Birobidjan, un foyer national juif en Sibérie (1)

Oubliée des livres d'histoire, la Région Autonome Juive (RAJ), a curieusement survécu à l'effondrement de l'Union soviétique. Sa création, à la fin des années 20, avait pourtant suscité de virulentes critiques de la part des organisations sionistes. Et les revirements successifs de la politique soviétique des nationalités n'ont guère contribué à sa stabilité.


Bi-ro-bi-djan. Qui connaît aujourd'hui ce nom aux consonances exotiques? Qui est capable de situer cette région sur un globe terrestre? Qui pense qu'en dehors d'Israël une autre entité territoriale juive existe?

Territoire improbable, coincé entre l'Amour et les forêts sibériennes, au fin fond de l'extrême orient russe, le Birobidjan, dans l'esprit de ses promoteurs, devait apporter une réponse définitive au problème juif, persistant en Russie depuis plusieurs siècles.

En 1897, l'Empire recensait 5 215 800 sujets de confession israélite sur son territoire, soit la principale communauté juive du monde. Boucs émissaires du pouvoir tsariste, les Juifs étaient parqués dans des zones de résidence spécifique, cibles de pogroms récurrents. Ils étaient soumis par ailleurs à un système de quotas qui limitait leur accès à l'université, ainsi qu'à certaines professions. Signe le plus évident de leur marginalisation, les Juifs se voyaient interdits de cultiver la terre dans un pays, où 80% de la population vivait précisément de l'agriculture.

La prise du pouvoir par les bolcheviks fait naître un nouvel espoir dans l'esprit de nombreux Juifs. L'antisémitisme est publiquement dénoncé, le droit à l'autodétermination des peuples reconnu, la séparation de l'église et de l'état affirmé. Lénine et Staline "pensaient que le socialisme condamnerait tous les sentiments nationalistes et toutes les fidélités religieuses à disparaître" mais étaient conscients que dans un premier temps les aspirations nationales devaient être satisfaites[1]. Le droit à l'autodétermination et l'attribution d'un territoire à chaque nationalité s'inscrivaient donc dans la construction du socialisme.

Des sections juives furent créées à l'intérieur du parti -les Ievsektsia- ainsi qu'un "commissariat aux affaires juives" au sein du commissariat aux nationalités dirigé par Staline. Les Juifs, peuple sans terre, devait par ailleurs disposer, comme tout autre peuple, d'un territoire national. " Il faut donner des terres aux Juifs pour rétablir l'égalité et en faire des prolétaires" déclarait Lénine. Les bolchéviks se mirent donc en tête de remodeler le profil professionnel des Juifs en les initiant à l'agriculture. L'OZET (société pour les colonies agricoles des travailleurs juifs) et le KOMZET (comité pour les colonies agricoles juives) furent créés à cet effet.

Après avoir hésité entre plusieurs territoires en Crimée, en Biélorussie et en Ukraine, zones traditionnelles d'implantation juive, la direction soviétique choisit finalement le district du Biro-Bidjansky, en 1928. Une campagne de publicité fut menée auprès des Juifs pour populariser cette province reculée de l'extrême-orient soviétique, peuplée à 75% de slaves et à 25% de Chinois. Ceux qui acceptaient de migrer avaient droit au transport gratuit et à une aide alimentaire. Nombre de Juifs peu fortunés traversèrent ainsi l'Union soviétique jusqu'aux rives du fleuve Amour, à la recherche d'une nouvelle vie. Les plus aisés étaient encouragés à participer - financièrement - au développement économique et culturel de la région.

Le tableau idyllique du Birobidjan brossé par la propagande soviétique s'avéra cependant bien éloigné de la réalité. Ces ouvriers, dont le film "Les chercheurs de bonheur" (1936) illustrait la vie radieuse sous un climat bienfaisant, ne trouvèrent en fait ni logement, ni structures médicales en arrivant sur place.

Pourtant, encouragés par la propagande, de nouveaux immigrants affluèrent et contribuèrent au développement du territoire qui obtint le titre de Région Autonome Juive en 1934.

