qui englobera les 9 municipalités remportées par des candidats ethniquement serbes: 8 de l’Initiative citoyenne Srpska, soutenue par Belgrade, et 1 du Parti libéral indépendant (SLS).

Cependant, une majorité de Serbes du Kosovo reste très opposée à ce projet, réclamant plutôt la sécession ou l’autonomie complète du Nord du Kosovo. Un sentiment renforcé par le fait qu’ils n’ont pas été amenés à se prononcer sur l’accord de Bruxelles, de ce fait considéré comme une «liquidation» du Kosovo. Des négociations sont actuellement en cours entre Belgrade et Pristina pour régler les difficultés d’application de l’accord, tandis que l’ouverture des discussions relatives à l’adhésion de la Serbie à l’UE devrait inciter les deux partis à dépasser leur différend. Reste à savoir comment la mise en œuvre de cet accord sera reçue au Nord.

Notes :
[1] Interview réalisée par l’auteur à Mitrovica le 2 novembre 2013.
[2] Interview réalisée par l’auteur à Pristina le 2 novembre 2013.
[3] L’enjeu des élections est expliqué plus en détails dans un article du Central European Policy Institute, «Municipal elections in northern Kosovo: towards a new balance», 10 octobre 2013.
[4] «Serbia and Kosovo Reach Agreement on Power-Sharing», New York Times, 19 avril 2013.
[5] Selon les premières estimations de l’OSCE. «Ballots from three polling stations annulled», B92, 4 novembre 2013.
[6] Les résultats des élections sont publiés dans Le Courrier des Balkans, «Élections municipales au Kosovo: Vetëvendosje emporte la mairie de Pristina», 2 décembre 2013. Il sont les suivants: le Parti démocratique du Kosovo (PDK) emporte 10 municipalités, la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) emporte 9 municipalités, l’Initiative citoyenne Srpska emporte 8 municipalités, l’Alliance pour le futur du Kosovo (AAK) emporte 3 municipalités, la Nouvelle alliance pour le Kosovo (AKR) l’emporte dans 2 municipalités, le mouvement Vetëvendosje l’emporte à Pristina, le Parti démocratique turc l’emporte dans une municipalité, l’Initiative citoyenne pour Malisevo l’emporte dans une municipalité, et le Parti libéral indépendant (SLS, ethniquement serbe) l’emporte dans une municipalité.
[7] «OSCE Secretary General: Kosovo election process ‘significant step forward», OSCE, 1er décembre 2013.
[8] Résultats annoncés par la Commission électorale centrale du Kosovo. «CEC Announces Final Results Of The Second Round Of Kosovo Local Elections», Inserbia.info, 10 décembre 2013.
[9] Faits relatés notamment par Balkanist.net, «Managed Democracy in Mitrovica: a final comment on the Kosovo elections», 5 décembre 2013.

Vignette : Affiches électorales du parti albanais LDK à Mitrovica Sud, novembre 2013. Photo Julia Druelle.

* Étudiante en Master à l’Université de Belgrade (études balkaniques). Elle a intégré la première promotion de l’Académie de journalisme du Monde et était présente au Kosovo lors des élections locales.