Les préoccupations pour l’égalité des chances entre les femmes et les hommes, qui accordent une grande attention à la représentation politique des femmes et à leur participation dans la prise de décision, constituent des thèmes récurrents dans les débats politiques internationaux. Mais en dépit des conventions et des directives politiques adoptées par les différentes instances mondiales ou européennes (telles que l’ONU ou la Commission européenne), la présence des femmes dans la «haute» politique reste encore, dans un grand nombre de pays, une rareté.
Dans le dernier rapport sur le «gender gap», publié par le World Economic Forum[1], la Roumanie occupe la 70e place dans un classement général de 134 pays, la 30e place du point de vue de la participation économique des femmes, la 70e place concernant l’accès des femmes à l’éducation, la 41e place dans le domaine de la santé et de l’espérance de vie des femmes, et la 126e place, seulement, pour ce qui concerne le «political empowerment» (l’émancipation politique), ceci bien après la Turquie (107e place), la Syrie (116e place) ou l’Algérie (120e place)…
La politique au masculin
De la transition post-1989 à l’intégration européenne, la présence des femmes sur la scène politique a fortement évolué ces dernières années. Des 30% de femmes à l’Assemblée nationale imposés par les quotas communistes à la fin des années 1980, la part de femmes au Parlement roumain a chuté à moins de 4% dans les deux premières législatures d’après 1989, pour monter timidement vers les 11-12% dans les années 2000-2004, puis redescendre à 9% après les élections uninominales de 2008 (en 2009, la Roumanie se situe à égalité avec Malte et la Turquie et à la dernière place en Europe, s’agissant du nombre de femmes au Parlement[2]). Un décalage existe aussi, dans toutes les législatures d’après 1990, entre la Chambre des députés et le Sénat, les femmes sénatrices étant encore plus rares[3]. A regarder les différentes statistiques, on dirait bien que la politique roumaine est de genre masculin. Comment expliquer cette faible présence des femmes dans les instances de la haute politique? Quelle est l’image de la femme politique dans cette société?
Depuis la presse et jusqu’aux témoignages individuels, en passant par les discours politiques et les analyses sociologiques (essentiellement féministes), toute une série de facteurs –stéréotypes, jeux de pouvoirs, ou autres données considérées comme universelles et servant d’explications toutes faites (donc rarement objectives)- sont évoqués pour expliquer le faible pourcentage de femmes au Parlement roumain (et dans la politique en général), même s’ils sont parfois sources d’ambigüité ou de confusion: la figure d’Elena Ceausescu, qui aurait hanté l’imaginaire social et politique postcommuniste, produisant un rejet, chez les femmes, de l’espace public en général et de l’espace politique en particulier; le désengagement «volontaire» des femmes, après 1989, de toute forme de militantisme, en particulier dans la vie partisane et politique; la sensibilité «spécifique» des femmes, qui les empêche de fréquenter un espace politique «misérable» ou «sale», «dur», «corrompu»; le probable «désintérêt» des femmes pour les questions politiques; enfin les idéologies, les programmes et les stratégies de recrutement des différents partis, qui se montrent réticents à leur égard.
Difficile de choisir parmi ces possibilités d’explication, chacune ayant sa part de vérité; difficile aussi de résumer, en quelques mots, la richesse et la complexité des mécanismes et des processus qui ouvrent ou bloquent, le plus souvent, le chemin des femmes politiques roumaines vers le Parlement. Voici néanmoins quelques suggestions de réponses, formulées à partir d’une étude de cas sur les femmes parlementaires de la législature 2004-2008[4].
Les femmes disposent de «ressources» efficaces…
Après observation des parcours des 62 femmes parlementaires de cette législature (les femmes retenues dans l’étude ont toutes siégé au Parlement roumain dans la période indiquée, même si certaines d’entre elles ont eu des mandats très courts), complétée par les informations offertes sur les blogs et les sites personnels, plusieurs remarques peuvent être faites. Premièrement, la participation des femmes varie suivant l’identité partisane de la formation considérée: ainsi, c’est au sein du Parti social-démocrate (PSD) que le plus grand nombre de femmes accède à la Chambre et au Sénat (si l’on inclut les femmes qui ont cessé leur mandat avant terme et celles qui sont arrivées en cours, ce sont, au total, sept femmes du PSD qui ont siégé au Sénat, et quatorze à la Chambre), tandis que l’Union démocrate magyare de Roumanie (UDMR) occupe la dernière place, avec seulement une femme sénatrice, qui plus est remplaçant un collègue masculin dans la dernière année du mandat. D’où le lien possible entre présence des femmes sur les listes électorales et idéologies politiques, les sociaux-démocrates étant, en général, plus préoccupés par la représentation des femmes que les autres courants.
