Les ponts sur le Dniestr séparent tout autant qu’ils unissent, d’un côté, le territoire sous contrôle du gouvernement moldave et, de l’autre, la Transnistrie qui a fait sécession avec l'aide de la Russie. Lors de la guerre d’indépendance (1992), Transnistrie et Moldavie ont coupé les ponts, parfois au sens propre, y compris certains ouvrages vitaux (comme celui du barrage hydroélectrique de Dubassary). Aujourd'hui, la plupart des ponts, reconstruits, constituent une frontière non reconnue, gérée par des forces de sécurité russes. Ces ponts-frontières sont une coupure qui sépare mais, avec les importants liens économiques qui unissent les deux rives, ils constituent aussi des coutures qui apaisent les plaies du conflit.
La Transnistrie a fait sécession du reste de la Moldavie entre 1990 et 1992. Deux fois plus riche que la moyenne de la Moldavie(1) en 1989, elle était surtout bien plus russifiée et slavisée : Russes et Ukrainiens, pris ensemble, représentaient déjà la majorité absolue de la population (respectivement 25,5 % et 28,3 %) face aux Moldaves (39,9 %) selon les données du recensement soviétique de cette année-là. Le clivage remonte essentiellement à l’entre-deux-guerres, quand l’essentiel de l’actuelle Transnistrie a continué à relever de la Russie puis de l’URSS (au sein de l’Ukraine), tandis que le reste de la Moldavie faisait partie de la Grande Roumanie, pays vainqueur à l’issue de la Première Guerre mondiale. Alors que se profile la chute de l’URSS, en 1990, Igor Smirnov, ingénieur russe et leader de la sécession, réactive donc l’ancienne frontière qui passait le long du Dniestr. Les rares ponts, seuls points de passage entre Transnistrie et (reste de la) Moldavie(2), constituent-ils une barrière symbolique et physique ou un lien entre les deux rives, qui apaise le conflit ?
Les ponts, matérialisation d’une coupure entre deux mondes ?
Au cours du conflit du début des années 1990, les ponts entre Transnistrie et Moldavie ont été coupés, au sens figuré mais aussi au sens propre. Certes actrice de la sécession, la Transnistrie ne porte toutefois pas à elle seule la responsabilité de la destruction des ponts.
L’un des premiers incidents du conflit a bien eu lieu autour d’un pont, au niveau de la ville de Dubassary – située sur la rive gauche du Dniestr et donc contrôlée aujourd’hui par les autorités transnistriennes : le 2 novembre 1990, deux mois jour pour jour après la déclaration d’indépendance de la Transnistrie, une manifestation de femmes transnistriennes dégénère et un barrage est établi par les habitants sur le pont sur le Dniestr situé à Lunga, afin de couper la ville du territoire contrôlé par le gouvernement moldave. Ce dernier charge la police de rétablir la continuité territoriale mais les habitants résistent. Les policiers moldaves ouvrent alors le feu, faisant trois morts et une quinzaine de blessés. Un an plus tard, le 13 novembre 1991, une deuxième tentative moldave échoue, en faisant quatre morts parmi ses soldats et vingt-sept prisonniers transnistriens.
La situation se calme jusqu’au 2 mars 1992, début officiel de la guerre. Très vite, la XIVe armée russe dirigée par le général Alexandre Lebed soutient les Transnistriens, sous couvert de neutralité. Face à l’avancée des troupes séparatistes, le gouvernement moldave ordonne, le 22 juin, de bombarder le principal pont sur le Dniestr, entre Tiraspol et Bender/Tighina(3), afin de se protéger. Un bataillon russe dirigé par le général Boutkevitch aide les Transnistriens et détruit les ponts sur le Dniestr au niveau de Dubassary, Gura Bâcului-Bâcioc et Coșnița. Tous les ponts sont désormais coupés entre les deux rives. Face à l’asymétrie, la Moldavie doit accepter en juillet un cessez-le-feu qui consacre de fait l’indépendance (non reconnue) de la Transnistrie.
Depuis, la situation s’est institutionnalisée et les destins des deux rives ont divergé. Certains ponts ont été restaurés mais ils marquent surtout la frontière, la coupure entre deux mondes. Celle-ci est symbolisée par les passages successifs des douanes moldaves et transnistriennes à chaque extrémité et, entre les deux, du pont sécurisé par une force de paix russe(4).
La population de la rive droite du Dniestr est majoritairement de nationalité moldave, parle le roumain (langue latine restaurée au XIXe siècle), utilise l’alphabet latin et le leu moldave comme monnaie. En franchissant un pont, le paysage change totalement : le russe est seul présent et tout est écrit en alphabet cyrillique, comme au temps de l’URSS(5). La Transnistrie a ses propres timbres, sa Constitution, son Président et son gouvernement, son parlement toujours nommé Soviet suprême, sa justice, sa police, son armée, son drapeau, son hymne, ses écoles, son université, ses hôpitaux, ses impôts, son système social... Le pont marque une frontière politique non reconnue, invisible sur les cartes mais réelle. Il symbolise aussi une frontière psychologique : de nombreux Moldaves ont peur d’aller sur l’autre rive et ne s’y rendent pas.
Le pont ferroviaire de Bender, peint aux couleurs du drapeau transnistrien à gauche et du drapeau russe à droite (photo de l’auteur).
Les ponts, une couture qui panse les plaies du conflit ?
