Le 13 septembre, la télévision nationale ouzbèke annonce avec deux jours de retard les attentats terroristes de New York et Washington. Anecdotique, cet exemple révèle l'ampleur de la censure dont sont victimes les médias sous le régime du président Islam Karimov. Répression et propagande ont réduit les médias locaux au silence, les obligeant à occulter l'actualité internationale et régionale. Les Ouzbeks sont restés coupés du monde extérieur, ignorant jusqu'aux événements qui se déroulaient en Afghanistan, à quelques dizaines de kilomètres de chez eux. Et pour cause, le Comité d'Etat pour la presse -l'organe chargé de la censure- a systématiquement filtré toute source d'information concernant les raids aériens américains, l'avancée de l'Alliance du Nord, ou encore la présence de troupes américaines à Khanabad, dans le sud du pays.
A bien y regarder, le paysage médiatique ouzbek est sensiblement identique à celui de l'époque soviétique. Il n'y a aucune possibilité d'expression libre, la presse est plus que médiocre, et les journalistes récalcitrants sont mis au pas. Au-delà des déclarations officielles et des articles de magazines sportifs russes, ce système interdit aux citoyens un véritable accès à l'information.
Les médias ouzbeks subissent toutes sortes de pressions destinées à les cantonner au rôle de porte-paroles officiels du régime. Manoeuvres d'intimidation exercées à l'encontre des journalistes, barrières administratives et procès pour diffamation, en passant par le chantage sur les attributions de fréquence pour les radios... Les journaux voient ainsi leur périodicité et leur diffusion réduites au minimum, et les radios leur droit d'émission limité à des plages horaires dérisoires. Rapide, discrète et pour le moins efficace, la pratique du "coup de téléphone" est tout aussi courante. Elle consiste en pressions verbales directement exercées par les membres du Comité d'Etat pour la Presse sur les directeurs de publication. Tous les articles jugés compromettant pour le régime sont réécrits et reformatés. Quant aux radios et télévisions indépendantes qui diffusent un point de vue alternatif, elles le font au prix de leur existence. Ce fut le cas en avril 2001 de la télévision indépendante ALC TV, dont la fréquence d'émission a été définitivement confisquée par les autorités. L'autoritarisme du régime -et son lot de mesures arbitraires- a également des répercussions sur la liberté de la presse internationale. En novembre dernier, après la chute de Kaboul et la reprise d'une grande partie de l'Afghanistan par l'Alliance du Nord, les représentants de 150 médias internationaux, bloqués à Termez, se sont vus refuser le droit de franchir l'Amou-Daria pour rejoindre Mazar-i-Charif, en Afghanistan.
Arrestations, tortures et menaces de viol à l'encontre des membres féminins de la famille sont également devenus le lot des journalistes zélés. Moins répandue dans la capitale, la répression physique frappe plus largement la province, loin des regards occidentaux et des ambassades. Dans son rapport de 2001 sur la liberté de la presse, remis à jour le 5 novembre dernier, Reporters sans frontières rappelle que depuis 1998, le journaliste Shadi Mardiev est toujours incarcéré dans une prison de la ville de Kiziltepa, à l'ouest de Samarkand. Pour une émission de radio dans laquelle il dénonçait les malversations du procureur adjoint de Samarkand, il avait été condamné, en 1998, à onze ans de prison.
Pourtant, une législation « démocratique » pourvoyant aux besoins de la liberté de la presse a été instituée. En théorie, toute censure est même interdite. C'est ce que stipule l'article 67 de la Constitution de 1992, renforcé par l'article 4 de la Loi sur les Médias d'avril 1997 : « Personne n'a le droit d'exiger la vérification des articles et documents avant leur publication, ni de modifier ou de supprimer leur contenu ». Cette garantie législative est toutefois rendue caduque par l'article 158.3 du Code pénal qui sanctionne le délit d'« insulte par voie de presse » au président du pays et légitime ainsi la majorité des arrestations de journalistes.
Eradiquer toute forme d'opposition, religieuse ou politique
Tenu d'une main de fer par Karimov, ancien premier secrétaire du Parti communiste ouzbek, l'Ouzbékistan figure, avec le Turkménistan, au palmarès des Etats les plus autoritaires de la région. Sous le regard impuissant des organisations de défense des droits de l'homme, telles qu'Amnesty International ou Human Rights Watch, le régime viole allègrement les libertés individuelles, et détiendrait à l'heure actuelle près de 7 500 prisonniers pour délit d'opinion.