Les mécanismes de recrutement sont également à prendre en compte, notamment au sein du PSD qui, du fait de son ancienneté, représente le plus grand parti roumain et possède donc le vivier de candidats le plus large et le plus diversifié. De façon générale, pour l’ensemble des partis, le critère de l’âge révèle que toutes les tranches d’âge (de 20 à 70 ans) sont représentées chez les femmes au Parlement, avec une forte présence des plus jeunes (six femmes ont entre 20 et 30 ans et dix-sept ont entre 30 et 40 ans), et une présence plus faible des plus âgées (seulement sept femmes entre 60 et 70 ans). L’accroissement du pourcentage de femmes parlementaires, visible à partir des années 2000 (sous l’influence, sans doute, du processus d’adhésion à l’Union européenne), favorise l’ascension de nouvelles entrantes, rajeunissant ainsi les effectifs.
La fonction occupée dans le parti –ou plutôt le cumul des fonctions– apparaît comme une qualité essentielle, sinon obligatoire, pour l’accès d’une femme au Parlement: en effet, la majorité des femmes présentes occupent des positions dans les instances de pouvoir de leur parti: à écouter les médisances de la presse, le capital «social» (les relations entretenues au sein du parti ou les recommandations reçues de certains leaders politiques) serait encore plus important, puisqu’essentiel dans l’obtention de ces fonctions.
Ensuite, à observer stricto sensu la formation des femmes politiques concernées, on constate que toutes ont un capital scientifique important et sont même souvent surtitrées. On observe également que plusieurs femmes, après leur entrée en politique, suivent des cours de spécialisation, voire même de master (dans des domaines tels que l’administration et les sciences politiques, le marketing politique, les études européennes): les diplômes et le capital scolaire sont donc considérés comme une ressource précieuse dans la progression de la carrière politique.
Enfin, mais non moins important, le poste ou la fonction occupée par une femme au moment de la cooptation sur les listes électorales témoigne du type de profil privilégié par les partis chez les femmes au moment des inscriptions. Le secteur public est surreprésenté parmi les candidates (presque la totalité des femmes), l’administration locale et centrale représentant un canal privilégié (la plupart de ces femmes occupent des postes d'encadrement). Elle est suivie, en second plan, par la fonction de directeur de société commerciale. De fait, le capital financier et/ou électoral apparait comme un critère de choix pour les partis politiques lors du recrutement des femmes.
Mais «…il faut travailler beaucoup plus que les hommes»
Dans un pays comme la Roumanie, au fonctionnement démocratique récent, les mécanismes de recrutement des élites politiques et les règles du jeu politique sont loin d’être explicites et frisent souvent l’incohérence. S’en tenir aux sources «officielles» ne suffit pas pour restituer toute la complexité de la situation des femmes dans ce milieu, d’autant que le langage politiquement correct envers l’égalité, adopté par les partis pour se conformer à l’UE, leur interdit d’admettre que leurs modes de fonctionnement défavorisent l’intégration des femmes. Les onze entretiens sociologiques réalisés entre juin et novembre 2008 avec des députées et sénatrices de la législature 2004-2008 apportent des nuances intéressantes.
Pour ce qui est de l’entrée en politique et de la cooptation sur les listes, toutes les femmes interviewées mettent en exergue leur capital professionnel et les compétences qui les «recommandaient» pour les fonctions qu’elles allaient occuper. La majorité d'entre elles déclarent avoir construit leur carrière de manière rigoureuse, dans les règles; même si, de façon plus ou moins ouverte, plusieurs entretiens laissent entendre l’importance du capital social dans la réussite d’une carrière politique: «J’étais avocate et je ne cache pas le fait qu’un de mes collègues, qui a été avocat et qui occupe maintenant une fonction importante [en politique], m’a encouragée à [y] entrer»; ou encore: «J’étais très sympathique aux yeux des plus âgés, parce que j’étais très active, je les aidais; et c’est comme ça que j’ai été promue dans des fonctions de direction, non pas parce que quelqu’un m’aurait appuyé, comme essayaient de l’insinuer à l’époque les uns et les autres». D’autres témoignages sont plus directs: «Et je n’ai pas été pistonnée au centre, par quelqu’un qui aurait dit: la seule présence de Luminita rapporte des votes».