Les ponts constituent aussi parfois un outil de coopération, fût-elle forcée. C’est le cas d’un pont un peu particulier, le barrage hydroélectrique de Dubassary. Ce dernier établit bien un pont sur les deux rives, même s’il n’est normalement pas pratiqué comme infrastructure de circulation mais de production d’énergie. Construit entre 1951 et 1954, l’ouvrage a son poste de contrôle situé rive gauche du Dniestr, faisant le jeu des séparatistes. En mars 1992, la Moldavie a tenté de s’en emparer en passant par le lac du réservoir, alors gelé. Mais les employés de la centrale ont ouvert les vannes, abaissant le niveau de l’eau sous la glace qui s’est fissurée. La tentative moldave fut un échec. Les troupes transnistriennes ont ensuite sécurisé l’ouvrage, de telle sorte que la Moldavie ne pouvait les bombarder sans risquer de fragiliser l’ouvrage et de faire des dégâts collatéraux sur ses propres rives.
Nécessaire aux deux rives, le barrage a finalement relativement peu souffert du conflit. Il symbolise bien cette interdépendance entre les séparatistes et le gouvernement moldave. En effet, presque toute l’électricité consommée en Moldavie provient de Transnistrie (produite grâce au barrage de Dubassary mais surtout dans la centrale thermique au gaz située à Cuciurgan, au sud de la région). Capables de couper l’énergie fournie à la Moldavie, les autorités transnistriennes n’auraient en fait aucun intérêt à se priver ainsi de leur unique client. Une coopération un peu forcée s’est donc mise en place.
Ce pragmatisme se traduit aussi par le rétablissement des autres ponts comme voies de communication effectives. Le pont de Gura Bâcului a été reconstruit dès 2001 grâce à des financements internationaux (en particulier européens) au titre de la réconciliation et de la coopération entre les deux rives. Il n’a toutefois été réouvert totalement que le 18 novembre 2017, inauguré conjointement par le Premier ministre moldave Pavel Filip et par le président séparatiste Vadim Krasnoselsky. Auparavant, il n’était possible de le franchir qu’à pied ou à vélo, alors même qu’il est situé sur une route majeure. Les tensions politiques entre les deux rives avaient bloqué le projet, en particulier sous les mandats d’Igor Smirnov, le père de l’indépendance resté au pouvoir jusqu’en décembre 2011. De la même manière, dans les années 2000, le trafic ferroviaire via la Transnistrie entre Moldavie et Ukraine était régulièrement coupé par les Transnistriens. Depuis le départ d’I. Smirnov, les trains circulent sans encombre et le lien entre les deux rives s’améliore.
Aujourd’hui, les liaisons via ces ponts sont relativement intenses. En journée, des minibus partent depuis Chisinau et Tiraspol en direction de l’autre rive toutes les 20 minutes. Des habitants vont acheter certains produits sur l’autre rive quand ils sont moins chers (alcool et cigarettes en Transnistrie par exemple). Le meilleur exemple d’intenses flux économiques se constate au Nord, au niveau des villes-frontières de Rézina (côté moldave) et Ribnitsa (côté transnistrien), qui se font face et ne sont séparées que par un pont. De nombreux Moldaves de Rézina travaillent dans la cimenterie ou dans l’usine sidérurgique de Ribnitsa. Ils bénéficient d’une procédure allégée de contrôle pour se rendre quotidiennement au travail. Les ponts sur le Dniestr contribuent donc bien à rapprocher les deux rives, même si leur usage politique en fait souvent des objets éminemment symboliques. C’est ainsi que le double pont ferroviaire qui franchit le Dniestr au niveau de Bender a été repeint au milieu des années 2010 : une première partie est aux couleurs du drapeau transnistrien (rouge-vert-rouge) et la seconde aux couleurs du drapeau russe (blanc-bleu-rouge).
Notes :
(1) En 1989, la Transnistrie abritait 17 % de la population moldave mais contribuait à 33 % du PIB. Voir Florent Parmentier, « La Transnistrie : politique de légitimité d’un État de facto », Le courrier des pays de l’Est, n°1061, 2007, p. 71.
(2) Il existait en 2019 cinq ponts principaux sur le Dniestr en Transnistrie soit, du Nord au Sud, des ouvrages érigés au niveau de Camenca, Ribnitsa (et Rézina côté moldave), Dubassary (et Vadul-Lui Voda rive droite), Varnitsa et Bender. Un petit pont franchit aussi le Dniestr au niveau de Tiraspol mais débouche sur une partie contrôlée par les séparatistes. Les véhicules lourds, eux, traversent le fleuve à hauteur de cette ville par un bac.
(3) Bender est le nom d’origine turc de cette ville, repris en russe et donc par les séparatistes. Le nom moldave est Tighina. L’utilisation du toponyme Bender dans la suite de l’article ne vaut pas parti-pris mais respecte l’effectivité du contrôle sur le terrain.
(4) C’est l’ordre habituel mais, parfois, la frontière ne suit pas exactement le cours du fleuve (voir carte). C’est notamment le cas face au méandre de Vadul Lui Voda, situé sur la rive gauche du Dniestr mais contrôlé par la Moldavie, ainsi qu’au niveau de Bender, sur la rive droite mais contrôlée par la Transnistrie. Dans tous les cas, la force de paix russe est présente au niveau du pont, point de contrôle le plus facile.
(5) La dégradation du statut du russe par la loi moldave sur la langue d’août 1990 a contribué à mettre le feu aux poudres en Transnistrie.
Vignette : Le pont ferroviaire de Bender, peint aux couleurs du drapeau transnistrien à gauche et du drapeau russe à droite (photo de l’auteur).
* Thomas Merle est professeur agrégé de géographie et doctorant préparant une thèse sur les États de facto.
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