Les Turcs de Roumanie, européens depuis huit siècles

Européenne depuis huit siècles, la petite minorité turque de Roumanie s’efforce avant tout de conserver son identité et d’aider ses membres à vivre dignement. Quand il s’agit de prendre officiellement position sur les affaires turques, les représentants politiques suivent la ligne officielle d’Ankara, quand bien même elle peut être éloignée de leur histoire et de leurs préoccupations.


C’est en Dobroudja, région du sud-est de la Roumanie comprise entre le Danube et la Mer Noire, qu’est attestée en 1264 la première présence turque sur l’actuel territoire roumain. Il s’agit de 12.000 soldats envoyés par l’empereur Michel VIII Paléologue afin de défendre les marges de l’Empire byzantin. Ces Turcs seldjoukides sont rejoints par des Turcs ottomans à partir du XVe siècle avec l’intégration des Pays roumains dans l’Empire ottoman. Les colons ou commerçants turcs, principalement des tribus nomades d’Anatolie, se voient offrir des terres en Dobroudja. Des tribus tatares s’implantent elles aussi au sud du Danube et finissent par adopter la langue des Turcs sans totalement se confondre avec ces derniers.
Le recul progressif de l’Empire ottoman à partir du XVIIIe siècle ne met pas fin au peuplement turc en Dobroudja. Ce n’est en fait qu’avec l’apparition en Roumanie d’une dictature nationaliste dans les années 1930-1940, puis sous le totalitarisme communiste (suppression de l’enseignement en langue turque), que la minorité turque connaîtra une émigration très importante.

Le recensement de mars 2002 décompte 32.098 Roumains (0,14% de la population) se déclarant d’ethnie turque, ce qui en fait la sixième minorité ethnique de Roumanie (juste derrière les Russes-Lipovènes et devant les Tatares (23.935). Si la majorité se revendique de confession musulmane (97%), seuls 86% sont de langue maternelle turque (13% de langue maternelle roumaine), ce qui traduit la relative fréquence des mariages mixtes (ceux-ci étant majoritairement du type époux turc et épouse roumaine). La minorité turque de Roumanie est principalement de type urbain (77%). Elle se concentre tout naturellement en Dobroudja, particulièrement dans les judetele (départements) de Constanta (75%, principalement dans les villes de Constanta (11.000) et Medgidia (5.000)), Tulcea (10%) ainsi que dans la capitale, Bucarest (8%).

Représentation politique

La Constitution roumaine de 1991 «reconnaît et garantit aux personnes appartenant aux minorités nationales le droit à la conservation, le développement et l’expression de leur identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse». Chaque organisation représentant une minorité nationale –une seule par minorité– peut envoyer un député au Parlement même si elle n’a pas recueilli un nombre de voix suffisant aux élections pour y être représentée.
C’est ainsi que se crée, au lendemain de la révolution de décembre 1989, l’éphémère Union Démocrate Turque Musulmane de Roumanie. Celle-ci se scinde dès février 1990, les communautés turques et tatares qui la composent ne parvenant pas à s’entendre. La majorité turque forme alors une Union de la Minorité Ethnique Turque de Roumanie, qui prendra en décembre 2003 le nom d’Union Démocrate Turque de Roumanie (Uniunea Democrata Turca din Romania, UDTR). L’UDTR se veut une organisation apolitique au service des citoyens roumains d’ethnie turque. Ses objectifs proclamés sont:
- «la défense de leur identité (langue, littérature, musique, religion, traditions et valeurs);
- la protection de leurs centres culturels et lieux de culte;
- l’entretien des ruines et monuments historiques témoins de leur passé et de leur présent;
- la pratique libre de l’Islam;
- la création d’un système de protection sociale pour ses membres;
- la permanence et le développement des relations traditionnelles roumano-turques;
- la promotion de l’image des Turcs de citoyenneté roumaine hors des frontières
»
Comme on peut le constater, aucune référence n’est faite à Ankara et l’UDTR ne se présente pas comme un porte-parole de la République turque même si son sigle associe les couleurs du drapeau turc à celle du tricolore roumain. Depuis 2004, le président en est Osman Fedbi, qui est aussi conseiller «général» (judetean) de Constanta. L’UDTR publie une revue mensuelle avec le soutien financier de l’Etat (Département des Relations Interethniques).

L’UDTR agit donc principalement comme une association culturelle visant à préserver l’identité de la minorité turque ainsi que comme un groupe de pression s’efforçant d’intervenir auprès des autorités locales et nationales pour améliorer les conditions socio-économiques de ses membres. Ces derniers sont en effet souvent touchés par des problèmes de pauvreté ainsi que de graves difficultés de logement. Pour poursuivre son objectif, l’UDTR tente aussi de s’appuyer sur l’Ambassade de Turquie à Bucarest. L’intensité du soutien de la Turquie varie cependant au gré des ambassadeurs en poste.