Quelle est, selon elles, l’image de la femme politique et pourquoi leur nombre s’est-il réduit? Les réponses varient, les hésitations laissent souvent entendre qu’il existe des difficultés ou des «obstacles» qu’on ne peut pas ou ne veut pas dévoiler: «Je mettrais à la première place le professionnel, non la femme», mais «à compétences professionnelles égales, je ne crois pas que la femme soit positionnée en première place»; «on est gentilles, on est appréciées, on nous trouve sympathiques –c’est une façade»; «en tant que femmes en politique, nous avons à lutter contre une mentalité qui place la femme dans une zone apparemment incompatible avec la politique»; «cela [la réussite] ne tient qu’à nous, il est vrai qu’il faut travailler beaucoup plus que les hommes»; «il y a une discrimination de genre majeure [dans la sphère privée], qui est acceptée comme modèle culturel. Comme notre pays est pauvre et que les services [de soin] sont inaccessibles pour une large partie de la population, ce sont les femmes qui doivent, inconditionnellement, assurer ce volet du travail domestique». La passivité des femmes, le manque de solidarité entre elles (évoqué par la majorité des interlocutrices), le manque de «pistons», sont autant de raisons soulevées pour expliquer les effectifs féminins restreints.
Quelles sont néanmoins les stratégies développées par les femmes politiques roumaines pour se frayer un chemin dans la sphère politique? Un travail assidu, à engager dès le plus bas échelon, est la réponse de plusieurs d’entre elles: «J’ai commencé au niveau le plus bas. Avec le statut de simple membre d’une organisation de parti […]. J’ai commencé à m’impliquer dans l’organisation, j’ai fait partie de l’organisation municipale, ensuite j’ai été promue dans l’organisation départementale, j’ai participé à de nombreuses actions au niveau national, j’ai prononcé quelques discours, pris part à quelques actions, j’ai commencé à être connue»; ou encore: «J’ai commencé depuis le niveau le plus bas […], ensuite je suis devenue vice-présidente de l’Organisation de jeunesse du secteur 5 [du parti] […] Les collègues proposent ton nom [pour ce poste] mais ils doivent te reconnaître […] Tu dois te faire connaître, il faut qu’ils voient en toi un leader». Pour d’autres, ce sont les compétences professionnelles qui ouvrent la porte du Parlement: «J’ai été Secrétaire d’Etat depuis la fin de l’année 1995 et durant toute l’année 1996 et, lors des élections de 1996, j’ai été invitée à devenir membre du PDSR [Parti de la démocratie sociale de Roumanie] de l’époque et à m’inscrire sur les listes parlementaires de ce parti. Voilà comment je suis entrée dans la politique».
Enfermées dans une représentation de la femme encore peu compatible avec le politique, les femmes parlementaires interrogées ne trouvent pas toujours les mots exacts pour décrire leur marginalisation ou, comme l’indiquent certaines réactions ou certains commentaires off record, n’osent pas toujours énoncer la vérité critique. Prises elles-mêmes entre les stéréotypes, les jeux de pouvoir et les stratégies personnelles, les femmes politiques roumaines doivent surmonter les représentations qui associent la femme à la famille et l’homme au politique, négocier avec des mécanismes de recrutement et de promotion politiques qui ne sont ni transparents ni faciles à déjouer, affronter des médias qui traitent trop souvent la femme politique de «gentille» et de «belle», oubliant que l’intelligence et le professionnalisme se déclinent aussi au féminin.
Notes :
[1] The Global Gender Gap Report 2009, coordonné par Ricardo Hausmann, Harvard University, Laura D. Tyson, University of California, Berkeley, Saadia Zahidi, World Economic Forum, http://www.weforum.org/pdf/gendergap/report2009.pdf, consulté le 19 novembre 2009. La Roumanie a occupé en 2006 la 46e place de ce classement, la 47e en 2007, pour descendre à la 70e en 2008 et y rester en 2009.
[2] Conformément au tableau publié par la Commission européenne: http://ec.europa.eu/employment_social/women_men_stats/out/measures_out51_fr.htm, consulté le 15 octobre 2009.
[3] Pour une présentation détaillée et commentée de ces chiffres, voire Ionela Baluta, «Le parlement roumain à l’épreuve du genre. Les femmes politiques dans la législature 2004-2008», à paraître in Studia Politica.
[4] Il s’agit d’un chantier de recherche ouvert il y a deux ans, qui est encore en cours. Les résultats provisoires de l’étude réalisée par l’auteur ont été présentés dans des colloques internationaux et l’analyse d’une première étape de cette recherche sera publiée dans l’article cité ci-dessus.
Photo : Le Parlement roumain, Bucarest (© Ionela Baluta).
* Ionela Baluta est maître de conférences, Faculté de Sciences Politiques, Université de Bucarest.
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- Dossier #53 : "Femmes à l’Est"
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