Le communisme roumain a souvent fait figure de cas à part. Faute d'une dissidence forte ou d'une opposition visible, le régime communiste roumain était considéré comme l'un des systèmes politiques les plus durs et les plus profondément ancrés de la région. Après 1989, cette caractéristique semble avoir rendu encore plus faibles les structures de la société civile, considérées comme unélément de base dans l'articulation d'un bon fonctionnement démocratique. Mais pouvons-nous considérer que le régime communiste roumain n'a jamais connu de formes de contestations ouvertes?
Le mineur et la résistance au régime communiste
Les premiers signes de révolte contre le système communiste apparaissent dans les années 1970, même si les enjeux politiques sont secondaires par rapport aux enjeux économiques. Dans le cadre de la politique d'industrialisation de Ceausescu, les coûts sociaux sont de plus en plus lourds et le mécontentement a d'autant plus de résonance qu'il s'agit d'une période qui succède à la détente de 1968. C'est dans ce contexte de pertes d'acquis sociaux et de dégradation du niveau de vie que les mineurs entrent dans la vie protestataire.
Si les revendications sont principalement économiques, l'enjeu de cette manifestation n'en est pas moins important. A cette époque, le régime communiste vit par et dans l'absence de toute contestation directe. En se proclamant comme régime du peuple ouvrier, ce type de protestation touche indirectement à sa légitimité et crée des chaînes d'expressions parallèles qui déstabilisent le pouvoir du Parti Unique. Ainsi, la grève des mineurs de Valea Jiului de 1977 représentera-t-elle un des symboles de la résistance contre le régime communiste. Parmi les causes de cette contestation, la loi adoptée au début de l'été 1977 qui annule les droits de retraite pour les mineurs invalides et qui élève l'âge de la retraite à 55 ans. C'est dans ce contexte de dégradation du niveau de vie et de perte des acquis sociaux qu'à Lupeni, en Valea Jiului, démarre la grève. Les ouvriers scandent des slogans qui rappellent la grève des mineurs de 1929 (date symbolique utilisée par la propagande communiste pour illustrer la difficulté de la vie des ouvriers sous le régime d'avant 1945 et pour mettre en évidence la répression violente de la part de la police).
Pour gérer cette situation inattendue, Nicolae Ceausescu envoie immédiatement un groupe de membres du Parti, qui ne réussit pourtant pas à calmer la situation. C'est Ceausescu lui-même qui doit se déplacer dans la région afin d'entendre la liste des priorités des mineurs et trouver une solution. Lors du discours du leader communiste, les mineurs vont crier à plusieurs reprises "A bas Ceausescu" et cela, même si, initialement, leur protestation avait un caractère uniquement économique. Ceausescu se voit ainsi obliger de promettre la journée de travail de six heures, la construction de fabriques dans la région afin d'assurer un travail aux membres des familles des mineurs et la non-punition de ces actes de contestation. Les mineurs vont reprendre le travail dès le 3 août mais, le lendemain, la région est fermée, l'armée y est envoyée et les enquêtes commencent. Plus de 4.000 mineurs vont être déplacés dans d'autres centres miniers ou envoyés au macabre canal qui relie le Danube à la Mer Noire (endroit où avaient été envoyés les prisonniers politiques). Deux des leaders des mineurs (Jurca et Dobre) vont "disparaître".
En même temps, les changements sociaux promis par Ceausescu ne seront pas accomplis: la journée de travail reste de huit heures, la retraite à 50 ans est conditionnée par au moins vingt ans de travail dans la mine. Les seules concessions effectivement réalisées sont celles relatives aux soins médicaux et à la création d'emplois pour les membres des familles des mineurs.
Un écho limité mais une image déjà forgée
Malgré le fait que la presse n'ait pas débattu sur ces incidents, les bruits se sont vite répandus et les mineurs sont devenus l'équivalent de l'ouvrier anonyme de Gdansk sans avoir pour autant le même impact social et médiatique. Au début des années 1980, Ceausescu commence sa politique de remboursement intégral de la dette extérieure et cela rend la situation économique de la population encore plus difficile. Des actions similaires à celles de 1977 sont répétées en 1981 quand les mineurs de Leurda, Lupoaia et Horasti initient une grève. De nouveau, l'impact est minime mais, désormais, les protestations s'enchaînent avec une certaine fréquence. Une dernière manifestation importante des mineurs a lieu en 1983, cette fois-ci en Maramures. L'exemple des mineurs est repris et des manifestations ouvrières de protestation sont enregistrées à Cluj et à Turda en 1986, à Iasi et à Brasov en 1987.
