Où s’arrêtera le processus d’intégration de l’Europe? Nul ne peut le dire. Tout semble cependant indiquer que la rivière Prut, qui sépare la Roumanie de la Moldavie, pourrait devenir un bout de la frontière orientale de la nouvelle Union. Et comme toute frontière, celle-ci se moque des besoins des habitants qui la bordent, ainsi que des liens qui les unissent d’un côté comme de l’autre. En l’occurrence, la stabilisation de cette frontière semble devoir faire payer aux Moldaves le prix de leur réunification manquée avec la Roumanie, tout en entravant les rêves d’intégration européenne de ce jeune Etat.
Du XVIe au XIXe siècle, le sort de la Moldavie a été lié de près à celui de la Valachie et de la Transylvanie, deux autres principautés ballottées entre les sphères d’influence des empires russe, ottoman et autrichien. En 1812, le territoire moldave situé entre le Prut et le Dniestr, renommée «Bessarabie» pour la circonstance, est passé sous le contrôle de la Russie. Le reste de la principauté, encore soumis au pouvoir ottoman, a rejoint la Valachie en 1859 pour donner naissance, deux ans plus tard, à la Roumanie. En 1918, après la défaite austro-hongroise, le nouvel Etat s’agrandit de la Transylvanie, mais aussi de la Bessarabie enlevée à la Russie. La «Grande Roumanie» ainsi constituée dure jusqu’en 1940, et même jusqu’en 1944, lorsque Staline (re-)constitua la «République Soviétique de Moldavie». Mais contrairement à l’ancienne Bessarabie, elle était privée de l’accès à la Mer Noire au profit de l’Ukraine, une perte «compensée» par des territoires qui lui ont été attribués au-delà du Dniestr. Cette région agricole – appelée aujourd’hui Transnistrie – fut fortement russifiée et devint le centre industriel et énergétique de la Moldavie soviétique. Privée de débouché maritime et dépendante de son Est russophone, cette république soviétique resta hermétiquement isolée de l’Europe jusqu’en 1990, au point que personne ne put franchir le pont de Sculeni sur la rivière Prut, qui marquait la frontière avec la Roumanie.
La citoyenneté roumaine d’après la loi de 1991
Mais la roue de l’histoire tourne à nouveau et l’effondrement de l’Union soviétique permit à la République de Moldavie d’accéder à l’indépendance en août 1991. Cette même année, l’Etat roumain adopta une Loi sur la citoyenneté (n° 21), qui permettait l’obtention (ou la ré-obtention) de la citoyenneté roumaine par toute personne l’ayant eue avant 1940, ainsi que par ses descendants des 1er et 2e degrés, à condition que la perte de cette citoyenneté soit intervenue pour des raisons qui ne lui incombaient pas. Il suffisait donc de prouver par des documents que ses parents ou ses grands-parents avaient eu la citoyenneté roumaine avant 1940. Cette mesure, conçue pour réparer les injustices de l’époque communiste, avait été prise dans un contexte euphorique de rétablissement des liens humains et commerciaux entre les deux pays. Elle avait peut-être aussi comme but de démontrer aux Moldaves de Bessarabie qu’ils étaient en réalité Roumains. A l’horizon se profilait un espoir de réunification entre les deux pays.
Les Moldaves réagirent cependant d’une manière que les législateurs roumains n’avaient pas prévue: si un grand nombre d’entre eux demanda et obtint effectivement le passeport roumain, la majorité ne se montra pas favorable pour autant à un rattachement du pays à la Roumanie, même quand cette dernière demanda son adhésion à l’Union européenne. Une sorte d’«identité nationale moldave» était née [1].
Economiquement pourtant, la réorganisation complète des infrastructures datant de l’époque soviétique joua contre le nouvel Etat, qui perdit ses débouchés commerciaux et se vit de surcroît confronté à la tentative de sécession de la Transnistrie, soutenue par la XIVe armée russe. Cet épisode malheureux condamna définitivement le rêve de la réunification avec la Roumanie. Mais la misère n’en ravageait pas moins le pays, devenu en peu de temps le plus pauvre d’Europe avec un revenu moyen de 470 dollars par habitant en 1995. Le passeport roumain devint ainsi, pour nombre de Moldaves, un expédient afin de sortir de la misère en venant travailler en Roumanie, et bientôt dans l’Union européenne. Depuis 1991, plusieurs centaines de milliers de Moldaves ont ainsi demandé la citoyenneté roumaine et environ 100.000 d’entre eux (soit 2.2% de la population) l’ont effectivement obtenue jusqu’en 2002. A cette date, on estimait qu’environ 600.000 Moldaves étaient déjà venus travailler illégalement dans l’Union européenne, un chiffre qui avoisinerait aujourd’hui le million de personnes. En y incluant une proportion d’émigrés vers la Russie, il s’agirait ainsi d’environ 40% de la population active (plus du quart de la population totale) qui vivrait hors de la Moldavie, dont une forte proportion de manière illégale.
Les Moldaves sacrifiés sur l’ordre de Bruxelles?
