Les forums de discussion en Russie : mode d’emploi

Anarchie et violence des échanges dominent sur les forums de discussion en Russie. Pourtant, ceux-ci valent la peine d’être observés de près, car ils offrent, à leur manière, un panorama de la société russe. Décryptage.


Qui participe aux forums de discussion ? 

Deux types principaux d’intervenants sont à l’œuvre: d'un côté les nationalistes, qui se qualifient eux-mêmes de « patriotes », sont de loin les plus nombreux. Leurs thèmes de discussion se concentrent sur la lutte contre le terrorisme, l’anti-américanisme, la grandeur perdue de la Russie, l’héritage de Staline… Ils utilisent un vocabulaire très spécifique pour qualifier leurs adversaires: les « libérastes », les « Amerloques », les « russophobes », les « bandits ». De l'autre côté, on trouve les «libéraux». Ceux-ci traitent leurs ennemis de « fascistes », d'« empire », ou encore de «brigade». Contrairement aux « patriotes », les libéraux pratiquent plus volontiers l’humour et l’ironie dans leurs discours, avec des jeux de mots comme, par exemple, « doubler le VVP », où VVP peut être compris en russe comme le produit intérieur brut, ou bien Vladimir Vladimirovitch Poutine. Le débat peut, dans certains cas, prendre des formes inattendues, comme dans ce forum où un internaute se présente comme le président Poutine et incite ses interlocuteurs à lui poser des questions. Son imitation semble parfois plus vraie que nature…

Comment se déroulent les échanges ?

Dans des forums qui sont très polarisés, les deux groupes pêchent par leur violence verbale, avec un penchant plus prononcé de la part des «patriotes» pour des mots tirés du langage de la pègre (la langue russe parlée et même écrite dans la presse est très polluée par l’argot).

Toutefois, les pistes sont brouillées par l’usurpation d’identité, un jeu duquel les «patriotes» semblent sortir plus souvent gagnants… Le point commun des «libéraux» et des «patriotes» est de faire référence à la valeur absolue, même si en déclin, qu’est la communauté, ou «le peuple». Dans l’anonymat de l’Internet, la place du «peuple-arbitre» est tenue par des groupes très actifs, mais d’origine obscure. On a souvent recours aux techniques de manipulation d’opinion, à la démagogie, mais aussi à l’intimidation directe et à l’humiliation de son adversaire.

Face à l'anarchie présente dans les forums de discussion et aux abus de langage très courants, les modérateurs ont pour tâche d'expurger les propos interdits. Investis d'une mission de «gardiens du temple de la liberté d’expression», ils sont souvent de vrais virtuoses, usant d'un langage châtié mais efficace, et jugeant sans appel quand il s’agit de distribuer des blâmes.

A quoi servent les forums de discussion ? 

Un internaute exprime son avis: «La génération de la perestroika va chercher les actualités sur le Net. Chacun peut y trouver ce qu'il cherche et s'exprimer à son tour». Ainsi, face à un climat médiatique plutôt morose, où règnent censure et auto-censure, sur Internet, les internautes peuvent dire ce qu’ils pensent. Les opportunités ne manquent pas, et les thèmes abordés varient. On y discute de «l’hégémonie» et de «la démocratie» américaines, du conflit israélo-palestinien, de la place de la Russie dans le monde, et de l’image que les Russes donnent d’eux à l’étranger.

Qu’apprend-on de la société russe sur les forums de discussion ?

Les forums de discussion révèlent, à leur manière, les tendances de l'opinion publique russe. Ainsi, au gré des visites, il semblerait que les jeunes adhèrent plutôt aux thèses des «patriotes». Comme le souligne un internaute: «Les jeunes Russes d’aujourd’hui sont formatés par le discours sur la «russophobie occidentale». Ils sont persuadés qu’on les considère comme des individus de seconde zone, c’est ce qu’on leur apprend à l’école sous couvert de patriotisme, qui est en réalité un vrai nationalisme. D’après eux, le monde entier en veut à la Russie, et les attaques anti-occidentales de Poutine sont très appréciées. Il est interdit de faire la moindre allusion à ce qui se passe en Tchétchénie. Tout va bien en Russie…». Les jeunes plus favorables aux idées «libérales» ont tendance à partir à l’étranger, d’où ils continuent d’ailleurs à participer aux forums, dans une moindre mesure certes, et en s’exposant aux attaques des «patriotes» pour lesquels les expatriés n’ont plus voix au chapitre.

Par ailleurs, on s'aperçoit que, sur Internet, la Russie donne l’image d’un pays qui se cherche. Même si les thèmes de discussion sont encore trop souvent puisés dans le passé, de plus en plus de participants se préoccupent du présent, essaient de faire un travail de réflexion sur la façon dont vit aujourd’hui la société russe. Ainsi, les internautes contribuent incontestablement à la construction d’une nouvelle identité collective. Après les espoirs déçus nés des idées véhiculées par les «libéraux» durant les années 1990, l’heure est désormais plutôt à la revanche des «patriotes » et au repli identitaire, avec toutefois une tendance générale à l’affranchissement individuel. Au-delà des clivages politiques, les forums ont certainement une valeur de psychothérapie de groupe où se pratique l’expression individuelle, à l’abri des regards.

Par Anna de SEBEVILLE