Privée de chef d’Etat depuis un an, la Moldavie, telle un navire sans capitaine, tente de sortir de l’impasse. Alors que la voie parlementaire à échoué à désigner un Président, la coalition pro-européenne, au pouvoir en Moldavie depuis juillet 2009, envisage maintenant une modification de la Constitution par référendum afin de faire élire le président de la République au scrutin direct. Invités à retourner aux urnes cet été pour la troisième fois en un an, étudiants et jeunes travailleurs sont las de l’immobilisme qui caractérise leur pays.
Dans le bus qui relie Bucarest à Chisinau, la capitale de la Moldavie, Iulian tente de trouver le sommeil. S’il endure une dizaine d’heures de voyage, par une route accidentée, c’est seulement pour rendre visite à sa famille, car sa vie n’a plus rien de moldave. Employé en alternance par la Banque nationale de Roumanie, il étudie les politiques monétaires à l’université de Bucarest. «Les jeunes n’ont plus de perspective dans mon pays d’origine, les salaires sont bien trop bas, alors on part». Des Iulian, il en existe sans doute des centaines de milliers. Tous prêts à arracher un passeport roumain (dont l’obtention a été grandement facilitée par Bucarest depuis avril 2009) et à mettre un pied dans l’Union européenne; à échapper à un salaire mensuel moyen qui stagne à 180 euros, à un chômage galopant (plus de 16% chez les jeunes) et à la corruption, endémique dans ce petit Etat de 4 millions d’âmes, coincé entre ses deux imposants voisins, la Roumanie et l’Ukraine, et l’ombre du troisième, le géant russe.
L’impuissance des libéraux Mais si cette jeunesse s’en va, une autre reste. Bien souvent contrainte économiquement, parfois motivée politiquement. Cette jeunesse là a battu le pavé, en avril 2009, pour contester les résultats officiels des élections législatives qui donnaient comme grand vainqueur le Parti communiste (PCRM), au pouvoir depuis huit ans. Victime d’une répression policière féroce, elle fut appelée, trois mois plus tard, en juillet, à troquer le pavé pour le bulletin de vote. Des bataillons de militants, pour la plupart n’atteignant pas les vingt printemps, avaient alors investi les rues de la capitale pour ne les rendre qu’habillées aux couleurs de leur champion. Pour beaucoup, le résultat fut jugé encourageant: la coalition pro-européenne et libérale, formée de quatre partis (Le Parti libéral-démocrate, le Parti démocrate, le Parti libéral et l’Alliance notre Moldavie) était arrivée en tête.
Mais, depuis, rien. Incapables de faire élire par le Parlement leur candidat à la présidence de la République moldave, ces quatre formations se sont embourbées dans des pourparlers sans fin, et le pays navigue désormais entre deux eaux. Mikhai Ghimpu (PL), Vlad Filat (PLD) ou encore Marian Lupu (PDM), respectivement président du Parlement, Premier ministre et prétendant à la présidence, ces leaders qui voulaient amener l’Europe à la Moldavie pour éviter que les jeunes n’empruntent le chemin inverse, ont perdu de leur crédit à mesure que les mois sont passés. Preuve de l’impuissance dans laquelle ils se tiennent, ils souhaitent désormais modifier la Constitution pour permettre l’élection du chef de l’Etat à la majorité simple dans un premier temps, avant de passer à un scrutin direct dans un avenir plus lointain.
Jeunesse PCRM (Marc Etcheverry, 2010).
La tentation pan-roumaine
«Je préfère ce manque de gouvernance à la dictature d’un parti ou d’une personne», tient néanmoins à nuancer Oleg Brega. Celui-ci n’est pas vraiment un partisan de «l’ancien système». Les huit années de gouvernement du Parti communiste lui ont laissé un goût amer. Il faut dire qu’il avait tout pour plaire aux autorités: cinéaste trentenaire engagé, fondateur d’une ONG de promotion de la démocratie, il se distingue surtout par son «pan-roumanisme» effréné qui s’étale dans les pages du mensuel Couraj, une revue militante et confidentielle dont il est l’un des fondateurs. Lier la destinée moldave à celle de son voisin roumain, «comme avant le stalinisme», est tout autant pour lui une solution à la crise qu’une juste réparation de l’Histoire. Retranché dans son appartement de la banlieue de Chisinau, il souffle un peu depuis les dernières élections. Le «pan-roumanisme» qui «déstabilise la République» était justement l’un des arguments favoris de l’ancien Président Voronine pour condamner l’opposition. Il fut même agité comme un chiffon rouge lorsque le drapeau roumain fut hissé dans la violence sur le Parlement et la Présidence, à l’occasion des manifestations anti-communistes d’avril 2009. «Je filmais la foule quand cela a dégénéré. Des policiers sont venus à ma rencontre, et m’ont frappé pour que je ne tourne plus. La mort d’un manifestant et les centaines d’arrestations ont marqué la jeune génération de Chisinau», se rappelle Oleg. Pendant plusieurs mois, il fut sous étroite surveillance.