Dans une Asie centrale exposée aux soubresauts du conflit afghan, et, jusqu'en 1997, à ceux de la guerre civile tadjike, Karimov met un point d'honneur à garantir la stabilité de l'Ouzbékistan. Invoquant la menace islamiste, il mène, depuis 1998, une lutte acharnée contre toute forme d'opposition, religieuse ou politique. Les attentats de février 1999 perpétrés dans le centre de Tachkent et imputés au Mouvement islamique d'Ouzbékistan (MIO) n'ont fait que relancer la machine répressive du régime. Au prétexte d'empêcher l'implantation des wahhabis, les tenants d'un islam radical venu d'Arabie Saoudite, les autorités ont ordonné la fermeture d'une dizaine de mosquées, et contraint les hommes à se raser la barbe. Opportuniste, Karimov aurait même demandé aux Etats-Unis, à l'automne dernier, d'inscrire sur la liste des réseaux terroristes internationaux à éradiquer le MIO, dont il a invoqué les liens avec les talibans et le réseau Ben Laden. Rappelons qu'un an auparavant, en août 2000, des militants du MIO avaient lancé une offensive dans le sud du pays, pour tenter de renverser le régime de Tachkent et introduire la loi islamique dans la vallée du Ferghana, aux confins de l'Ouzbékistan, du Kirghizstan et du Tadjikistan.
Redoutant que la jeunesse ne se laisse recruter par ces extrémistes, Karimov a mis en place un dispositif d'encadrement de toute activité religieuse. L'activité des théologiens est étroitement surveillée et le point de vue officiel s'impose y compris sur des questions de dogme.
Sa politique répressive à l'égard de la liberté d'expression n'a pourtant pas toujours été linéaire. Alors qu'en 1993, le régime liquidait l'opposition politique et ordonnait la dissolution des partis Birlik [Unité], et Erk [Liberté], Karimov adoptait une toute autre attitude dès 1996. Soucieux d'attirer la sympathie des instances internationales financières, il autorisa Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), la fondation Soros et Human Rights Watch à ouvrir des bureaux dans la capitale. Un séminaire sur les droits de l'homme fut également organisé à Tachkent par l'OSCE. Des dissidents politiques, parmi lesquels Abdoumanov Poulatov, chef de file du mouvement Birlik, furent invités à prendre la parole, sans que, toutefois, aucune des critiques alors formulées à l'encontre du régime n'ait été publiée dans la presse.
Dès 1997, le brutal revirement du gouvernement achève tout espoir d'amélioration, et la liberté de la presse redevient illusion. Aujourd'hui paralysée et réduite au silence, l'opposition démocratique n'est mentionnée dans les médias que pour être attaquée. Depuis 1993, date de la fermeture d'Erk, journal du parti éponyme, aucun journal d'opposition n'a pu être officiellement publié sur le sol ouzbek.
Dans des conditions si drastiques, les seuls médias donnant voix à l'opposition sont d'origine internationale, telles RFE/RL, ou la BBC. Cette dernière, une des radios les plus écoutées en Ouzbékistan, s'est pourtant vue obligée en janvier 2000 de transférer ses programmes sur des fréquences moins accessibles au public.
La spirale du silence
Au-delà de la censure, l'attitude même de la population ouzbèke porte préjudice au développement des médias. Les Ouzbeks manifestent un réel désintérêt pour l'actualité, et seuls les plus motivés se procurent clandestinement la presse étrangère. .S'ajoute à cela le profond clivage qui sépare la capitale relativement aisée et la province économiquement sinistrée. A Tachkent, où les médias sont plus nombreux, certaines personnes peuvent s'abonner au câble et accéder aux grandes chaînes russes. Mais, au Karakalpakstan par exemple, l'achat de magazines ou de postes de télévision reste exceptionnel.
Dans ce pays pauvre, figé dans son mode de vie soviétique, le marasme économique frappe lui-aussi directement les médias indépendants. Les apports financiers dont le pays a récemment bénéficié - des investissements dans le secteur de l'or, des crédits accordés par la BERD et la Banque mondiale notamment- n'auront assurément guère de répercussion sur les conditions d'existence des médias ouzbeks. Pourtant, les recettes publicitaires et les investisseurs étrangers font plus que jamais défaut, et les journalistes sous-payés n'hésitent pas à démissionner. Autant de facteurs propres à accentuer la précarité du système informatif ouzbek. Car, si de nouveaux journaux font encore leur apparition dans le paysage médiatique ouzbek, ils sont, pour la plupart, sous la tutelle de l'Etat. Ainsi, en septembre 2001, le magazine Skola i Zhizn [Ecole et Vie], a été créé, mais il est financé par le Ministère de l'Education.