Avant 1989, le mineur, symbole souvent utilisé par la propagande communiste pour illustrer "la lutte du peuple ouvrier", change de connotation et devient le symbole d'une contestation du système, dépassant le contexte strict des requêtes à caractère économique ou social. Les demandes de changements sociaux n'invitent certes pas nécessairement à des changements politiques importants mais, dans le cas des mineurs de Roumanie, elles ont permis une prise de conscience, même si partielle, de la nécessité d'un changement plus radical. La société civile roumaine a été contaminée, même superficiellement, par un esprit de rébellion, de non-soumission. Et cela ne fut pas sans importance face au pouvoir du Parti Unique dont la force résidait surtout dans l'absence de toute forme de contestation.
Après 1989, la perception du citoyen roumain de ce monde protestataire et révolutionnaire va subir une transformation radicale. L'utilisation politique, notamment en juin 1990 et septembre 1991, des descentes des mineurs vers Bucarest dessine le portrait actuel du mineur, symbole de la violence.
L'instrumentalisation politique des exigences des mineurs
Tout à coup, les mineurs ne sont plus les figures "révolutionnaires mais deviennent"les bourreaux, les violents, les terroristes, les barbares, les fauteurs de troubles". En 1999, lors de leur dernière descente, les mineurs seront de nouveau utilisés, cette fois-ci par Corneliu Vadim Tudor, le leader du parti extrémiste de la Grande Roumanie (PRM). Dans une lettre ouverte envoyée le 7 janvier 1999, le sénateur PRM encourage les chefs des mineurs à ne pas renoncer à leur grève et à se révolter contre les institutions de l'Etat. Le lien avec ce leader populiste, avec un discours anti-système, raciste et xénophobe est renforcé par le statut de membre du PRM acquis par le leader des mineurs, Miron Cozma. Par contamination, l'image des mineurs va être noircie davantage.
Tout comme en 1990 et 1991, les fréquentations politiques des leaders des mineurs en 1999 ne font qu'aliéner et ternir davantage leur image. Même si leurs revendications économiques et sociales sont tout aussi légitimes, la lutte des mineurs est désormais perçue différemment par l'opinion publique. Associés à une "justice tribale" , les mineurs sont ressentis comme un danger, tant pour le citoyen que pour les institutions de l'Etat. La presse écrite utilise d'ailleurs fréquemment, en référence directe au mouvement des mineurs, le terme connoté négativement de "minériade" pour désigner une institution politique synonyme d'instrument de pression et d'intimidation politique.
Cette image machiavélique des descentes des mineurs vers Bucarest condamne encoredavantage les membres de ces mouvements de protestation. Les revendications économiques, légitimes pour beaucoup d'analystes politiques, sont considérées secondaires et, par opposition aux manifestations des mineurs d'avant 1989, c'est leur caractère politique qui est mis en avance. La "minériade" est désormais conçue en tant que forme de substitution de l'autorité étatique par une forme autoritaire et violente de gestion politique.
Instrumentalisés par différentes forces politiques, les mineurs sont certes responsables de nombreuses violations de la loi, notamment en juin 1990 ou en septembre 1991, mais ils sont également les victimes d'un état en crise économique. Originaires des régions pauvres de la Roumanie et éparpillés dans ces régions minières par la politique d'industrialisation du régime communiste, les mineurs se retrouvent en première ligne des sacrifiés de la reconversion économique. Comme en Belgique, après 1945, ou en Pologne plus récemment, les mineurs roumains, malgré différents projets de reconversion professionnelle, connaissent depuis 1989 une détérioration rapide de leur niveau de vie, sans perspectives de réaménagement social et économique.
Dans un monde où la dégradation économique touche le quotidien de la plupart des citoyens, les "gueules noires" révoltées, manipulées sont déchues de leur position de résistants au communisme. Aujourd'hui, l'image des mineurs est synthétisée, dans sa dualité ironique, par un journaliste roumain: "Il y a les mineurs de 1977 avec qui nous nous vantons dans le Livre noir du communisme et il y a les mineurs de 1990 qui nous font honte car ils nous ont sorti de l'Europe."