Il ne se réclame pourtant d’aucune chapelle. Difficile, même, de trouver un politique qui trouve encore grâce à ses yeux: «Il y a bien le maire de la capitale, Dorin Chirtoaca [Parti Libéral, droite]. Il est jeune et il a milité dans une organisation de défense des Droits de l’homme. Un homme bien. Mais il est devenu, lui aussi, un politicien», rigole-t-il.
Pendant ce temps, devant l’ambassade de Roumanie, située rue de Bucarest à Chisinau, la file d’attente s’allonge. Le fameux visa, tant convoité pour s’extirper du pays sous l’ère communiste, a toujours autant de succès. Selon les candidats à l’exil, le précieux sésame ne s’obtient qu’au prix de pots de vin.
La patience est donc de rigueur, qu’on lorgne sur la Roumanie voisine ou qu’on attende une éclaircie dans le ciel politique moldave. Cet attentisme n’est pas sans effrayer les politiques eux-mêmes. En mars 2010, le président du Parti démocrate (PDM, centre gauche), Marian Lupu, proposé par deux fois au poste suprême par la coalition au pouvoir, a fait part de sa préoccupation: «Nous n’avons pas juste affaire à une crise constitutionnelle, mais également à une crise politique. La non-élection du président de la République a entraîné une situation incertaine pour la population, pour toute la société, et pour les potentiels investisseurs».
Jeter les premiers ponts
Ce décalage entre les attentes de la population et la réalité, qui s’incarne notamment par celui qui éloigne la jeunesse de ses élites, une poignée d’étudiants moldaves tentent de le résorber depuis plus d’un an. En créant ThinkMoldova, fin 2008, sorte de think-tank pour jeunes, ils ont jeté les premiers ponts. «Nous avons invité plusieurs personnalités du pays à venir discuter avec le public», détaille Elena Zgardan, étudiante en commerce international de 21 ans et l’une des fondatrices. «Au début, il n’y avait que quelques dizaines d’auditeurs, mais lors de notre dernière rencontre, nous étions plusieurs centaines». Le profil des invités a quelque peu changé, lui aussi. Aux intellectuels des débuts succèdent désormais des responsables politiques de premier plan, preuve de l’influence grandissante du think-tank: l’ancien ministre de l’Economie (2006-2009), Igor Dodon, ou encore l’actuel ministre de la Justice, Alexandre Tanase.
Selon Elena Zgardan, si la jeunesse moldave regarde avec envie en direction de l’Union européenne, elle sait également que l’adhésion n’est pas pour demain. «Il y a trop de problèmes à résoudre, notamment le cas de la région sécessionniste de Transnistrie. Nous sommes réalistes».
Il y a un an, ThinkMoldova a été l’une des toutes premières organisations à tirer la sonnette d’alarme face à ce qu’elle considérait comme une fraude électorale caractérisée et c’est elle qui a lancé la première «révolution Twitter», deux mois avant les événements d’Iran! Aujourd’hui, à quelques mois d’un nouveau scrutin, ses organisateurs demeurent sceptiques quant à son issue: «S’il faut faire une comparaison avec l’économie, alors la situation politique en Moldavie est en récession, et il n’y a guère de signe de reprise. Le programme de ceux que nous avons élus l’été dernier était aussi prometteur que leur inaction est décevante aujourd’hui. Tout est possible, mais nous sommes difficiles à surprendre désormais», conclut Elena Zgardan.
* Marc ETCHEVERRY est journaliste
Photo en vignette: Jeunes anti-communistes (© Marc Etcheverry, 2010).