Les prises de position d’Iusein Ibram

Monsieur Iusein Ibram est l’actuel représentant à la Chambre des Députés de l’Union Démocrate Turque de Roumanie, dont il avait été le président en 2001. Né en 1953 à Tulcea, il est d’origine modeste et travaille dès l’âge de 17 ans dans le secteur du transport routier. C’est à la chute du régime communiste que sa carrière prend un tour nouveau. Des responsabilités syndicales (1990-93) le mènent à la politique (présidence de la section de Tulcea de l’UDTR depuis 1995 et vice-présidence de l’UDTR depuis 2000) ainsi qu’à entreprendre des études universitaires au début des années 2000 (droit et ressources humaines), ce qui lui permet de monter dans la hiérarchie du Registrul Auto Roman où il travaille depuis 1993.
Au Parlement, il est vice-leader du Groupe parlementaire des minorités nationales, position qui lui confère certaines responsabilités. Il siège au sein de deux commissions permanentes et est secrétaire du Groupe parlementaire d’amitié avec la République turque.

Depuis le début de la législature 2004-2008, les interventions de M.Ibram à la Chambre ont principalement porté sur le domaine des transports routiers (compétence professionnelle du député) ainsi que des sujets d’intérêts prioritaires pour la minorité turque: aide sociale et enseignement. Il a par ailleurs pris la parole en séance plénière à neuf reprises sur des sujets généraux. Ces interventions vont nous aider à définir le positionnement de l’UDTR sur la scène politique nationale et sur la question turque:

- 20 décembre 2004: M.Ibram prête serment en jurant sur la Constitution et le Coran, ce qui est normal en Roumanie, les députés roumains orthodoxes prêtant serment sur la Constitution et la Bible. De même, il clôt son serment en invoquant l’aide d’Allah, tout comme ses collègues roumains le font avec Dieu. N’ayant pas vécu la révolution kémaliste et le brusque passage à une laïcité sourcilleuse, les Turcs de Roumanie n’hésitent pas à affirmer leur foi musulmane sur la scène politique;
- 26 avril 2005, 26 avril 2006, 24 avril 2007: à chaque date commémorative du génocide arménien, M.Ibram prend la parole, pour polémiquer sur l’existence du génocide de 1915 avec son collègue député représentant la minorité arménienne de Roumanie. Son propos est tout à fait conforme à la position officielle de la Turquie sur ce point. M.Ibram réagit «comme membre de la minorité turque de Roumanie mais aussi en qualité de descendant naturel des Turcs ottomans» (alors au pouvoir en Turquie). Il nie l’existence d’un génocide, insiste sur le manque de preuves scientifiques, rappelle le libre accès aux archives ottomanes, ainsi que la bonne volonté d’Ankara dans ses relations avec l’Arménie. En réagissant de cette façon, le député souhaite défendre l’image de la Turquie et donc sa possible adhésion à l’Europe, là encore dans la continuité de la politique officielle turque. Les Turcs de Roumanie pourraient pourtant rester silencieux face à ces évènements qui se sont déroulés à des milliers de kilomètres de leurs foyers, et au sein d’un état dont ils ne faisaient plus partie depuis plus d’un demi-siècle. C’est principalement au nom de l’image de la communauté turque en Europe et dans le monde qu’ils embrassent les thèses d’Ankara;

- 25 octobre 2005: Iusein Ibram commémore la mémoire de la révolution kémaliste, rappelle les succès de la Turquie moderne et sa vocation européenne. Bien entendu l’UDTR soutient une adhésion rapide de la Turquie à l’Union, dans l’espoir de ne plus faire figure d’exception au sein d’une Union européenne aux racines chrétiennes;
- 6 décembre 2005: M.Ibram salue l’anniversaire de la Grande Union de 1918 (la «Grande Roumanie») et montre ainsi la bonne intégration de la minorité turque en Roumanie, sujet toujours crucial pour une minorité nationale. Cette commémoration peut paraître paradoxale pour l’UDTR, puisque la Grande Union de 1918 marque le glas définitif de l’Empire ottoman et des velléités turques en Europe du Sud-Est.

La minorité turque est bien intégrée à la société roumaine et se sert de ses représentants politiques pour améliorer les conditions de vie de ses membres. Eloignée de la mère-patrie depuis de nombreux siècles, elle continue cependant de se faire le porte-parole d’Ankara sur la scène politique roumaine, tant pour défendre l’image des populations turques en Europe, que pour ne pas incommoder une Turquie susceptible de débloquer des crédits, qui pourraient d’améliorer le sort des 30.000 citoyens roumains d’ethnie turque.

 

Par Thibaut LESPAGNOL et Adriana OBREJA

Sources :
Union Démocrate Turque de Roumanie: http://www.udtr.ro/
Revue Harkes: http://www.udtr.ro/hakses/index.htm
Département pour les Relations Interethniques: http://www.dri.gov.ro/
Chambre des Députés (page personnelle d’Iusein Ibram): http://www.cdep.ro/pls/parlam/structura.mp?idm=210&cam=2&leg=2004&pag=0&idl=1
Entretien avec Iusein Ibram: http://www.divers.ro/accent_ro?func=viewSubmission&sid=2228&wid=37454 Adevarul (17/02/2007): http://www.adevarulonline.ro/articole/in-satul-turcilor-ca-n-evul-mediu/303222