Sous un régime se proclamant ouvertement athée, toute référence explicite à la religion juive était bien évidemment exclue. Ce fut donc le yiddish, idiome commun aux Juifs de l'Europe de l'est, qui fut choisi plutôt que l'hébreu. Cette langue, qui puise dans la sémantique allemande, hébraïque, russe, et qui à l'écrit utilise les caractères hébreux, a donc connu un développement exceptionnel lors de la naissance de la région juive d'URSS. Des écoles yiddish ouvrirent leurs portes aux nouveaux venus ainsi qu'aux autochtones, on construisit un théâtre où furent jouer les pièces du fameux écrivain juif Cholem Aleichem, et deux journaux en yiddish virent le jour, Emes (La vérité) et le Birobidjaner Shtern (L'étoile du Birobidjan). En 1935 un décret stipulait que les documents officiels ainsi que le noms des rues, des gares et des monuments, devaient être à la fois en russe et en yiddish. L'emploi de la langue juive devait favoriser la diffusion des idées du Parti. Le yiddish devint pour la première fois une langue officielle.

Cette promotion de l'identité juive créa un mouvement d'engouement qui dépassa les frontières de l'URSS. Ainsi, entre la fin des années vingt et le milieu des années trente plus d'un millier de Juifs provenant notamment de Lituanie, d'Argentine et des Etats-Unis vinrent s'installer au Birobidjan. "Comme beaucoup des premiers pionniers sionistes en Palestine, les Juifs étrangers qui s'installaient dans la RAJ étaient attirés par la mystique du travail de la terre et de l'engagement physique dans le travail. Et pourtant, ils choisirent de ne pas aller en Palestine et furent sensibles à la propagande des organisations prosoviétiques en se rendant dans la RAJ, même s'ils n'y restèrent pas toujours"[1]. Nombreux furent les Juifs qui défendirent le projet du Kremlin prenant le contrepied des sionistes qui reprochaient à la RAJ de ne pas satisfaire les aspirations culturelles et nationales des Juifs soviétiques. L'ICOR (Association pour la colonisation juive en Union Soviétique ou Idishe kolonizatsie organizatsie en yiddish), créée au milieu des années vingt par des juifs pro-soviétiques, collectait des centaines de milliers de dollars pour l'achat d'outils et de matériel destinés au développement de l'agriculture de la RAJ. De même l'AMBIJAN (Comité américain pour le Birobidjan),lié au parti communiste américain, collectait des fonds pour la RAJ.

Mais "le bonheur juif", mis en scène dans les films de propagande des années trente, ne fut pas de longue durée. L'harmonie bucolique du Birobidjan ne résista pas à la campagne d'industrialisation qui ébranla toute l'Union Soviétique. Au cours des années trente les Ievsektsias, l'OMZET et le KOMZET, furent dissoutes et les projets conçus par les institutions économiques et culturelles commencèrent à s'étioler.

Surtout, l'identité juive de la région fut remise en cause. Le second plan quinquennal de 1933-1937 fixa un objectif démographique excessivement ambitieux de 300 000 habitants pour la RAJ, dont la moitié seulement devait être juive. Les dirigeant juifs de la RAJ, ainsi que les initiateurs du projet Birobidjan furent arrêtés pour "nationalisme bourgeois" pendant les purges staliniennes de 1936-1938.

Avec l'arrivée de la seconde guerre mondiale, "l'accent fut mis sur le sentiment patriotique pour la Grande Russie et l'on abandonna carrément la politique visant à faciliter l'expression culturelle de diverses minorités nationales et ethno-religieuses"[1]. Au Birobidjan cette politique se concrétisa par une "déyiddishisation", c'est à dire par la fermeture de tous les organes culturels en yiddish (écoles, journaux et théâtre), et par la russification de l'administration (remplacement des fonctionnaires juifs par des fonctionnaires russes). Au point que l'on put se demander ce qu'il y avait encore de juif dans la république autonome juive du Birobidjan.

Le Birobidjan comme région autonome juive a-t-il survécu à ces répressions ? Quelles furent les conséquences de la création d'Israël sur l'émigration des Juifs vers l'extrême-orient soviétique ? Une identité juive a-t-elle été préservée dans ce qui n'est plus aujourd'hui qu'une entité de la fédération de Russie ?

Suite au prochain numéro

 

Par Gabrielle CHOMENTOWSKI

[1] WEINBERG, Robert, Le Birobidjan 1928-1996 L'histoire oubliée de " l'Etat juif " fondé par Staline, Ed Autrement, 2000
BRAUN, Patrick/ SANITAS, Jean, Le Birobidjan :une terre juive en URSS, Ed Laffont, 1989