Quant aux rares médias indépendants qui réussissent à se maintenir économiquement et à surmonter les barrières administratives, ils le doivent à leur ligne pro-gouvernementale ou aux contraintes qu'ils s'imposent d'eux-mêmes. Un événement est venu récemment illustrer le fonctionnement de ce mécanisme d'autocensure. Emin Usman, célèbre écrivain d'origine ouighoure et directeur du Centre culturel ouighour d'Ouzbékistan a été assassiné le 28 février 2001 dans la prison du ministère de l'intérieur sans que la presse locale ne fasse écho du meurtre. Les médias se laissent ainsi une chance d'exister. Mais à quel prix ? Selon Shukhrat Babadjanov, le directeur d'ALC TV, la majorité des journalistes ouzbeks ne conçoivent pas que le rôle des médias puisse être celui d'un « quatrième pouvoir ». S'appuyant sur un rapport publié en 2000, il précise que 38 % des journalistes considèrent même la censure comme nécessaire pour lutter contre l'anarchie…
Maintenir la pluralité des médias
Pourtant certains journalistes osent s'exprimer. En rupture avec la génération des journalistes formés à l'époque soviétique, la jeune relève des 20-25 ans pourrait bien être le fer de lance d'une mobilisation contre la répression. Un syndicat d'une dizaine de journalistes a même été créé il y a peu.
Déjà en 1994, L'Hebdomadaire indépendant, le journal de Birlik, interdit par le régime, était édité à Moscou pour être diffusé clandestinement en Ouzbékistan. Plus récemment, des journalistes ont commencé à résister publiquement à la pression gouvernementale. En avril dernier, Tashpulat Rakhmatullaev, rédacteur en chef de l'hebdomadaire indépendant ouzbek Samarkand, a posé ouvertement la question suivante : « Qui aime le plus sa patrie ? Celui que en fait l'éloge, ou celui qui la critique ? ». Défiant les autorités, il avait publié son article avec de grands passages blancs, correspondant aux paragraphes censurés. On comprend aisément pourquoi: il y demandait l'abolition de la censure.
D'autres journalistes ont recours à Internet. Sous la protection vigilante de l'ambassade américaine, un jeune journaliste ouzbek aurait réussi à créer une agence de presse indépendante en ligne. Par ailleurs, le Times of central Asia, publié au Kirghizstan, et dont la version papier a été censurée par le régime de Karimov, reste aujourd'hui accessible à ses lecteurs ouzbeks grâce au Web. La liberté d'expression sur la Toile reste pourtant à l'image de la situation générale du pays. Uzpak, désigné par le gouvernement ouzbek comme fournisseur d'accès à Internet officiel, exerce un quasi-monopole, et le régime serait en cours de négociation auprès des autorités chinoises pour importer leur système de cybercensure. A cela s'ajoutent des coûts de connexion prohibitifs et une population internaute réduite -7500 internautes, soit 0,03 % de la population.
Quelques rares organismes internationaux ont par ailleurs engagé sur place un combat pour défendre la liberté de la presse. Internews, organisation américaine d'aide aux médias, y soutient plus de 25 stations de télévisions régionales non-gouvernementales. Depuis 1995, 500 journalistes et éditeurs ont ainsi été formés aux techniques rédactionnelles, ou à la maîtrise de la législation en place. Une lutte nécessaire pour essayer de maintenir la pluralité des médias en Ouzbékistan.
La fermeture de la chaîne ouzbèke ALC TV
Novembre 1999, à quelques semaines des élections présidentielle et parlementaires, les autorités locales ouzbèkes ordonnent la fermeture d'ALC TV, station de télévision indépendante basée à Urgench. Malgré la protestation de la population locale, et les appels d'organisations internationales au président Islam Karimov, la chaîne voit ses droits suspendus. Pourquoi? Le prétexte invoqué -la chaîne n'aurait pas renouvelé à temps sa licence de diffusion- ne cache pas la volonté politique du régime d'éliminer tout média alternatif.
Le directeur de la chaîne, Shukhrat Babadjanov, décide pourtant de recourir à la justice. ALCT TV devient alors la première télévision indépendante à poursuivre le gouvernement pour obtenir sa licence de diffusion. En vain, puisque le 4 avril 2001, un an et demi après avoir sa fermeture, les autorités saisissent définitivement la fréquence d'émission de la chaîne -fréquence qui reste à ce jour inutilisée.
Par Célia CHAUFFOUR
Photo : © 2018 Human Rights Watch, Human Right Watch