Parallèlement, le progrès des négociations menées par la Roumanie en vue d’adhérer à l’Union européenne amena le gouvernement de Bucarest à changer sa politique vis-à-vis de la Moldavie. Suivant en cela les directives de la Commission européenne (qui souhaitait sécuriser sa frontière orientale, notamment contre l’immigration illégale venue d’Asie), il entreprit ainsi de «réparer l’erreur» commise quelques années plus tôt en ouvrant sa frontière aux frères moldaves. Il opéra ainsi une volte-face, qui s’est traduite par un net durcissement vis-à-vis de la naturalisation des Moldaves. Après avoir accordé 100.000 passeports roumains à des citoyens de Moldavie et d’Ukraine (Bucovine du Nord) en l’espace d’une décennie, le gouvernement de Bucarest n’en a plus accordé que 255 (environ 1.500 selon d’autres sources) entre 2002 et 2005, alors que 24.000 nouvelles demandes ont été déposées durant cette même période.
De plus, alors qu’il suffisait aux Moldaves d’une simple carte d’identité pour franchir la frontière roumaine, ils doivent depuis le 1er juillet 2001 se munir d’un passeport pour s’y rendre. À partir du 1er janvier 2007 (avec l’adhésion de la Roumanie à l’UE) un visa sera nécessaire. Le petit commerce entre les deux rives du Prut, qui permettait à nombre de Moldaves d’améliorer leur subsistance, en a été durement touché. A côté de cela, une ordonnance urgente de 2003 (n° 43) annule toute procédure accélérée de naturalisation pour les Moldaves et exige dorénavant un domicile sur territoire roumain d’une durée minimale de quatre ans, avant de pouvoir déposer une demande.
Enfin, sans qu’on sache bien d’où viennent les ordres, ni même s’ils ont été donnés et à quel niveau, les fonctionnaires roumains se sont trouvés engagés dans une sorte de course au zèle -dans une politique chaotique de rejet des candidats moldaves, voire des citoyens roumains nouvellement acquis, devenus désormais encombrants et perçus comme des citoyens «de seconde classe» parce que «non-européens». En attendant mieux, ces procédures ont été qualifiées «d’humiliantes» par différentes ONG roumaines et moldaves [2].
Cette préoccupation de plaire à Bruxelles est apparemment un des éléments de la psychologie des autorités roumaines actuelles et du comportement des administrations qui en dépendent. Selon un rapport du Conseil de l’Europe de 2005, le manque de préparation et de sensibilité aux droits de l’homme de la part des fonctionnaires, des membres du corps judiciaire, et même des avocats, facilite la multiplication des abus liés à l’application de ces dispositions [3]. Pour cela au moins, il devrait exister un début de remède, consistant dans l’imposition d’un enseignement des droits de l’homme dans leur curriculum de formation.
Il n’en reste pas moins vrai que depuis la confirmation de l’adhésion de la Roumanie à l’UE, en septembre 2006, qui aura comme conséquence l’introduction d’un visa d’entrée en Roumanie, près de 400.000 nouvelles demandes d’obtention de la citoyenneté roumaine ont été enregistrées en l’espace de quelques mois! Ce chiffre est à comparer aux 70.000 Moldaves (seulement) qui s’étaient déclarés roumains lors du recensement officiel de 2004.
Deux tiers des Moldaves favorables à l’entrée dans l’UE
Aujourd’hui encore, les partisans de l’unification de la Moldavie avec la Roumanie demeurent politiquement minoritaires. En revanche, plus de 65% des Moldaves seraient actuellement favorables à une entrée de leur pays dans l’Union européenne. Transcendant ainsi les divisions nationales arbitrairement imposées par l’histoire, l’adhésion au grand espace européen est bien le projet qui semble le mieux réunir les consciences des Moldaves.
Du point de vue des pays déjà membres de l’UE se pose désormais la question du statut qu’il convient de donner aux Moldaves déjà présents sur leur territoire, qu’ils soient munis d’un passeport roumain ou non, et dans bien des cas qu’ils aient un permis de séjour valable ou non. Vu que le pays s’est vidé de près de 40% de sa population active, partie en majorité à l’Ouest, la Moldavie est déjà en quelque sorte entrée de facto dans l’Europe, qu’on le veuille ou non. Quant à Bruxelles, n’a-t-elle pas intérêt à faire quelque chose pour stabiliser ce pays européen désormais à ses portes?
En 2003, par une volte-face spectaculaire qui a déplu à la Russie, le gouvernement communiste de Chisinau a en effet formulé de manière officielle son désir de rejoindre l’Union. A terme, seule l’adhésion de la Moldavie à l’espace européen représenterait la véritable solution à la fois au drame des clandestins et à celui des relations avec la Roumanie. Avec un redémarrage de l’économie, il se pourrait alors que les nombreux habitants chassés par la misère retournent chez eux, dans ce pays fertile et industrieux qui avait été considéré, dans l’entre-deux-guerres, comme la «Suisse de l’Est».
* Stella GHERVAS est docteur en histoire, chargée de recherche à l’Institut universitaire de hautes études internationales (HEI), Genève.
[1] Voir l’article de Stella GHERVAS, «La réinvention de l’identité moldave», Regard sur l’Est, 1995, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=367
[2] Site de l’ONG Hyde Park, qui lutte pour les droits de l’homme en Moldavie: http://www.curaj.net
[3] Le manque de préparation des policiers à la législation contre la discrimination a été relevé dans le 3e rapport de 2005 de la Commission européenne contre le Racisme et l’Intolérance du Conseil de l’Europe, point 103: « les autorités roumaines reconnaissent elles-mêmes que les membres de la police et des forces de l’ordre ont besoin de suivre une formation sur la discrimination et qu’une institution chargée de veiller au respect du code de bonne conduite et de la loi n°7/2004 doit encore être créée ».